Frédéric Héran, économiste et urbaniste, maître de conférences à l’Université de Lille
Tout le monde semble considérer la gratuité des transports publics comme une solution favorable à l’environnement, puisqu’elle permet de réduire le trafic automobile et que les bus polluent moins que les voitures. Même si quelques spécialistes en doutent, le sujet ne suscite aucun débat. Il est pourtant possible de montrer qu’il n’en est rien.
Prenons le cas de Dunkerque. Dans cette ville, la gratuité totale des bus a fait bondir la fréquentation de 77 % entre 2017 et 2019 et la part des transports publics dans l’ensemble des déplacements (la « part modale ») est passée de 5 à 9 %, ce qui entraîne, imagine-t-on, une baisse de 4 points du trafic auto et de la pollution. La réalité est plus complexe.
Intéressons-nous d’abord à ces transports en commun. Un bus thermique n’est, en fait, pas très écologique. C’est un véhicule assez lourd (12 tonnes à vide pour un bus standard), qui n’est rempli qu’aux heures de pointe et près des lieux générateurs de trafic. Si bien que son taux d’occupation moyen est assez faible (10 voyageurs par bus en moyenne dans les villes de 150 000 à 250 000 habitants).
Résultat, selon l’Ademe, les émissions de CO2 d’un bus en province ne sont inférieures que de 36 % par personne transportée à celles des voitures particulières en milieu urbain. Si l’on considère que les bus affichent un bon taux de remplissage grâce à la gratuité, on peut toutefois estimer qu’une personne circulant dans un bus gratuit est à peu près deux fois plus vertueuse qu’un automobiliste (c’est le cas à Dunkerque).
Des bus hybrides ou électriques, des tramways ou métros font certes mieux mais sont bien plus coûteux, et justement l’argent manque dans les réseaux gratuits faute de recettes pour investir. Il faudrait de plus comparer ces solutions à des voitures hybrides ou électriques.
Il est possible d’évaluer avec une précision suffisante l’impact de la gratuité des transports publics sur l’évolution des parts modales. Ainsi, à Dunkerque, la part de l’automobile a baissé d’environ 3 %, mais celle des modes actifs également : – 3 % pour la marche et – 12 % pour le vélo. Des résultats qui concordent avec des calculs réalisés dans quatre autres villes européennes : Châteauroux, Hasselt, Avesta et Templin. Comment les expliquer ?
« À Dunkerque, 7 usagers des bus gratuits sur 10 n’ont pas de voiture »
Les cyclistes sont les premiers attirés car leur profil est proche de celui des usagers des transports publics (lycéens, étudiants, femmes ou personnes âgées non motorisés) et les distances qu’ils parcourent aussi. Les piétons le sont déjà moins car si leur profil est aussi assez proche, leurs déplacements sont en revanche beaucoup plus courts. Les automobilistes quant à eux considèrent que leur véhicule reste en général une solution bien plus souple, plus confortable et en moyenne deux fois plus rapide qu’un déplacement en transport en commun.
Autrement dit, quand à Dunkerque la part du bus augmente de 4 points passant de 5 à 9 %, celle de la voiture baisse en fait de seulement 2 points (et non de 4), chutant de 67 à 65 %. Quant à celle des modes actifs, elle perd 1,5 point, glissant de 27 à 25,5 %. Le reste correspond à du « trafic induit », c’est-à-dire des déplacements qui n’existaient pas auparavant mais sont encouragés par la gratuité des trajets. Tous les effets observés ne sont pas attribuables à la gratuité. De nombreuses villes en profitent en effet pour réorganiser et améliorer leur réseau au même moment.
C’est le cas de Dunkerque ou d’Aubagne, mais pas de Niort. Cette dernière ville a même réduit l’offre de transport pour éviter d’augmenter les impôts. Or elle n’a enregistré qu’une hausse de la fréquentation de 25 % environ. À Dunkerque, la gratuité n’expliquerait que 42 % de l’essor de la fréquentation. Les automobilistes ne sont pas forcément des conducteurs. Une partie d’entre eux sont des passagers qui, s’ils prennent le transport public, ne vont pas réduire pour autant le trafic en ville. Dans l’agglomération de Dunkerque, 27 % des automobilistes sont des passagers, et parmi ces passagers près de la moitié sont des enfants.
Malheureusement, les données concernant l’origine des usagers du bus ne permettent pas de distinguer les conducteurs des passagers parmi les anciens automobilistes. Il est pourtant probable que ces derniers soient plutôt des passagers que des conducteurs. À Dunkerque, 7 usagers des bus gratuits sur 10, qu’ils soient mineurs ou majeurs, n’ont pas de voiture.
« Les budgets publics seraient mieux alloués à subventionner des lieux de convivialité qui ne roulent pas »
En empruntant les bus, les anciens piétons et cyclistes qui étaient auparavant très vertueux contribuent en outre désormais à la pollution urbaine et à la détérioration du climat. Certes, les déplacements à pied et à vélo représentent de petites distances, mais ce sont sans doute les déplacements les plus longs et les plus fatigants qui sont avant tout concernés. Et ce ne sont pas non plus les déplacements en voiture les plus longs (qui débordent le périmètre des transports urbains) qui sont supprimés.
Le trafic induit, qui représente 10 à 15 % de l’ensemble des usagers, est souvent considéré sous un angle uniquement positif : des personnes peu mobiles en profitent pour sortir de chez elles et se socialiser. Mais il comporte aussi une part de mésusage. Les usagers prennent désormais le bus pour de petits déplacements faisables à pied, pour se rencontrer entre copains ou se distraire, pour se promener sans motif particulier, pour se reposer un moment, pour éviter d’être mouillé quand il pleut, pour se réchauffer l’hiver ou être au frais l’été. Tous ces usages n’ont rien de condamnable en soi, mais contribuent à saturer les transports publics. Il faut alors augmenter l’offre à grands frais, ce qui encourage encore le mésusage.
Autrement dit, les budgets publics seraient mieux alloués à subventionner des lieux de convivialité qui ne roulent pas, n’ont pas de moteur polluant et n’ont pas besoin de chauffeur (cinémas, médiathèques, centres culturels, cafés alternatifs…), ainsi qu’à aménager des espaces publics de qualité (bancs, abris, plantations…).
« Il faut avoir le courage de s’engager dans une politique de déplacements urbains cohérente et dynamique, d’inciter et de contraindre, d’associer au développement des modes alternatifs à l’automobile des mesures de modération de la circulation »
Qu’en est-il alors de la baisse de pollution tant attendue ? Reprenons le cas de Dunkerque : d’un côté, la part des déplacements en voiture diminue de 2 points seulement, et le trafic automobile un peu moins, puisqu’il est probable que les bus gratuits attirent plutôt des passagers de voiture.
De l’autre, les déplacements en bus progressent de 4 points (en émettant deux fois moins de pollution par personne transportée que les automobilistes), parce qu’ils attirent aussi des usagers non motorisés et qu’ils génèrent du trafic induit (dont une part de mésusage). Résultat, la politique de relance des transports publics n’a en rien réduit la pollution à Dunkerque. Qu’on ne puisse qu’en partie attribuer ces effets à la gratuité ne modifie pas le bilan.
Existe-t-il alors des solutions plus efficaces pour réduire la pollution ? Bien entendu. Mais il faut avoir le courage de s’engager dans une politique de déplacements urbains cohérente et dynamique, d’inciter et de contraindre, d’associer au développement des modes alternatifs à l’automobile des mesures de modération de la circulation.
Dans une ville moyenne, il faudrait tout à la fois généraliser les zones 30 et réduire le nombre et la largeur des files de circulation sur les artères, comme à Lorient, encadrer et tarifer le stationnement, y compris des deux-roues motorisés, comme à Vincennes, et en même temps améliorer la qualité des espaces publics pour les piétons, aménager un réseau cyclable sur les artères, réaliser des lignes de bus à haut niveau de service, avec des voies réservées qui prennent de la place à la voiture. On traite ainsi le problème à la source, avec moins d’effets pervers et à moindre coût, tout en offrant diverses alternatives, au lieu de vouloir à tout prix ménager la chèvre et le chou.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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30 juin 2020