L’Œil Urbain est un festival qui parle d’hommes et de territoires, de photographie et de rencontres dans une ville surprenante de charme. Corbeil-Essonnes (Essonne), qui fut longtemps sous les projecteurs des médias, est en réalité une belle inconnue. C’est “une ville d’eau et de papier” dans laquelle les fondateurs de l’Œil Urbain, Lionel Antoni et Delphine Blaise, ont eu envie de créer des synergies et de permettre à des photographes, auteurs contemporains comme photojournalistes, de venir y partager leur vision du monde.
L’Oeil Urbain, une galerie à ciel ouvert
Cette sixième édition est placée sous le thème de la traversée, qu’elle soit géographique ou symbolique. Et c’est aussi une traversée de la ville, à pied cette fois, que propose le festival puisque les expositions sont réparties à quelques centaines de mètres seulement les unes des autres. Certaines sont visibles depuis la rue, au contact direct des passants. Les autres sont proposées en accès libre dans des lieux dédiés, parfois chargés d’Histoire. La démarche de proposer de la photographie sur l’espace public, livrée aux aléas des flux et du passage, n’est pas neutre. Lionel Antoni s’en explique : « Les locaux sont souvent les derniers au courant et c’est un constat que font de nombreux festivals photo en France. Auparavant l’Œil Urbain attirait une majorité de Parisiens, de Franciliens voire de provinciaux et d’internationaux parmi ses publics. On a donc travaillé pour inverser cette tendance et désormais les gens du coin finissent aussi par se déplacer. C’est pour cette raison que l’on a pérennisé une formule d’expositions en extérieur depuis trois ans. On est dans une ville où de nombreux habitants estiment encore que la culture n’est pas quelque chose pour eux. Ils ne feront a priori jamais la démarche de passer le seuil d’une galerie. Mais nous avons aussi voulu présenter ce festival ici pour plusieurs raisons. À la base, Corbeil est une ville d’eau et de papier. Une des plus grosses imprimeries de France, d’ailleurs partenaire du festival, y est implantée depuis de longues années. On est à la croisée entre la banlieue et la province du point de vue urbain, avec toutes les problématiques que cela suppose. Il y a eu la construction de la ville nouvelle à côté, celle des grands ensembles, dans les années 60. C’était donc le bon endroit pour monter un tel festival. »
Un festival qui croise les genres photographiques
Les galeries à ciel ouvert de l’Œil Urbain proposent d’ailleurs aux publics des travaux de très grande qualité, souvent de renommée internationale, à l’instar de la terrible histoire du Mur de Lima, au Pérou, signée Gaël Turine ou de l’immersion dans le métro moscovite de Didier Bizet. Chaque sujet est porteur de sens, prête à sourire parfois ou joue un rôle de miroir par rapport à notre propre condition. Au final, toutes les écritures photographiques contemporaines se côtoient chaque année. « On est effectivement sur des écritures photographiques assez différentes les unes des autres. L’Œil Urbain n’est pas exclusivement dédié au photojournalisme, même si une partie de la programmation découle de ça . Mais si on prend le cas de Guillaume Zuili, qui expose cette année à la Commanderie Saint-Jean, on constate qu’il n’est effectivement pas issu du reportage. Guillaume réalise un travail d’artisan pur et dur, à la chambre ou au sténopé. Il préfère d’ailleurs passer 10 heures dans son labo que 10 heures en prise de vues. Les pratiques représentées ici sont donc très différentes les unes des autres. Entre un Denis Meyer, qui est un photojournaliste qui produira en numérique par souci d’efficacité par rapport au fonctionnement et aux délais que la presse impose et un Zuili qui n’aime au fond que son labo, on voit bien à quel point ces univers sont différents. Et d’ailleurs, bien qu’il s’agisse de photographie, ces mondes ne se rencontre pas, sauf chez nous. C’est aussi l’intérêt de notre proposition de parvenir à réunir un photographe représenté en galerie et un reporter issu de la presse papier. Cela dit, dans le festival on reste dans une pratique où l’auteur a une place importante. »
De Los Angeles à Moscou
Pour cette nouvelle édition, le visiteur va voyager de Los Angeles à Moscou, de Lima au delta du Missouri. Mais l’une des particularités de l’Œil Urbain c’est sa résidence. Une invitation faite à un photographe de venir poser son regard pendant un an sur la ville de Corbeil et d’en livrer un récit, une interprétation, un constat. Cette année c’est Sophie Brändström qui est venue poser ses valises autour de la Nationale 7, ou plutôt sur le périmètre de 11 arrêts du bus numéro 402. Ce travail « si près, si loin » offre une vision tendre, bienveillante et généreuse des quartiers populaires de Corbeil-Essonnes. D’ailleurs quand on l’interroge sur le rapport entre la banlieue et son traitement par la photographie documentaire, Lionel Antoni ne prend pas de gants. “ Cette histoire, ce n’est ni plus ni moins que celle des Parisiens qui viennent de s’apercevoir que la banlieue existe. L’intérêt pour la banlieue est arrivé avec le projet du Grand Paris mais des photographes en banlieue, il y en a toujours eu. Moi ça fait 25 ans que je suis photographe en banlieue, que je produis des sujets là-dessus, que je monte des expositions et que Paris ne se déplace pas. Ces gens viennent tout juste de prendre conscience que ce sujet était un vrai sujet et que du monde vivait de l’autre côté du périph. Il n’y pas un soit disant vide à combler du point de vue du traitement photographique de ces territoires. C’est bien documenté, sauf que jusqu’à présent Paris ne s’en apercevait pas. Quand les photographes proposaient ce genre de sujets on les dédaignait alors que la banlieue a depuis toujours été documentée. Maintenant la banlieue, c’est le quotidien des gens ici. Alors leur remontrer leur quotidien n’est pas toujours une chose très simple même dans le cadre d’un festival comme le nôtre.”
Infos pratiques : Le festival L’Œil Urbain se tient jusqu’au 20 mai prochain à Corbeil-Essonnes (91). Expositions en accès libre. Plus d’infos sur loeilurbain.fr
Nos 3 coups de cœur
Gaël Turine
Le Mur de Lima, Pérou
Encore un mur dressé quelque part sur la planète et la terrible histoire qui l’accompagne. Un chien surplombe une immense terre crevassée, éventrée comme une mine à ciel ouvert et ceinte d’un mur barbelé long d’au moins 10 kilomètres. Au centre, un no man’s land inconstructible et stérile a pour seule fonction de séparer les riches des pauvres, le bidonville des luxueuses villas bourgeoises. Cette première photographie donne le vertige et l’on sent que l’histoire qui va suivre de panneau en panneau sera dure et tranchante comme le sol rocheux de ce bidonville sans rues. Gaël Turine photographie dans un noir et blanc somptueux et nuancé la très grande misère des habitants de Pamplona Alta. Ce noir et blanc inscruste d’ailleurs encore plus les hommes dans un environnement hostile et insalubre dont il n’arrivent plus à se détacher. Turine ne s’attarde pas sur ces hommes, il raconte leur condition
Exposition visible en extérieur square Crété. Plus d’infos sur loeilurbain.fr
Guillaume Zuili
Smoke & Mirrors
« Smoke & Mirrors est une expression qui signifie qu’il ne s’agit que de poudre aux yeux. Cette série, réalisée sur presque dix ans, est un hommage au film noir. Une vision idéalisée et épurée, à la recherche du mythe américain. Los Angeles vue comme plateau de tournage, ville-décor, où tout — ou presque — n’est qu’illusion photographique. J’ai utilisé le sténopé pour gommer tous les détails trop réalistes et ne retenir que l’âme d’une ville imaginaire, rêvée, tel un décor de film. » Voici ce que nous dit Guillaume Zuili de ce travail extraordinaire, présenté à la Commanderie Saint-Jean. Effectivement Zuili revisite un pan de la mythologie américaine en fixant le soleil de plomb de Los Angeles droit dans les yeux. Ses géométries d’ombres portées plaquent la ville sur le sol, durcissent ses artères de béton pendant que des silhouettes évanescentes traverses un rai de lumière. Guillaume Zuili réalise lui-même ses tirages, ce qui donne à ses œuvres une portée unique.
Exposition visible à la Commanderie Saint-Jean 24, rue Wildmer. Plus d’infos sur loeilurbain.fr
Alain Keler
Juke Joint Blues
Au milieu des années 80, Alain Keler est parti dans le delta du Mississipi, le berceau du blues et une région qui pratiqua très longtemps la ségrégation. L’exposition raconte la vie de ces populations noires et pauvres en trois actes. De belles séquences s’attardent sur un mariage heureux. La communauté est réunie, les hommes et les femmes sont sur leur 31. Les uniformes et les tenues d’apparat donnent de la dignité à ces visages graves et beaux. Vient alors la perte des valeurs et un autre visage : celui de la prison et du couloir de la mort. En attendant la chaise électrique, les prisonniers retrouvent les champs de coton et le travail forcé. C’est le retour à l’esclavage, la double peine. Enfin, Alain Keler nous invite à traîner du côté des Juke Joint, des bars ou on se rassemble autour d’une bière et d’un billard alors que sur la petite scène du fond, un musicien de blues raconte la vie des noirs au Mississipi, en trois actes, lui aussi.
Exposition visible à la Galerie d’art municipale, 15 allée Aristide Briand. Plus d’infos sur loeilurbain.fr
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16 avril 2018 - Corbeil-Essonnes