Erwan Ruty est directeur du MédiaLab93 installé à Pantin et fondateur de Presse & Cité
« Aujourd’hui, la banlieue est dématérialisée », assurait dès 2015 Rachid Santaki. Cet auteur et acteur culturel incontournable de Saint-Denis, qui depuis son livre La petite cité dans la prairie retisse le récit de ce que la banlieue veut dire d’elle-même, est parfois pessimiste. Mais à une époque où la dématérialisation et l’e-économie sont les maîtres mots de bien des politiques publiques, cette saillie ne manque sans doute pas de pertinence.
Car le Grand Paris, projet nébuleux pour les douze millions de Franciliens qu’il impactera, futur possible mais sans imaginaire, réalité concrète qui fait quand même déjà couler des milliers de tonnes de béton dans les plaines, semble être le seul avenir pour un immense territoire qui dévore les représentations et les relations complexes existant entre Paris et sa banlieue depuis les années 60.
La banlieue : omniprésence et refoulement
La « banlieue » est pourtant une réalité qui a fini par préempter l’imaginaire français, pour désigner pêle-mêle et de façon anarchique, parfois fantasmatique, des zones, des styles d’habitat puis de peuplement, voire une culture : zones péri-urbaines, grands ensembles, populations métissées (essentiellement originaires de l’immigration post-coloniale), cultures urbaines (voire hip-hop). Tout cela ne fait pas vraiment sens sociologiquement, mais finit par créer une sorte de communauté, par faire société. D’autant que d’un côté pas mal de gens dénoncent cette banlieue (souvent depuis l’extérieur) ou se vivent en opposition à elle, que d’autres s’en réclament, que des politiques publiques se penchent sur elle (FAS, FASILD, ASCE, CGET, ANRU, ONZUS et on en passe), qu’une foule de sociologues essayent de lui donner des contours, et que des artistes la revendiquent haut et fort. Bref de facto, une bonne partie de la société donne corps à cette réalité confuse.
Cette banlieue est même parfois une sorte de « refoulé » qui refait surface de manière plus ou moins chaotique : refoulé de la mise à distance de certaines populations d’origine étrangère, refoulé de l’effondrement progressif de la classe ouvrière, de la fin de la société industrielle et de son remplacement par rien, refoulé d’un urbanisme fonctionnel fondé sur un zonage sans âme, caractéristique des années 50 et 60, produisant un « urbain sans urbanité », voire sans humanité… A cette aune, la banlieue est le nom des anciennes fractures françaises.
Cet ensemble confus et pourtant omniprésent, pèse encore lourdement sur l’inconscient national : le cinéma a tiré l’alarme dès les années 90 (La Haine de Mathieu Kassovitz et Etat des lieux, de Jean-François Richet, sortent en 1995, puis tant d’autres films après eux endossent ce récit) ; le FN, deux fois présent au second tour des présidentielles, se positionne largement par rapport à cette question ; les émeutes de 2005 sont un événement insurrectionnel sans équivalent depuis le 19e siècle ; on parle de « Grand remplacement », son épicentre se trouvant dans ces territoires ; Nicolas Sarkozy remporte les élections de 2007 en opposition aux « racailles » ; l’essayiste Christophe Guilluy leur oppose « la France périphérique » et aujourd’hui, les rappeurs Médine, Soufiane, Youssoupha et consorts scandent « C’est nous le Grand Paris / La banlieue influence Paname, Paris influence le monde ».
Disparition ? Ensauvagement ?
Or depuis cette effervescence des années 2000, plus rien ne semble se passer autour des banlieues. François Hollande a surfé sur le rejet de son prédécesseur auprès des couches populaires (surtout « issues de la diversité », selon la stratégie proposée par Terra Nova), mais aussitôt arrivé au pouvoir il a enterré leurs revendications autant que celles liées à sa fameuse ennemie « sans visage », « la finance » ; Emmanuel Macron a fait de même et esquissé un « plan » via Jean-Louis Borloo… pour l’enterrer pareillement aussitôt (en accablant au passage tous les « vieux mâles blancs », formule populiste s’il en est, s’adressant à un auditoire métissé, sensé les enterrer lui aussi, mais sans pour autant offrir finalement à cet auditoire une quelconque parcelle du pouvoir des ci-devant blâmés).
Que reste-t-il donc de la banlieue ? Des rumeurs parfois contestées de disparition des départements de la petite couronne (le 93 finira-t-il par disparaître dans le Grand Paris comme Belleville ou Batignolles naguère ?). Les banlieues s’évanouiront-elles pareillement partout en France, même quand elles n’ont pas d’existence formelle, comme à la Mosson (Montpellier), aux Hauts-de-Rouen, à Neuhoff (Strasbourg) ? Quid des quelques 1500 « quartiers prioritaires » (QPV), zonage étroit et insuffisant de cette réalité ? Seront-ils la dernière mémoire de ces territoires aussi jeunes et créatifs qu’incandescents ? Le « new Brooklyn » de Pantin effacera-t-il les Quatre chemins et les Courtillières dans ce Grand Paris perçu comme néo-colonial par nombre de ses anciens habitants les plus pauvres, chassés loin vers la troisième couronne ou même au-delà, vers Orgeval, Creil, Cergy, Goussainville, Melun, Montlhéry, Corbeil, Chelles pour les plus chanceux –les autres dormant dans leur voiture ou campant « sans feu ni lieu » au bois de Vincennes ?
Cette ville centrifugeuse ne produirait alors que de l’ensauvagement, à l’instar de ce que nous disent toutes les Banlieue 13 (ou encore les La Zona et autres récits dystopiques qui parlent de rébellion des marges abandonnées contre les centres opulents). Cette suburbanité est une implacable révolution urbaine, qui comme la plupart des révolutions, dévore ses propres enfants (avant de dévorer complètement la planète et ses équilibres écologiques, comme le soulignait déjà l’écologiste Bernard Charbonneau, notamment dans Vers la banlieue totale).
A lire : Médias et banlieues : le rapport Borloo se serait-il saboté sans le savoir ?
Quelle identité post-périphérique ? Proximité, médiation
Après l’acmé de cette histoire souvent difficile, les émeutes de 2005, une foule de médias implantés dans les quartiers avaient pris la parole pour remédier à la violence, le plus connu d’entre eux étant le Bondy blog. Dix ans plus tard, la plupart avaient disparu, étaient en proie aux pires difficultés ou stagnaient : Med’in Marseille, radio HDR, Africultures, Vu d’ici, Lille en quartiers, 5styles, Projecteur, Quartiers sans cible, Respect mag, Pote à pote, Regards 2 banlieue… une hécatombe. Si bien que les réseaux sociaux ont pris le dessus, parfois les pires. La seule communication produite par le « Grand Paris » et les futurs « Grand-Parisiens » ne suffira pas.
L’information sociale de proximité et les productions culturelles telles que pratiquées par les médias et créatifs issus de ces territoires, avec leur force d’identification entre producteurs de contenus et habitants, est le meilleur moyen de prendre la parole de manière sereine. Elles seules peuvent aussi créer des liens avec les médias grand public pour participer communément à l’élaboration du grand récit de ce que doit être la France du 21ème siècle. Participer à la construction d’une identité post-périphérique.
A quoi pourrait-elle donc ressembler ? Pour imaginer cela, il faut d’abord s’armer d’optimisme, notamment en déroulant le fil d’une réalité tangible : la lente dilution de la banlieue dans le corps social français, en particulier à travers les cultures urbaines, au sens le plus large (c’est-à-dire sports urbains, cinéma-télé-séries, blogging, vloging et youtubing, mode et jeux vidéo compris). Une dilution qui a pour effet de transformer en profondeur l’âme de toute la culture populaire de ce pays (cf les Victoires de la musique de cette année, dernier exemple en date de l’influence massive du rap dans sa définition la plus large). Cette culture crée de fait une culture commune à tous les jeunes français, d’Aubusson à Saint-Germain-des-Prés en passant par le Franc-Moisin à Saint-Denis.
Pour donner à voir et donc rendre palpable cette réalité culturelle dominante qui refonde la France, pour dénicher les nouvelles histoires qui émergent de ces quartiers, pour découvrir ces personnages et ces projets innovants, des éclaireurs doivent à la fois s’arrimer au territoire, le labourer, en détecter les forces vives, tout en leur permettant de côtoyer d’autres réalités issues d’autres territoires, afin qu’ensemble, tous brossent de nouveaux horizons. Ces éclaireurs, ces médiateurs, peuvent être les tiers-lieux, les « incubateurs » ouverts et qui se donnent les moyens de la mixité sociale et culturelle.
Les médialabs de France sont les premiers de ces laboratoires où demain se construit. Car quoi qu’elle en dise, la société française ne crée que peu d’espaces de mélange, où le « vivre ensemble » existe réellement. Faire venir et surtout faire travailler ensemble des populations d’origines diverses mais de mêmes métiers est l’une des conditions de la réussite de ce fameux « vivre ensemble ». Les accueillir, les former, accompagner leur émergence, les faire se rencontrer à l’occasion d’événements communs où ils peuvent exprimer leurs projets, leurs idées, leurs créations, tout cela nécessite une expérience, un véritable travail de médiation qui manque si souvent à ceux qui proclament leur volonté de créer des liens, mais n’en ont pas l’habitude ni n’en possèdent les outils. Ce qu’hélas les médias eux-mêmes ne font plus.
Une société d’information(s) et encore plus, de communication, sans médiateurs ne peut persister durablement. Le lien social et le lien démocratique s’effilochant inexorablement. Or c’est à la condition que l’on tisse ensemble le récit de ce destin et de ce dessein communs que tout le monde se l’appropriera, et qu’on répondra aux fractures sociales qui nous abiment. Alors la « banlieue » aura disparu, pour le meilleur.
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26 mars 2019