En ce mardi matin, à Versailles (Yvelines), le marché Notre-Dame se déploie sur la place et dans les quatre halles qui l’encadrent. Les étals de légumes, fromages, pâtes fraîches et gastronomie levantine constituent une mosaïque colorée qui draine une clientèle venant parfois de loin pour ce spot réputé, élu plus beau marché d’Île-de-France en 2018. D’un stand à l’autre, on essaie d’attirer le chaland. « Tous les lapins fermiers à 10 balles ! », proclame le volailler. Tandis que la fromagère sa voisine hèle le passant : « Le cru de Savoie, c’est comme le beaufort, mais en moins cher, messieurs-dames ! » Preuve qu’on peut résider dans une ville cossue et faire attention à son porte-monnaie.
Dans ce décor de carte postale, deux silhouettes juvéniles se faufilent. Elles portent chacune un sac à dos en forme d’une célèbre boisson énergisante et des vêtements aux couleurs de la marque. Elles s’arrêtent auprès des commerçants et leur proposent une canette. « Pour vous redonner un peu de peps… » En assistant à la scène, je ne peux m’empêcher d’y voir une petite métaphore de ce qu’est Versailles. Loin de moi l’idée de faire la promo de ladite boisson… Mais la scène synthétise bien l’image d’une ville qui cultive le goût des traditions tout en ne rechignant pas à se faire (un peu) bousculer.
« Tu verras, Versailles, c’est vivre à Orléans mais à 10 km de Paris », m’avait résumé un proche, natif de la préfecture des Yvelines et visiblement pas pressé d’y retourner. J’avoue que, moi-même, je traînais un peu cette image de ville-musée, légèrement endormie sur les lauriers – certes fastueux – de son passé. Versailles, c’est son château, les palanquées de cars de touristes au pied de la statue équestre de Louis XIV et de longues avenues bordées d’arbres. Sans oublier des dames en jupe écossaises et des messieurs en Barbour, vivant à l’ombre de grandes maisons bourgeoises.
L’art, un facteur non négligeable du « dépoussiérage » de la ville
Le jugement était hâtif et sans doute un peu daté. J’avais déjà eu l’occasion de m’en rendre compte lors de mes reportages pour Enlarge your Paris. Évidemment, ni le château ni les touristes n’ont disparu. Et on trouve bien rue Hoche, non loin de la boutique Cyrillus, le magasin British House où faire le plein de Barbour. Tandis qu’en face, le Comptoir des monastères voisine avec la confiserie Comtesse de Provence. Pourtant, Versailles est loin de la neurasthénie. Alors que nous sommes attablées dans une cantine thaïe, mon amie Sophie, qui vit ici depuis cinq ans ,m’explique : « En fait, Versailles, c’est plein de tribus différentes. Il faut sortir du mythe de la Versaillaise à serre-tête en velours dont le fils va chez les scouts en culotte de peau. Alors certes, cela reste assez bourgeois, mais quand on voit la librairie La Suite qui a un rayon écologie et accueille des pointures comme Erri de Lucca ou Gaël Faye ou encore l’Espace Richaud qui propose de superbes expositions comme Kertész-Lartigue, on sent bien que les choses bougent. »
De fait, l’art est un facteur non négligeable du « dépoussiérage » de la ville. Petit retour en arrière. À partir de 2008, sous l’impulsion de l’ex-ministre de la Culture et alors directeur du Château Jean-Jacques Aillagon, Versailles se met à accueillir chaque année une exposition d’art contemporain mettant en avant un grand nom. Des manifestations qui bousculent le public et font parler du lieu. C’est ainsi que, la première année, un homard gonflable géant signé Jeff Koons se trouve suspendu dans le salon de Mars. En 2015, l’artiste Anish Kapoor installe dans les jardins Dirty Corner, œuvre qui gagna le surnom de « vagin de la reine » et défraya également la chronique. En revanche, A Noiva, le lustre de Joana Vasconcelos réalisé à partir de 25 000 tampons hygiéniques, est refusé sur décision du Château lors de l’exposition de l’artiste en 2012. Il ne faut pas pousser la Pompadour dans les orties, quand même… Actuellement, c’est le peintre Guillaume Bresson qui expose ses œuvres dans les salles d’Afrique où ses peintures de rixes urbaines entrent en télescopage avec les scènes de bataille d’Horace Vernet.
L’un des berceaux de la French Touch
La musique n’est pas en reste. Dans les années 90, des élèves des lycées Hoche et Jules-Ferry se passionnent pour la musique électro. Ils s’appellent Jean-Benoît Dunckel, Nicolas Godin, Marc Collin, Thomas Mars. Ils ont grandi à Versailles ou dans les villes alentour. Et c’est sur ce terreau versaillais fertile que va s’épanouir une bonne part de la French Touch qui donnera naissance à des groupes aussi fameux que Nouvelle Vague, Air ou Phoenix. Comme nous l’expliquait Marc Collin (Nouvelle Vague) dans un entretien qu’il avait accordé à Enlarge your Paris : « La ville est aujourd’hui beaucoup moins conservatrice qu’elle n’a pu l’être et elle s’est davantage ouverte aux jeunes. Mais, à notre époque, il n’y avait pas grand-chose à faire en sortant de l’école ni le soir. Ce n’était pas comme à Paris. Pour casser l’ennui, nous devions nous montrer créatifs. » Depuis quelques années, Versailles surfe sur ce patrimoine branché : la terrasse du Château accueille au printemps la soirée Versailles Électro, mettant en avant la crème de l’électro française, et l’agglomération de Versailles organise le festival Electro Chic. L’ennui semble avoir reculé.
Si les artisans de la French Touch n’habitent plus leur ville natale pour la plupart, d’autres locaux de l’étape ou néo-Versaillais contribuent à son renouveau. « Quand j’ai commencé mon blog en 2012, on sentait déjà un frémissement, évoque Corinne Martin-Rozès, actrice du guide Aimer Versailles (Éd. Mardaga) et aux manettes de Versailles in my pocket. Des jeunes entrepreneurs venaient ou revenaient s’installer à Versailles et se sont lancés. » Le ressenti est identique pour Maëva et Benjamin qui ont créé le blog et le compte Instagram Vitaversailles en 2021, peu de temps après avoir emménagé sur place. « Les familles traditionnelles habillées en bleu marine, c’est une réalité, mais pas la seule, témoignent-ils. Les enfants de ces familles reviennent, après quelques années à Paris, pour insuffler une nouvelle dynamique. Pour créer des lieux et faire en sorte que les gens n’aient pas forcément à se déplacer à Paris pour sortir. »
« L’accent est mis sur le commerce de proximité »
Une balade dans le quartier Saint-Louis suffit à s’en rendre compte. Du côté des « carrés Saint-Louis », les jolies maisonnettes édifiées sous Louis XV, les commerces pullulent. Quand on pousse la porte de l’échoppe de Damien Béal, on est accueilli par des odeurs de cuir et de bois. Et pour cause : le jeune homme est maroquinier et menuisier. Il conçoit des objets- sacs, mobilier, bijoux… alliage de ses deux passions. Versaillais lui-même, il loue son local auprès de la mairie. « Le quartier a beaucoup bougé, confirme-t-il. Ici, comme la ville a donné accès aux boutiques, l’artisanat est préservé et l’accent est mis sur le commerce de proximité. » Il note aussi une évolution de sa clientèle : « Beaucoup de Parisiens sont venus s’installer. » À quelques numéros de là, Jérémy Vieira, à la tête de Maison Alchymiste, splendide parfumerie de niche, fait le même constat. Lui-même est « un enfant d’ici » et a étudié à l’ISIPCA, l’école des métiers du parfum établie dans la ville. Outre les néo-Versaillais, il constate que de plus en plus de Parisiens viennent faire leurs emplettes de fragrances chez lui. « Ils me disent qu’ils se sentent moins pressés qu’à Paris. En un coup de train, ils sont ici… »
Mais, pour qu’il y ait développement des commerces, il faut aussi qu’il y ait la clientèle idoine. Pour Corinne Martin-Rozès, ce regain de dynamisme doit aussi à une nouvelle population qui s’est installée ces dernières années. D’anciens Parisiens mais aussi une population étudiante qui fréquente l’université de Versailles-Saint-Quentin, l’École nationale supérieure de paysage, l’École nationale supérieure d’architecture ou encore le flambant neuf Campus Versailles, inauguré en 2021, tourné vers l’apprentissage des métiers d’art.
« À Versailles, on est près de Paris tout en ayant de l’espace et une forme de douceur de vivre », résume Corinne Martin-Rozès. Mon amie Sophie confirme que, d’un coup de vélo, elle se retrouve au fond du parc de Versailles, en lisière des champs et des bois, et sans grand monde. Maëva appuie elle aussi sur la dimension verte de la commune : « À Versailles, il y a une vraie démarche de développement écologique. C’est l’une des villes les plus cyclables de France et constituée pour la moitié d’espaces verts. » En l’écoutant, je me remémore la balade effectuée par ma consœur d’Enlarge your Paris Virginie Jannière dans les 800 hectares du parc du château. Pour ma part, je n’ai pas eu le temps de l’arpenter mais, en déambulant dans le quartier Saint-Louis, je m’offre tout de même une échappée du côté du potager du Roi et de sa boutique où l’on peut faire le plein de sirop de sureau, de poires au poivre de Sichuan ou de pesto de fanes de carottes récoltées sur place.
L’émergence d’une offre alternative
Le covid aurait-il donc convaincu plus d’une famille de quitter la capitale pour voguer vers le Grand Canal et ses abords ? « Cela explique qu’une offre alternative ait grandi et ait trouvé son public ici », résume Corinne Martin-Rozès. Et de citer en exemple le Positive Deli, coffee-shop flexitarien de la rue de Satory. « Il y a encore quelques années, cela n’aurait sans doute pas marché », estime-t-elle. Elle cite aussi la Royale Factory (on est à Versailles, quand même !), comedy club où l’on pourra notamment voir dans les mois à venir Anne Cahen ou Thaïs.
Autre signe de changement : l’ancienne poste, située à quelques encablures du château, a été transformée récemment en lieu d’exposition – elle accueille actuellement une exposition sur le gaming – avec un food court. Alors certes, comme le note Sophie, ce n’est pas encore Ground Control (ancienne halle située rue du Charolais à Paris transformée en friche culturelle), mais ça lorgne un peu de ce côté-là, avec trois propositions différentes – cantine française, burger et cuisine méditerranéenne – à déguster sur de longues tables en bois.
Pour Maëva, une chose est sûre : « Ces nouveaux lieux ont vocation à rassembler les populations, pas à les scinder. » Retour du côté du quartier Notre-Dame, dans les petites ruelles qui serpentent derrière le marché. C’est là qu’officie Esteban, à la tête de la Maison La Varenne. La Varenne, comme l’officier de bouche réputé sous Louis XIV. « On lui doit l’invention du millefeuille, du marron glacé ou encore de la frangipane », énumère Esteban, installé ici depuis six ans. Dans sa biscuiterie-confiserie, tout est fait à la main, des recettes anciennes aux plus contemporaines. Les biscuits portent les jolis noms de casse-museau, aveline ou marquisette. On peut acheter de la vraie guimauve faite à partir de la plante du même nom ou des confitures sèches, ancêtres de la pâte de fruit. En déambulant dans sa boutique parée de bleu, on repense à la phrase glissée par Benjamin : « En fait, à Versailles, la tradition et le dynamisme cohabitent. » Et, visiblement, ça fonctionne plutôt bien. C’est Esteban qui l’affirme : « Franchement, ici, on est très loin des clichés sur le Versaillais coincé ! Avec mes clients, on se marre ensemble toute la journée ! » Comme quoi à Versailles, le client peut être roi sans se prendre au sérieux.
Infos pratiques : 4 gares desservent Versailles : Versailles-Château-Rive-Gauche (RER C), Versailles-Chantiers (RER C, lignes N, U et V), Versailles-Rive-Droite (ligne L), Montreuil (ligne L)
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30 janvier 2025 - Versailles