Quel rôle le théâtre peut-il jouer dans l’une des villes les plus pauvres de France ? Cette question, Marie-José Malis se l’est posée dès son arrivée en janvier 2014 à la tête du théâtre de La Commune à Aubervilliers (93). L’une de ses réponses a été d’instituer un cycle intitulé Pièce d’actualité, dont le but est de dépeindre la réalité des habitants. Une autre de ses réponses est intervenue après les attentats de 2015 par le biais de l’Ecole des actes, une école gratuite et ouverte à tous pour apprendre le français et débattre du quotidien des populations d’Aubervilliers. Entre deux représentations de sa Pièce d’actualité N°8 – Institution, Marie-José Malis partage avec nous ses convictions et ses aspirations.
En quoi le théâtre est-il selon vous primordial au débat public ?
Marie-José Malis : Le théâtre a toujours eu un rôle politique. Encore aujourd’hui, il est l’un des seuls espaces publics libres et ouvert à tous. Il n’y a pas d’assemblée publique organisée par l’Etat et plus personne ne va aux comités de délibération municipaux. Quand aux universités, elles restent malgré elles très spécialisées. C’est l’essence même du théâtre que de montrer les impasses et les maux de la société. C’est le lieu du courage collectif par excellence. Le courage de voir ce qui ne fonctionne pas et le courage de prendre des décisions.
Comment a émergé le concept de « Pièce d’actualité” ?
Dès que nous nous sommes installés à La Commune, il nous a paru évident de se questionner : Comment faire du théâtre à Aubervilliers, l’une des destinations phares des migrants ? Ici, l’intensité des problèmes sociaux est telle que nous devions l’intégrer à notre façon d’appréhender le théâtre. Dans une ville de banlieue aussi emblématique qu’Aubervilliers, qui vient au théâtre ? L’idée de la Pièce d’actualité est de convoquer des artistes différents à chaque fois afin de varier les points de vue. Plus tard, cela nous permettra d’analyser avec recul ces anciennes bribes d’actualité. Dès le début, on a souhaité mêler professionnels et amateurs pour favoriser le rapprochement entre les lieux culturels et les populations et éviter de tomber dans l’entre-soi. Le procédé est devenu célèbre grâce à la pièce d’Olivier Coulon-Jablonka, mise en scène avec des sans-papiers d’un squat d’Aubervilliers et qui a notamment été présentée au Festival d’Avignon.
Pour cette huitième Pièce d’actualité, vous dénoncez la situation des foyers d’ouvriers immigrés. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
Je me suis intéressée à ce sujet par militantisme. C’est notamment grâce au philosophe Alain Badiou que j’ai su ce qui se passait dans ces foyers, pour la plupart construit dans les années 70. Au début des années 2010, l’Etat a décidé de transformer un à un tous les foyers d’ouvriers étrangers en logements sociaux. Ces foyers, qui dépendent du ministère de l’Intérieur, sont soumis à une juridiction spéciale : les occupants paient un loyer mais ne sont pas libres d’inviter qui ils veulent dans leurs chambres. Le fait d’y introduire des logements sociaux a été perçu par les ouvriers comme un assaut contre leur vie collective. Les espaces communs ont été divisés afin d’en faire des chambres. De plus, les loyers ont été augmentés car on part du principe que la nouvelle population aura droit à des aides au logement. Ce qui bien sûr n’est pas le cas pour un travailleur étranger qui est venu seul et qui doit nourrir sa famille restée à l’étranger. Lors des réunions auxquelles j’ai assisté, les ouvriers expliquent en quoi ces lieux de vie collectifs les aident à tenir, à ne pas s’isoler et à s’entraider financièrement, en cuisinant à plusieurs par exemple.
Sur scène, un ouvrier du foyer Procession à Paris est présent parmi les acteurs et témoigne de sa réalité. Comment avez-vous conçu la mise en scène de la pièce ?
Je voulais rendre hommage aux ouvriers du foyer Procession, à leur démarche collaborative de laquelle résulte cette brillante publication La raison des ouvriers du monde (2011), un recueil-manifeste sur la situation de ces ouvriers étrangers victimes du système. Koulibali, arrivé en France en 1974, est là pour témoigner de son quotidien dans ces foyers maintenant totalement transformés. Je l’ai embauché pour la pièce, il est tous les soirs sur scène comme représentant de sa communauté. Je ne lui ai rien imposé puisqu’il présente son propre rôle. Il improvise.
Lors de la deuxième partie de la pièce, il est question de l’Ecole des actes, que vous avez initiée il y a deux ans. Pouvez-vous expliquer ce projet citoyen atypique ?
Lorsque nous avons pris la direction de La Commune, nous avons reçu de nombreuses demandes venant d’artistes, d’intellectuels et d’étudiants, concernant la programmation. La ville manquait d’un lieu expérimental où les pratiques artistiques seraient liées au territoire. Pendant un an, 80 personnes se sont réunies chaque semaine pour réfléchir à la place du théâtre dans la société. Nous cherchions à établir ensemble de nouveaux chemins politiques où les plus pauvres seraient eux aussi acteurs de leur avenir.
Après les attentats de 2015, nous avons senti l’urgence de passer à l’action, de sortir de notre longue réflexion. C’est alors que l’idée d’une école gratuite et ouverte à tous est apparue. L’été dernier, nous avons collé des affiches, traduites dans toutes les langues parlées à Aubervilliers, et petit à petit les futurs élèves sont arrivés au théâtre. Nous avons dû arrêter les inscriptions à 180 personnes. Le besoin était encore plus grand que ce que nous pensions. Chaque classe se déroule ainsi : elle débute par deux heures d’apprentissage du français suivie d’une heure de libre parole. Les comptes-rendus de ces prises de paroles nous servent actuellement à rédiger une charte pour l’accueil des plus faibles. Récemment, nous avons aussi élaboré une lettre qui sera adressée aux employeurs qui ne paient pas les sans-papiers travaillant pour eux. De nombreux élèves ont témoigné de ces injustices dont souffrent leur famille. On constate que cette exploitation vient souvent de personnes elles-même anciennement exploités.
Extraits du manifeste de l’Ecole des actes, rédigé en septembre 2015, jamais publié mais distribué actuellement au public pendant la Pièce d’actualité N°8-Institution :
“Nous, étudiants, gens de théâtre, philosophes, groupe de gens gravitant autour du théâtre de la Commune, avons décidé de prendre au sérieux la déclaration des jeunes gens d’aujourd’hui plusieurs fois entendue : La France, aujourd’hui, c’est mort.”
“Nous n’acceptons pas de vivre et de travailler dans un pays où nous avons chaque jour le sentiment de vivre sous occupation de l’Etat.”
“Premièrement, le théâtre (acte et lieu) n’existe massivement pas aux yeux des gens, parce que les gens, la vie d’une grande partie des gens qui vivent aujourd’hui dans ce pays, n’existent pas aux yeux de l’Etat. (…) Deuxièmement, le théâtre comme lieu doit trouver un chemin pour rendre justice aux gens dont la vie n’est aujourd’hui aucunement comptée positivement par l’Etat.”
Pièce d’actualité N°8 – Institution, Théâtre de La Commune, 2 rue Edouard-Poisson, Aubervilliers (93). Jusqu’au 26 mars. Mercredi et jeudi à 19h30, vendredi à 20h30, samedi à 18h et dimanche à 16h. Tarifs : de 6€ à 24€. Réservations en ligne. Plus d’infos sur www.lacommune-aubervilliers.fr
22 mars 2017 - Aubervilliers