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Bondy Building, une année à Bondy

Kylian Mbappé format XXL à Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
Kylian Mbappé format XXL à Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot

Bondy, ville emblématique de la Seine-Saint-Denis, a attiré médias et sponsors parce qu'un de ses enfants, Kylian Mbappé, est devenu un prodige du football. La rédaction des Cahiers du foot a passé un an auprès du club de l’AS Bondy, de ses éducateurs, de ses gamins, et signe un hat trick dont voici le premier opus. Pour lire les autres, vous avez jusqu'à début décembre pour souscrire aux trois prochains numéros de leur toute nouvelle revue via Ulule. On Bondy sur l'occasion sans attendre !

Pour s’abonner à l’excellente revue des Cahiers du foot, rendez-vous sur Ulule jusqu’à début décembre

Quand tu vas à Bondy (Seine-Saint-Denis) en voiture, il faut faire attention. Tu es sur l’A86, le grand anneau qui traverse toute la banlieue, tu prends un petit bout de l’A3 (celle qui va à Roissy), tu sors vers « Meaux-Bondy », et tu arrives sur la N3, une grande avenue grise et noire, encadrée par des magasins d’occasions et des lavages auto. Il y a beaucoup de voitures sur cette avenue, ça se croise, ça dépasse, ça freine, il y a des copains qui sortent du Grec et qui rigolent, tu les vois dans ton rétroviseur, il y a un mec qui te double à droite et te coupe la route et tu pestes ; il y a un autopont des années 70 dont les flancs de ciment sont tagués : il te permet de franchir l’intersection sans t’arrêter au feu rouge. À l’époque, on voulait que ta voiture soit comme un tapis volant. C’est ça : on voulait te faire voler par-dessus ta banlieue, et on n’avait pas imaginé qu’après quarante ans sans un coup de peinture, l’autopont, ce toboggan magique, aurait viré brun-taupe, couleur diesel. Si tu l’empruntes, prends garde à toi : au bout de l’avenue, c’est Pavillon-sous-Bois. Tu as raté Bondy. Demi-tour, reviens sur tes pas. Repasse devant le Grec, ne t’arrête pas pour bénéficier de son offre « un sandwich acheté / un sandwich offert », ne prends pas l’autopont, sois paré à virer, à gauche toute.

Soudain, alors que tu ne le cherchais plus (tu t’es perdu), il est là. Inratable, que tu sois stoppé au feu rouge ou que tu arrives par la bretelle de l’autoroute. À vingt mètres de haut, façon star du hip-hop, le regard plissé, la moue frimeuse, le « Kid », le Bondynois le plus célèbre de l’univers, a sa fresque rien que pour lui. Kylian Mbappé, dix-neuf ans, n’a déjà plus besoin de légende. Il est là, l’homme qui valait 180 millions, dans son maillot du Paris Saint-Germain (« Fly Emirates »), enluminé de symboles triomphants. « 93-75 », « Bondy-Paname ». Non seulement c’est un crack, comme aurait dit mon grand-père, non seulement il est trop fort, mais il est élevé au rang de trait d’union entre Paris la bourgeoise, son Parc des Princes planté au milieu des rupins du XVIe arrondissement et de Boulogne-Billancourt, et Bondy, Bondy et la banlieue tout entière, le « 9-3 » fantasmé en pire que le Bronx. Kylian, c’est la preuve vivante que Bondy, c’est la « ville des possibles ». La preuve : c’est écrit en ÉNORME sur la fresque, et c’est Nike qui paye.

Club de foot de Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
© Rémi Belot pour les Cahiers du foot

Omnisport et municipal

Nike qui paye, c’est la Mairie qui me l’a dit. Enfin, confirmé, parce que c’est écrit dessus. Juste avant Noël, j’ai rencontré Joël Houssin et Charlie Nabal, respectivement adjoints à la cohésion sociale et aux sports de la ville de Bondy. Je leur demande si Kylian ne les aiderait pas aussi un peu ? Ça les fait rire. « Il ne va pas nous verser 5 % de son salaire, quand même ! » 5 % de 18 millions, ça donnerait 900 000 euros par an, soit la moitié du budget annuel de la section foot de l’AS Bondy. Mais évidemment que ça ne se passe pas comme ça. Tout de même : Nike a financé un terrain de five et fournit les nouveaux maillots du club. « Ce qui est dommage, enfin dommage, je mets des guillemets évidemment, c’est qu’il n’ait pas signé à l’étranger plutôt que dans un club français : dans ce cas, on aurait bénéficié des règles de la FIFA sur les indemnités dues au club formateur. Il aurait fallu qu’il signe au Real Madrid ! » Rires, à nouveau. Les deux hommes me reçoivent dans un petit bureau de la mairie de Bondy, gros bloc de béton vaguement brutaliste, tout droit sorti des années 70. « Ici, on ne parle jamais de Mbappé… Ici, c’est Kylian, c’est tout ! C’est comme un neveu ou un fils, c’est la famille. Bizarrement je dirais qu’on sent qu’il est parti depuis qu’il a signé au Paris Saint-Germain. Avant, même à Monaco, il revenait tout le temps. Maintenant, il n’habite plus à Bondy, bien sûr. »

À l’Association sportive de Bondy, il n’y a pas que le foot : 3 500 licenciés en tout, et 26 sports. Le foot reste la section la plus importante, avec près de 900 membres. 28 équipes sont officiellement inscrites dans les compétitions franciliennes, mais il y aurait assez de joueurs pour en faire le double. « Notre objectif, ce n’est pas de “sortir” des jeunes joueurs, ni de faire gagner à tout prix nos équipes aux classements régionaux. On a pu avoir cette ambition, dans le passé, quand l’équipe jouait en DH. Aujourd’hui l’équipe senior (l’équipe 1 de l’AS Bondy) joue en départementale et c’est très bien comme ça. Notre mission, en tant que club omnisport municipal, c’est que tous les jeunes Bondynois puissent pratiquer un sport et que cette pratique soit éducative. » Ce qui n’empêche pas la qualité : les bons résultats et, surtout, la formation des jeunes font la réputation de l’ASB, ainsi que son identité.

Club de foot de Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
© Rémi Belot pour les Cahiers du foot

Lacazette n’y est plus

Dimanche 21 janvier 2018. Il pleut sur Bondy, il pleut sur Paris, il pleut sur toute l’Île-de-France et sans doute même au-delà, il faudrait vérifier la météo. Vu d’ici, on dirait que le soleil n’a pas été prévenu qu’il était autorisé à participer à la nouvelle année : ça fait bien trois semaines qu’on n’a pas aperçu un de ses rayons, même un tout petit. On peut déduire de ce qui précède que ce n’est pas le jour idéal pour jouer au football, mais on ne choisit pas toujours le moment ni le terrain de la bataille. Voici donc que se présente le Pantin OFC, premier du classement de district de Seine-Saint-Denis dans ce match de D1 départementale. La pelouse est bien grasse de toute l’eau qui lui est tombée dessus, le ciel est bas, on ne va pas se marrer : glissades et gadoue. Dans quatre-vingt-dix minutes, tout le monde sera crotté. En attendant, on discute en tribune. Ce soir, Kylian sera titulaire dans le match de L1 : le Paris Saint-Germain joue à Lyon. Neymar, qui est blessé à la cuisse, ne jouera pas. Les gars en tribune jaugent les forces de l’adversaire – le supporter jauge toujours les forces de l’adversaire, et l’on pèse toujours gravement les mots qu’on choisit pour décrire les joueurs qu’on estime le plus, ceux qui sont à craindre, ceux qu’on admire et qui mériteraient de faire partir de sa propre équipe.

« Non mais frère, je dis pas que sans Neymar le PSG est sûr de perdre ! Je dis pas ça… Mais il faut se méfier, de Fekir surtout.

– Fekir et surtout leur jeune là…

– Aouar ?

– Voilà, c’est ça. Aouar. » (Ils avaient raison de se méfier : Lyon a gagné 2-1, et Fekir a marqué.)

La petite tribune du stade Léo-Lagrange de Bondy est un peu décrépie : le bois des marches est usé et la peinture bleue s’écaille des structures métalliques. On se blottit sur les sièges en plastique vert, à l’abri de la bruine épaisse qui nous enrobe. Il n’y a que des gars : les jeunes du club et leurs potes, des plus vieux, officiels et curieux, un homme plus âgé et une jeune femme, solitaire, qui regarde tout ça en écoutant de la musique. Le reste du public est en bas, à la buvette qui débite les sandwiches et les barquettes de frites.

Quinze heures : les deux équipes entrent sur le terrain, l’arbitre vérifie les crampons et puis le match s’engage. L’AS Bondy joue en vert, scapulaire blanc, Pantin joue en noir. On voit les deux bancs des remplaçants, de l’autre côté du terrain. Ils sont à moitié sous la pluie malgré la coque de plexiglas qui les recouvre bien mal et certains s’abritent sous des plaids, pour se réchauffer – il fait six degrés. Après quelques minutes, l’énorme tacle d’un Pantinois annonce le ton du match. La tribune réclame le carton rouge – elle sera exaucée dans une heure, après la bagarre de milieu de mi-temps. Pour l’instant, c’est juste un coup franc que le numéro 11 bondynois balance directement en sortie de but. Les Verts sont en place : le 11, dit « Lacazette », remonte tout le terrain en slalomant, passe au 9 qui perd la balle en voulant se retourner. « Je sais pas ce qu’il a… Il y est pas comme y a deux mois ! Avant il frappait direct, là il veut tout le temps dribbler… » Le numéro 9 a de très bonnes jambes de footballeur, très musclées, il est réputé pour ça : « Vas-y, mets-lui la cuisse ! La cuisse ! » Et tout le monde rigole. Cette fois-ci, le coup de cuisses – ou de fesses – n’a pas suffi.

Vers la 20e minute, le but de Pantin suscite l’indignation : il semble évident à tout le monde que leur attaquant était hors-jeu, ce qui est honnêtement impossible à voir depuis notre place. L’arbitre de touche est sévèrement critiqué et sa virilité remise en question. Une belle combinaison bondynoise et Lacazette est applaudi, bien sur ses appuis malgré le terrain de plus en plus boueux : « On va le gagner le match ! » Et de fait, Lacazette égalise juste avant la mi-temps d’une frappe précise après un joli une-deux avec son numéro 10. La tribune explose de joie et le gardien pantinois, qui tardait à chaque relance, se fait bien arranger : « Alors gros lard, tu vas arrêter de perdre du temps, là, hein ! » L’arbitre siffle la mi-temps et c’est l’heure du café au club-house.

Reprise. La tribune est assez remplie maintenant, on est bien une trentaine à regarder les vingt-deux gars patauger et glisser sur le terrain principal du stade Léo-Lagrange. Ça devient compliqué pour eux, à vrai dire, et dans ces cas-là, le match peut facilement basculer : glisser, ne pas glisser, tenir debout. Bondy marque le deuxième but en tout début de mi-temps, puis un troisième cinq minutes après, sur deux actions un peu confuses. Aucune équipe n’arrivant plus à poser son jeu, on ne voit pas trop comment les Pantinois pourraient revenir et tout le monde se détend. En tribune, en tout cas (« Il faut leur en mettre six ! »). Parce que sur le terrain au contraire, c’est chaud, il y a bagarre : les gars se la mettent vraiment, un contre un, puis tous contre tous, il faut que le gardien vienne les séparer, et ça dure, ça dure. L’arbitre sort deux cartons rouges et ça continue jusqu’à ce que les gars sortent, mais pas du côté prévu. Quand le Pantinois s’apprête à rentrer au vestiaire, tous les garçons de la tribune lui tombent dessus pour gueuler, et l’arbitre accepte qu’il attende de l’autre côté. Le match se termine plus tranquillement : 3-1, score final. Pantin a tiré sur la barre à la toute fin, et Youssouf, le gardien, a pu faire un bel arrêt. Tous les Bondynois se retrouvent au pied de la tribune pour un « clapping », tout sourire, et puis ils filent au vestiaire. Il pleut toujours. Rendez-vous dans deux semaines.

Club de foot de Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
© Rémi Belot pour les Cahiers du foot

Tout savoir de Kylian

Je rencontre Antonio Riccardi, le directeur sportif adjoint de l’ASB Football. Presque la trentaine, il a la barbe et une bague à tête de mort. Très volubile, il bouge beaucoup tout en parlant. Parfois, pour se concentrer, il pose son menton velu sur le bord du bureau, ce qui l’oblige à s’affaler un peu sur sa chaise. Bondynois ? « Bondynois ! », me répond-il dans un grand sourire. « Depuis toujours : j’ai joué au foot ici quand j’étais petit, avec le père de Kylian qui était alors éducateur. J’ai fait des études, j’ai commencé à bosser… et puis je me suis rendu compte que ce n’était pas ça que je voulais. Me lever tous les matins pour faire un boulot qui ne me plaît pas. Ici, je fais ce que j’aime. » Antonio a été le premier éducateur de Kylian. Il est le premier à lui avoir appris le football. « En vrai, je ne lui ai rien appris… Même avec un entraîneur aveugle et incompétent, il aurait percé. Je n’avais rien à lui apprendre, techniquement : à dix ans, je suis sûr qu’il m’aurait dribblé ! Mais oui, je lui ai donné les premiers conseils de sa carrière. » Cette année, depuis le transfert de Mbappé-fils au PSG, il a rencontré vingt ou trente journalistes, il ne les compte plus. Des Français, des étrangers – la semaine dernière, il y avait un Espagnol et un Américain. Ils veulent tout savoir de Kylian : comment était-il quand il était petit ? « Très fort ! Très gentil ! J’ai répondu cent fois la même chose. » Ils s’interrogent aussi sur la banlieue, le contexte social, et sur le fait que l’Île-de-France soit devenue un des viviers principaux de talents du football mondial, sinon le premier. « Les gamins rêvent tous de devenir pros. Et ici, Kylian c’est le relais le plus concret, c’est le catalyseur de leur rêve. La preuve que c’est possible : ils l’ont vu jouer, ils ont joué avec lui pour certains, ils ont un frère, un pote qui a joué avec lui. »

L’Île-de-France est parcourue de recruteurs, et pas seulement de grands clubs professionnels. Les clubs de la région, à la recherche de joueurs pour leurs équipes évoluant en N2 et N3, ou en Ligue régionale, cherchent à faire venir les meilleurs. Les futurs pros, eux, sont recrutés avant : les clubs de l’élite, dont les scouts sillonnent les terrains régionaux, entrent directement en contact avec les clubs locaux quand un jeune les intéresse. Il est alors convoqué pour participer à des stages, à des journées de rassemblement, qui lui ouvriront peut-être les portes d’un centre de formation, dès douze ou treize ans. Au niveau régional, les clubs peuvent également inscrire leurs joueurs à partir de douze ans aux détections de la Ligue régionale de la FFF : cette année, ce sont ceux de l’année 2005. Chaque club peut inscrire dix joueurs : après trois tours d’écrémage sévère, les heureux élus iront au centre régional de préformation, dans lequel ils seront scolarisés en internat. Ils reviennent à domicile tous les week-ends, pendant lesquels ils peuvent ainsi jouer pour leurs clubs d’origine. Chaque Ligue régionale possède un de ces centres de préformation : pour l’Île-de-France, c’est l’INF de Clairefontaine, la star des académies, sujet de multiples documentaires et hôte récent du petit… Kylian Mbappé. Cette année, Bondy y compte deux pensionnaires.

Je demande à Antonio comment il se situe là-dedans. Se perçoit-il comme un éleveur de champions, un entraîneur de futurs pros ? « Pas du tout ! Je suis éducateur, pas entraîneur. Je leur rappelle toujours qu’il y a plus de probabilités pour qu’ils deviennent médecins ou qu’ils entrent à Sciences Po que pour qu’ils deviennent footballeurs professionnels ! Pourquoi vous rigolez ? C’est une vérité statistique ! » Mais quand même, est-ce qu’il est fier d’avoir pu entraîner Kylian ? « Ça va au-delà de la fierté… Quand il a marqué l’année dernière contre Manchester City en quart de finale de Ligue des champions, pffouh… J’ai ressenti un truc, un plaisir, encore plus fort que ce que tu peux ressentir comme supporter – moi je suis pour le Milan AC, j’ai jamais ressenti un truc pareil pour le Milan. Le bonheur. »

Club de foot de Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
© Rémi Belot pour les Cahiers du foot

A la barcelonaise

Entraînement avec les U13. Antonio (que tout le monde appelle « Tonio ») fait la mise en place avec Rayan Vianga, qui effectue là son service civique, et avec Abdé Yate, encore au lycée mais qui voudrait passer ses diplômes d’éducateur plus tard. « Les U13, c’est le niveau que j’aime le plus. Les U15, aussi, mais les U13, c’est là que je prends le plus de plaisir… Je ne sais pas pourquoi, hein ! Chacun son truc, j’imagine ! » Je me présente aux enfants, qui sont visiblement habitués aux journalistes. Le petit B*** me demande où est ma caméra : j’atténue sa déception en lui annonçant que je viendrai bientôt avec un photographe. En cette période de vacances scolaires, l’entraînement est un peu différent : « On travaille sur des jeux, sur la coordination, c’est encore à perfectionner à leur âge. » L’entraînement se finit par une opposition à 4+1 : sur un demi-terrain, avec un joueur en appui de chaque côté, qui ne peut entrer que si un coéquipier lui fait la passe. Tonio se plante au milieu de ses joueurs. C’est une formule déjà répétée depuis plusieurs saisons pour les garçons. « Qu’est-ce que ça veut dire de jouer sur un demi-terrain ? » demande le coach. « Qu’il faut prendre l’information ! » Non. « Il faut jouer en une touche ? » Toujours pas. « Lever la tête ! » Antonio fait mine de s’énerver. « Ça, c’est ce que VOUS devez faire pour vous adapter. Mais jouer sur un demi-terrain, ça a quelle conséquence ? » C’est M*** qui donne la bonne réponse : « Ça veut dire qu’on sera pressés plus vite et qu’on a moins de temps. » Voilàààà ! « Moins de temps ! Donc c’est à vous de vous adapter en levant la tête, en prenant l’info, en jouant en une seule touche. Allez. Jouez ! » Gagner par le jeu. À la barcelonaise ? « La perfection, ça n’existe pas dans le football, mais c’est ce qui tente le plus de l’approcher. À mon avis, évidemment, je respecte tous les footballs. Mais c’est le plus beau, non ? »

La vie d’un club amateur est jalonnée de problèmes logistiques. Au niveau du matériel, l’AS Bondy n’a pas à se plaindre : plein de ballons neufs, des buts mobiles sur un grand terrain synthétique, de beaux maillots pour tous les joueurs, des terrains, des vestiaires. Mais il faut aussi des êtres humains : le club compte une poignée de salariés, dont certains en contrat aidé par l’État, un service civique, et beaucoup de bénévoles. Ce matin, je discute ainsi du froid avec Seb, qui s’y connaît puisqu’il travaille à l’aéroport Roissy – Charles de Gaulle et qu’il a passé une bonne partie de sa journée au dégivrage des avions « pas tout le fuselage, non, les ailes et l’empennage, tu vois, la gouverne… » Dimanche, il était à Villemomble avec Antonio, Rayan et Abdé pour accompagner les U13 à un tournoi en salle (qu’ils ont gagné, ce qui occasionne une dispute entre B*** et M*** à propos du but vainqueur, que j’ai promis d’écrire ici si on me le racontait bien : c’est donc B*** qui l’a marqué, après une conduite de balle sur le côté, suivie, paraît-il, d’une belle frappe). Antonio : « Les U13 “Élite” – l’équipe A, si vous voulez – jouent un championnat régional, à la différence des cinq autres équipes de la même catégorie qui jouent contre des équipes du 93. Et donc, autant de déplacements, parfois assez loin : on compte beaucoup sur les parents, et sur nous, bien sûr, dans nos voitures. Et puis la mairie s’organise pour nous prêter ses bus. Pas systématiquement, mais assez souvent – et un peu plus facilement depuis Kylian ! »

Club de foot de Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
© Rémi Belot pour les Cahiers du foot

Jouer comme des enfants

Un déplacement en Seine-Saint-Denis, c’est pas comme en Bretagne ou en Provence ou n’importe où ailleurs. Là-bas, tu ferais peut-être cinquante ou soixante kilomètres, tu traverserais des paysages avec des champs, des vaches, des vignobles, diverses curiosités géomorphologiques comme des collines ou même des montagnes. Ici, dans le 9-3, tu traverses un océan : la banlieue. Océan de pavillons, petits et grands, de barres d’immeubles, de ponts métalliques style 1910 enjambant le vieux canal de l’Ourcq et les voies du RER, de zones commerciales et d’anciennes zones industrielles en friche. Ce n’est pas tout gris, faut pas croire : il y a des parcs, aussi, des arbres, des fleurs ; et puis, aux vitrines des épiceries, le bleu turquoise des publicités pour les cartes de téléphone prépayées. Aujourd’hui, on va au Blanc-Mesnil : cinq kilomètres de navigation vers le stade Jean-Bouin.

Les U13 d’Antonio rencontrent aujourd’hui leurs homologues blancmesnilois. Le match promet d’être difficile, il les a prévenus. Belle équipe, le Blanc-Mesnil. Il faudra être attentif, ne jamais arrêter de courir et « jouer au football », comme il dit : recevoir-passer-se déplacer, la consigne répétée sans cesse. Ne pas regarder ses pieds, lever la tête, ne pas s’enfermer, jouer toujours avec ses coéquipiers ; dribbler, oui, mais pour éliminer et accélérer : si c’est pour faire le malin, autant rester jongler chez soi. Il fait très beau, et très doux : on dirait le printemps. Les terrains du Blanc-Mesnil Sport Football, dont l’équipe senior joue en National 3, sont entourés d’immeubles de quatre ou cinq étages : autour des synthétiques, le long des mains courantes, c’est la promenade du mercredi. Les petits Bondynois appliquent les consignes : ils courent, jouent juste, et remportent une jolie victoire. Antonio, lui, accompagne les gamins de la voix : « Oui ! Va ! Va ! Va ! » P*** a mis un beau but, tout seul devant la défense, un beau dribble et une frappe enchaînés. De retour au vestiaire, les garçons sont à la fête et le chant rituel de toutes les équipes de France – « Il a marqué ! Il a marqué ! On a gagné ! On a gagné !» – retentit dans la grande rigolade. On est content.

Trois jours plus tard seulement, l’ambiance a changé. « C’est ça, les enfants. Ça m’a pris du temps pour le comprendre ! C’était l’année dernière, avec le père de Kylian. Ce sont tous de bons joueurs, voire très bons, mais tu ne les toucheras pas tous les samedis au même niveau. Pas au même niveau de forme, de concentration, pas à 100 % de leurs capacités. Mais la raison est toute bête : c’est des enfants ! » Il n’est ni en colère, ni énervé. Dans le couloir du stade de Bondy, il m’explique, avec un léger sourire, le cœur de son travail : toujours recommencer, toujours réexpliquer. Les vertus du sport, sans doute. Ses U13 viennent de prendre une raclée (2-6) contre le Red Star. Sous la pluie et le froid cette fois-ci (c’est une fin d’hiver capricieuse), ils ont été étouffés pendant toute la première moitié du match, incapables de trouver le moindre espace, de relancer le ballon, faute de déplacements et d’attention. Les garçons du Red Star, plus grands, plus costauds peut-être, mais pas plus doués (ils les avaient battus au match aller) leur sont rentré dedans, et leur en ont collé quatre en trente minutes. Le petit M***, un bon défenseur pourtant, a paniqué face au numéro 7 adverse, un garçon agile et rapide. Sur le bord du demi-terrain, Antonio tente de replacer les garçons, en vain. À la mi-temps, il leur passe une engueulade monumentale, en leur demandant non pas de gagner, ni de se mettre à bien jouer miraculeusement, mais d’arrêter de faire n’importe quoi parce qu’ils commencent à être ridicules. Ça marche, ils se reprennent, et font 2-2 sur la deuxième mi-temps. I*** marque même un très beau but.

Dans le vestiaire, c’est grise mine : première défaite à domicile, la troisième seulement de la saison. Perdre ou gagner le match, c’est le seul enjeu : dans les championnats régionaux de jeunes, il n’y a pas de classement, pas de relégation, pas de promotion. Mais quand même : on est sur le terrain pour gagner, c’est du football. Le jeu. La causerie d’après-match est plus courte que celle d’avant. Le coach est bien obligé de leur dire qu’il n’est pas content. Mais les sourires reviennent vite. À la semaine prochaine.

Club de foot de Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
© Rémi Belot pour les Cahiers du foot

La clé du « Club familial »

« On est bien ici ! C’est un club familial. » Tout le monde me dit ça. Donc ça doit être vrai. C’est d’ailleurs ce que je ressens : les gamins viennent me serrer la main spontanément, on m’appelle par mon prénom, tout le monde sourit tout le temps. Sauf B*** qui fait la gueule parce que Tonio ne l’a pas sélectionné pour le prochain match – c’est précisément l’effet recherché. Mais au fait, c’est quoi un club familial ? Rayane Abdelli, entraîneur des U11 :« C’est difficile à décrire… C’est sans doute lié au fait qu’on se conçoit comme un club formateur : ici, on n’est pas dans la pression du résultat pour le résultat qui peut exister dans d’autres clubs. » Sambou Camara, qui joue en équipe senior et accompagne ce jour-là Rayane à l’entraînement, m’explique qu’il est très content d’être revenu à Bondy après avoir joué ailleurs quelque temps. Club familial ? « Oui ! Ça se sent. Regarde l’entraînement, là : on n’engueule jamais les petits gratuitement. Sur le terrain, si on est sévère avec eux, c’est seulement pour le foot. » De fait, les entraînements sont exigeants et d’un bon niveau technique : ça joue très vite, et même si l’envie me prend régulièrement de participer à leurs jeux, j’ai conscience que je risquerais d’être rapidement largué par ces gamins de dix ans. Rayane est au club depuis déjà quatre ans – il en a vingt-et-un. Deux mamans observent la séance d’un regard amoureux : leurs fils sont sur le synthétique, en train de réaliser des exercices de coordination, passe et frappe au but. « Oh, il a bien tiré… ! »

Au printemps commencent les essais de surclassement : dans chaque catégorie d’âge, les meilleurs jouent avec la catégorie supérieure – les U11 en U13, les U13 en U15, etc. Confrontés à des garçons généralement plus grands et plus lourds, ils progresseront plus vite : credo de club formateur. La maman de M*** est venue observer son fils de huit ans qui joue ce jour-là pour la première fois dans la catégorie supérieure. Avec sa chasuble trop grande, il a l’air un peu perdu, mais il s’en sort finalement bien. « Les coaches ici, on leur accorde une très grande confiance, me dit-elle. C’est comme des deuxièmes papas ! » Elle rit. « Sérieusement, quand on a un souci avec les enfants, ou que quelque chose ne va pas à la maison ou à l’école, on sait que le coach sera toujours de notre côté. Ils remettent une deuxième couche ! »

Rachid me donne enfin sa clé du « club familial ». « Moi j’ai un regard extérieur, puisque je ne suis arrivé que cette année ». Rachid, ancien joueur, est en retraite : il donne de son temps avec les U11 qu’il coache avec Rayane. Pour le plaisir, hein, « pas pour l’argent » ! « Je suis arrivé au début de l’année, et au bout de quelques semaines, tout le monde me connaissait, de haut en bas, les éducateurs, les jeunes, les vieux, tout le monde. Rachid par-ci, Rachid par-là, tout de suite. C’est quelque chose qui n’existe pas partout. » Rachid doit s’échapper, parce que des garçons ont besoin qu’il ouvre le vestiaire. Club familial.

Club de foot de Bondy / © Rémi Belot pour les Cahiers du foot
© Rémi Belot pour les Cahiers du foot

Parade

Un vendredi soir au stade Léo-Lagrange. Les projecteurs sont allumés, éclairant de leur lumière blanche le synthétique aux reflets argentés – sur un synthé, la lumière, on dirait que c’est toujours l’hiver. Des papas sont dans un coin, deux copains qui tapent la balle avec leurs jeunes fils de cinq ou six ans. Autour du terrain, des garçons de quinze ans viennent attendre des filles, elles terminent leur entraînement en ordre dispersé. Quand elles arrivent, la parade amoureuse des garçons est maladroite, ils font ce qu’on fait quand on a quinze ans : s’envoyer des ballons dans la tête, s’insulter pour rire, se courir après. On range les ballons, les plots, les chasubles dans la remise. Les papas quittent le synthétique et bientôt les projecteurs s’éteignent, les seniors ne s’entraînent pas ce soir. Demain, c’est match. La vie, quoi.

(à suivre)

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