Depuis 2011 vous parcourez la banlieue parisienne et votre série “Souvenir d’un futur” traduisait déjà cette fascination pour les grands ensembles. Qu’est-ce qui vous attire particulièrement ?
Laurent Kronental : J’ai grandi à Courbevoie (Hauts-de-Seine) et traversé quotidiennement le quartier des damiers, trop peu connu alors que totalement atypique par l’ambiance et les perspectives qu’il offre. J’étais fasciné par cette architecture hors du temps, démodée et futuriste à la fois, par ces immeubles posés là comme les vaisseaux d’un monde parallèle. Lors d’un séjour en Chine je me suis initié à la photographie. En rentrant j’ai commencé à capturer la Défense (Hauts-de-Seine) mais sans y trouver beaucoup d’émotion. De 2011 à 2015, j’ai parcouru une multitude de grands ensembles aux frontières de Paris et ainsi est née la série “Souvenir d’un futur”. Je cherchais à capturer la poésie et la force de ces colosses de béton, de ces quartiers tentaculaires souvent mal réputés.
En 2015, vous braquez votre objectif de l’intérieur des 18 tours Nuages de la cité Pablo Picasso de Nanterre. Pourquoi ce choix ?
Cela faisait un moment que je voulais travailler sur cet ensemble unique que sont les tours d’Emile Aillaud, bâties dans les années 70 et voisines du joli parc André-Malraux de Nanterre (Hauts-de-Seine). Tout comme les “camemberts” du Pavé Neuf de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), signés par l’architecte Manolo Nunez-Yanowsky, les tours Aillaud faisaient partie de mon paysage de gosse, je les observais au loin mais je ne m’en étais jamais approché. Ces deux dernières années, j’y suis entré et ai frappé à plus d’une centaine de portes. La série “Les Yeux des Tours” s’intitule ainsi car elle prolonge et met en scène le regard des habitants. Avec ce cadrage répétitif plaçant la fenêtre au centre de l’image, celle-ci se substitue à l’oeil des résidents. La vue extérieure apparaît comme un tableau accroché, comme un effet trompe-l’oeil.
Contrairement à “Souvenir d’un Futur”, cette nouvelle série exclut toute présence humaine. En quoi travailler depuis l’intimité des résidents offre-t-il un nouveau regard sur la cité ?
Avec “Souvenir d’un futur”, j’intégrais de l’humain au coeur de structures imposantes alors qu’avec “Les Yeux des tours”, je pars de l’intimité de l’habitat pour plonger vers l’immensité du dehors. J’ai joué sur le contraste intérieur-extérieur, illustré systématiquement par la fenêtre, en donnant à voir les tours depuis les appartements. Mon travail tend à reconsidérer l’habitant, englouti par la désindividualisation provoquée par ces grands ensembles. Sauf que pour cette deuxième série je voulais préserver un caractère contemplatif, presque conceptuel, et donc dénué de tout individu. J’aime cette impression de flottement, de ne plus savoir où on est et même d’imaginer les appartements comme des capsules futuristes en apesanteur.
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Quelle méthode avez-vous suivi pendant ces deux années d’exploration dans les tours Aillaud?
ll m’a fallu beaucoup de persévérance et d’empathie. J’ai pris le temps de trouver le bon intermédiaire pour établir une vraie relation avec la population. Par chance j’ai rencontré le surprenant Mohamed, surnommé “Thé-Man”, qui distribue tous les soirs depuis des années son thé à la menthe aux habitants. Dans le quartier tout le monde le connaît. Il fut une aide très précieuse. J’ai sélectionné seulement 27 photos car je voulais rendre compte d’une ambiance précise. Les appartements présentés ont tous une déco vintage, une ambiance figée dans les années 70-80, et appartiennent d’ailleurs souvent aux tout premiers résidents des tours. L’image est rendue d’autant plus rétro du fait des trois types de fenêtres choisies par l’architecte : circulaire, carrée ou en forme de goutte d’eau. Une fantaisie totalement inédite qui nous invite au voyage, à observer la ville à travers le hublot d’un avion ou d’un navire.
Quels sont vos projets futurs ?
J’aimerais finir d’exploiter certains quartiers que je n’ai pas eu le temps de traiter et publier un ouvrage à partir de “Souvenir d’un futur”. Pour “Les Yeux des tours”, ce serait fantastique de pouvoir exposer ces clichés argentiques en grands formats, afin de rendre compte de cette plongée immersive que j’ai recherchée. Et bientôt, je souhaiterais repartir à l’étranger expérimenter un tout autre type de projet, mais rien n’est encore décidé.
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8 janvier 2018 - Nanterre