Comment et pourquoi avez-vous créé Au coin de ma rue ?
Mélanie Rostagnat : Avec Laure Kermanac’h, nous sommes journalistes indépendantes depuis quelques années et avons créé en septembre 2021 l’association Lueurs d’infos afin d’organiser et d’animer des ateliers d’éducation aux médias. Au coin de ma rue en est le fruit : un média participatif local nourri par les reportages des jeunes auprès de qui nous intervenons. Laure vit en Seine-Saint-Denis depuis une dizaine d’années et il s’agit d’un territoire qui nous intéresse. Pour l’instant, nous sommes intervenues à Saint-Denis et Saint-Ouen et nous poursuivons cette année le projet à Aubervilliers, dans les lycées et les missions locales. Dans les lycées, ce sont les profs qui choisissent de faire participer leur classe à ces ateliers. Ce sont souvent des jeunes en seconde ou en première. Du côté des missions locales, c’est un peu différent car les participants sont souvent un peu plus âgés et y participent sur la base du volontariat. Si les jeunes du 93 aiment généralement leur ville, la réputation négative de ce territoire les impacte à un point tel qu’ils peuvent sentir leur avenir condamné. Avec Au coin de ma rue, ils apprennent à changer leur regard sur un lieu, sur un quartier.
Ce qui permet aussi de changer les regards des lecteurs sur ce territoire…
Laure Kermadac’h : C’est vrai dans les deux sens en effet ! Les jeunes nous disent souvent que les journalistes ne viennent pas assez voir ce qui se passe en Seine-Saint-Denis. À notre modeste niveau, nous souhaitons aussi faire évoluer l’imaginaire du public autour de ce territoire.
En quoi vos ateliers consistent-ils ?
Mélanie Rostagnat : Dans un premier temps, nous menons des sessions d’éducation aux médias : comment relaie-t-on une information ? Que raconter et comment ? Comment trouver des sources ? Autant de questions qu’il faut aborder avant de s’essayer au reportage. Nous tentons d’aborder tout cela sous un prisme positif. Par exemple, nous ne nous attardons pas à passer en revue des fake news pour leur faire comprendre ce que c’est mais nous essayons de leur apprendre comment vérifier une information. Dans un second temps, nous leur demandons de choisir un lieu de leur quotidien qu’ils apprécient et qui doit les amener à se confier, à raconter une histoire qui les touche : l’épicerie du coin, une sculpture dans la rue, le parc de leur quartier… Dans 99% des cas, ils choisissent un lieu qu’ils connaissent car l’objectif est de pouvoir raconter une histoire personnelle en rapport avec ce lieu. On se voit donc d’abord dans une salle de classe puis nous accompagnons les jeunes par groupe de 5 ou 6 en reportage.
Qu’est-ce que ces reportages provoquent chez eux ?
Laure Kermadac’h : Beaucoup se mettent une grosse pression pour choisir le lieu. À nous de les rassurer, de les aiguiller. Puis ils s’approprient leur histoire, parfois ils se découvrent des talents. Enfin, tous éprouvent de la fierté à écrire leur chronique. Ils découvrent qu’ils en sont capables et cela leur redonne confiance en eux. Certaines personnes se montrent très timides ou ne souhaitent pas apparaître en photo. C’est pourquoi ils ont la possibilité de rester anonymes. L’objectif de ces ateliers est aussi d’évoluer dans un climat de bienveillance de la part du groupe. Pour l’instant, ça fonctionne !
Mélanie Rostagnat : Je me souviens d’Imane, une jeune femme qui pratique la danse kabyle à Saint-Ouen. Elle passait souvent devant le tiers-lieu culturel Mains d’œuvres sans jamais oser y entrer par peur de se « faire recaler ». Nous avons convenu d’un rendez-vous avec une responsable. Après l’avoir rencontrée et visité le lieu, Imane a eu un déclic : elle s’est rendu compte qu’il était conçu aussi pour les jeunes du territoire, qu’il était ouvert à tous et pouvait également lui permettre d’exercer sa passion ; elle a partagé son histoire sur le site.
Des vocations de journalistes naissent-elles de ces ateliers ?
Mélanie Rostagnat : Ce n’est pas l’objectif du projet. Nous ne les formons pas à ce métier. En revanche, un jeune m’a dit qu’il n’avait jamais rencontré quelqu’un qui parle de son travail avec passion, que c’était la première fois. Si on peut leur montrer qu’on peut exercer une profession qu’on aime, c’est déjà quelque chose de formidable.
On imagine qu’ils consultent beaucoup les réseaux sociaux… Font-ils la différence entre les influenceurs et les médias d’information ?
Mélanie Rostagnat : Certains font déjà bien la distinction entre les images des influenceurs sur les réseaux sociaux et les vrais reportages journalistiques. Mais beaucoup ne font pas de différence nette. Nous sommes aussi là pour leur expliquer, sans jugement. Si beaucoup aiment manipuler l’image et donc l’appareil photo que nous mettons à leur disposition, ils sont néanmoins tous obligés d’écrire une chronique. On remarque qu’ils y prennent finalement souvent beaucoup de plaisir.
Laure Kermadac’h : Je vois surtout l’enthousiasme qui ressort de ces ateliers. Certains élèves d’abord très en retrait se montrent parfois les plus investis de la classe.
Qu’envisagez-vous pour l’avenir ?
Nous pensons à des projets intergénérationnels autour de ces villes. Il serait intéressant de raconter la Seine-Saint-Denis en confrontant les visions des personnes âgées et des plus jeunes. Mais nous n’en sommes qu’au stade des idées !
Infos pratiques : les reportages d’Au coin de ma rue sont à lire sur aucoindemarue93.fr
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19 novembre 2023