Nous avons rendez-vous avec Gaudéric au Casanova à Ivry (Val-de-Marne), un petit bar de quartier typique de la banlieue, comme il en reste encore quelques-uns en petite couronne. À 9 heures du matin, seule une poignée d’habitués aux visages fermés fréquentent le comptoir en révisant machinalement leur grille de PMU, un demi à la main. « Ça fait un peu plus de deux ans que je vis là et comme j‘ai fait des travaux dans mon appartement à mon arrivée, je n’avais plus de cuisine. Je venais donc prendre mon café ici. J’aime cet endroit parce que c’est une véritable capsule temporelle. La culture de bar est très répandue à Ivry. Il y a de nombreux cafés comme ça. À la différence qu’à Paris tous ces bars se sont gentrifiés. Ils ont le vernis, ils ont l’apparence mais leur clientèle a totalement évolué. Ivry fait partie de ces villes, comme Montreuil, qui sont restées populaires. Ici, quand tu arrives au café, tu es plongé dans une ambiance authentique. Comme il y a pas mal de bureaux mais aussi des usines, Ivry est restée une ville où l’activité professionnelle se maintient, à l’opposé des villes dortoirs.”
L’histoire de Gauderic le trentenaire n’est pas très différente de celle de bon nombre de « primo-accédants » qui, au moment de devenir propriétaires et avec les contraintes budgétaires qu’impose la vie parisienne, finissent par étudier l’option banlieue. “Le RER m’amène en 5 minutes à Saint-Michel et je suis à mon travail en moins de 30 minutes. Je suis même plus proche de Paris centre que lorsque je vivais rue de la Butte aux Cailles. Avant de m’installer ici, j’étais déjà venu notamment au Théâtre d’Alep dirigé par Oscar Castro, un réfugié politique chilien arrivé en France dans les années 80. Lorsque je regarde la ville dans son ensemble je pense qu’à terme Ivry deviendra un quartier de Paris plus qu’une ville à proprement parler. Certains ne seraient pas très contents de m’entendre dire ça mais j’ai l’impression que c’est le mouvement qui s’opère.”
Le trou noir du Grand Paris
Un mouvement baptisé Grand Paris qui se signale déjà par une nuée de grues et autant de chantiers à ciel ouvert en banlieue. « Le Grand Paris m’évoque quelque chose qui absorbe. J’allais dire que c’est un trou noir qui absorbe toutes les énergies alentour. Je me souviens de Saturne, une chanson de Bénabar qui racontait que Paris était enfermée derrière un anneau périphérique et que les gens ne pouvaient pas en sortir. Mais en fait, c’est Paris qui est en train de sortir d’elle-même car elle n’a plus de place. Quelque part, ce qui sauve Ivry, c’est son manque de métros. Les transports en commun vont faire évidemment beaucoup pour le développement et en même temps, c’est l’histoire de la mondialisation avec ce débat autour d’une culture globale qui s’installerait. Ce qui préserve Ivry, c’est donc ce relatif isolement. D’ailleurs, je ne te cache pas qu’il est toujours compliqué de faire venir les gens même si je m’en doutais un peu en arrivant. Alors oui, mes amis sont venus au début parce que j’avais une terrasse et qu’en été c’est un argument qui marche fort. Mais tu te rends compte que la frontière mentale est toujours là et que les lignes vont encore mettre longtemps avant de bouger. Il y a toujours cette sensation que tout n’existe qu’à Paris. C’est une grande sœur envahissante, une maîtresse compliquée quand on vit en proche banlieue. Ne serait-ce que pour les restos. Quand tu veux faire un resto avec des gens, si tu leur proposes Ivry il y a quand même de fortes chances pour que tu n’aies pas de réponses. La vie de Paris fait qu’il reste difficile de la concurrencer. Toutefois l’objectif n’est pas celui-là mais plutôt de montrer qu’il existe une autre façon de vivre. Il y a également toujours cette peur relative à la sécurité. Le fait de rentrer tard d’Ivry, de craindre l’environnement alors que la seule fois où je me suis fait agresser c’était dans le centre de Paris. Les clichés ont la vie dure. »
Nous décidons de quitter le Casanova et ses banquettes en skaï rouge défoncées pour une balade en ville. Gaudéric se surprend, amusé, d’être mon guide et avoue qu’une telle perspective ne lui avait pas effleuré l’esprit jusqu’ici. Il fait gris sombre sur Ivry et la couleur du ciel s’accorde à celle du macadam. Plus qu’un grand tour d’Ivry, nous allons marcher ensemble dans le quartier du cœur de ville où il a ses habitudes.
Une ville riche de 1000 trésors
« Si tu veux sortir à Ivry et boire une bière dans un endroit avec une ambiance un peu sympa, ça va se passer au Nouveau Brooklyn. Ça me fait rire car je trouve assez bizarre de dire de tout et de n’importe quoi qu’il s’agit du nouveau Brooklyn, du nouveau Bronx ou du nouvel Harlem. On pourrait tout simplement dire Ivry mais il y a toujours ce besoin d’aller coller à une référence déjà connue. Alors on est très loin de Brooklyn mais le lieu est vraiment sympa. Ici, ils diffusent les matchs de foot et font aussi parfois des concerts. Pendant la Coupe du monde, tu peux être certain que tout le monde se réunira ici pour voir les matchs. Ça me rappelle des souvenirs d‘enfance notamment la Coupe du monde 98. Il y a ce petit côté madeleine de Proust mais aussi le fait de se retrouver, de communier ensemble. »
La rue est riche de 1000 trésors. Et si Ivry ne concurrence pas Vitry en matière de street art, certaines stars comme C215 y ont laissé leur empreinte sur les murs. Nous voilà nez à nez avec un Leo Ferré au visage spectral. Le temps a fait son œuvre et le visage du poète apparaît, translucide, sur une lourde porte métallique à la manière d’un passe-muraille. « Ça aurait sûrement plu à Léo Ferré », souffle Gaudéric alors que nous poursuivons notre chemin vers Envie de lire, une librairie singulière à bien des égards. “C’est une librairie qui a adopté la forme coopérative, ce n’est donc pas une entreprise classique. Finalement, je trouve que ça colle bien à l’esprit d’Ivry. Être libraire aujourd’hui, à l’ère d’Amazon, c’est un gros défi. Une partie de ma famille travaillait dans ce secteur. J’ai donc vécu et passé du temps dans la librairie familiale. L’odeur des livres, quand je rentre dans un endroit comme ça, me fait toujours un effet apaisant. Quand j’étais gosse j’adorais ouvrir les cartons de bouquins qui arrivaient. Je faisais même la caisse de temps en temps. » Effectivement, Envie de Lire n’est pas un lieu comme les autres et a développé plusieurs fonds thématiques autour du mouvement ouvrier et des luttes sociales, des littératures afro-américaines et amérindiennes ou encore sur la question de la Palestine.
Un rapport au temps différent
« Ce que j’aime à Ivry c’est ce côté architectural totalement anarchique avec des immeubles signés Jean Renaudie et des maisons traditionnelles en pierre meulière. » Présente dans d’autres villes comme Aubervilliers ou Saint-Denis, la signature de Jean Renaudie forge l’identité locale. « Cette architecture un peu anguleuse a valu à Ivry d’être dans le dernier volet du film Hunger Games. Je trouve que c’est une œuvre formidable mais le problème c’est aussi que ça vieillit mal. L’ensemble abrite également un auditorium, une bibliothèque et la médiathèque. Si la culture est omniprésente, c’est aussi par volonté politique. Ivry reste une ville politique et politisée. Le macronisme est un truc qui ne passe pas ici. Ivry la rouge est d’ailleurs le surnom de la ville. Lorsque je suis arrivé il y avait la crise grecque. Sur le fronton de la mairie les drapeaux français avaient été remplacés par des drapeaux grecs. Ça donne une idée. Ici, le mot citoyen n’est pas vain. »
Nous voici arrivés devant le Luxy, autre lieu fétiche de Gaudéric. « Le Luxy propose un cinéma d’auteur, où on te passe des courts métrages avant le film à la place des publicités. Tu as presque l’impression de débarquer dans un cinéma familial. Je me souviens d’un jour où je suis arrivé en retard. Je demande si la séance a déjà commencé et la fille à la caisse me répond “ne vous inquiétez pas, c’est moi qui lance le film”. J’aime ce côté “on va prendre un peu le temps”. Les places sont à 6 euros et Le Luxy offre une programmation un peu alternative par rapport aux autres cinémas. J’aime beaucoup ce ciné parce que tu es un peu décalé dans le temps. Tu es à 900 mètres de Paris et tout d’un coup le rapport au temps est différent. »
Une tour de Babel
Cap maintenant sur le parc des Cormailles, le poumon vert de la ville. « Au milieu du parc, il y a un promontoire. Et lorsque tu te postes à son sommet tu profites d’un point de vue exceptionnel sur toute la ville. Je conseille toujours aux gens de s’y rendre lorsqu’ils viennent à Ivry. Surtout pour admirer les couchers de soleil. Grâce à la pollution, ils sont magnifiques. Le parc des Cormailles fait vraiment partie des lieux où j’aime aller. Ce qui me peine c’est le manège pour les enfants qui est laissé à l’abandon. J’ai l’impression que plus personne ne s’en occupe. J’ai alerté la mairie sur le sujet via twitter. Ils ne m’ont pas répondu mais probablement qu’ils ne peuvent pas faire grand chose. Le parc des Cormailles est central, c’est un peu le cœur d’Ivry. Les gens y pratiquent leur sport et viennent faire leur footing. L’été il y a les cours de samba, les gamins jouent au foot. Certains portent le maillot de la Colombie et d’autres celui de la Mannschaft. Et si tu fais encore 10 mètres tu tombes sur les Pakis qui jouent au cricket à côté des mamas nord-africaines avec leurs tribus de gamins. Il y a les Serbes, les Asiatiques… Bref c’est totalement multiculturel, tout le monde est là, dans le parc et ça parle un peu toutes les langues. Dans mon immeuble c’est la même chose : on parle le turc, le polonais, le chinois à tel point que parfois tu es obligé de t’exprimer en anglais avec certains voisins pour arriver à te faire comprendre. Alors ça provoque aussi son lot de complications en terme de vie commune mais c’est ce que j’ai apprécié en arrivant : découvrir une espèce de tour de Babel. »
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7 mai 2018 - Ivry-sur-Seine