Deck & Donohue, MIЯ, Mappiness, Volcelest, des noms aujourd’hui moins connus que Heineken et Kronenbourg mais qui sont en train de se faire une place dans les pintes grand-parisiennes. Alors qu’ils n’étaient qu’une poignée il y a une dizaine d’années, les brasseurs de bières artisanales se comptent désormais sur les doigts de dix mains à Paris et en banlieue, et sont plus de 1.200 en France. Parmi eux, Jérôme Crépieux, installé à Romainville (Seine-saint-Denis). “Je souhaitais mener une action locale sur ce territoire incroyable qu’est la Seine-Saint-Denis. C’est grâce à l’opération “Adopte un houblon” de l’association des Brasseurs venus de l’Ouen à Saint-Ouen que je suis tombé dans le brassage”, raconte-t-il. Jérôme a lancé Bière MIЯ à l’automne dernier. “J’ai voulu absolument identifier ma bière à la ville en faisant figurer sur l’étiquette l’emblématique tour de télé. L’acronyme MIЯ signifie Made In Romainville quant au Я retourné comme dans l’alphabet cyrillique il est là pour rappeler le passé communiste du territoire.” A Noël dernier, le resto-cave-épicerie Les Salaisons 29 a commercialisé les premières bouteilles et s’est fait dévaliser aussitôt par des Romainvillois ravis. Résultat, Jérôme va bientôt devoir quitter son travail car ses week-ends ne suffisent plus à combler la soif des habitants.
Gallia, née à Paris au XIXe siècle et aujourd’hui brassée à Pantin
Chez Gallia à Pantin (Seine-Saint-Denis), le tournant de la professionnalisation est déjà franchi puisque l’entreprise s’appuie sur douze salariés et vend ses bouteilles à près de 300 lieux franciliens. Créée en 1890 par un Alsacien dans le XIVème arrondissement, elle fut brassée jusqu’en 1969 avant de renaître de ses cendres en 2009 à Pantin grâce à deux jeunes diplômés d’école de commerce. “Nous sommes tombés sous le charme du dynamisme de Pantin. Deux des salariés et moi-même y avons emménagé, ravis de retrouver une vie de village qui n’existe plus à Paris”, confie Guillaume Roy, l’un des deux fondateurs. A côté de la brasserie, qui fabrique une dizaine de bières différentes, Gallia a ouvert son propre bar. Du mercredi au dimanche, on y vient pour des afterworks musicaux, des visites de la brasserie ainsi que des marchés de producteurs.
Autre ville autre ambiance, depuis l’été dernier, Saint-Maur-des-fossés (Val-de-Marne) abrite aussi sa micro-brasserie. Et en plus, elle est bio. Située en plein centre-ville, Mappiness mise sur les circuits courts : 50% de sa clientèle professionnelle (bars, caves, restaurants, AMAP, Ruche qui dit oui) se trouve à moins de 3 km de la brasserie. “C’est un écosystème vertueux, tout le monde se soutient. La mairie nous a accueillis à bras ouverts et invités pour le Food Truck festival 2017 alors que nous n’avions que deux mois d’existence”, indique Marguerite, l’un des deux piliers de Mappiness.
Chez Mappiness, il ne s’agit pas simplement de produire une bonne bière mais également de la raconter. C’est pourquoi trois fois par semaine, Pierre et Marguerite accueillent les visiteurs et prennent le temps d’expliquer leur métier. Aux beaux jours, un charmant beer garden est ouvert et chaque premier dimanche du mois, une visite des lieux se ponctue par une dégustation à l’aveugle “pour montrer que la bière ne se décline pas qu’en 4 couleurs” précise Marguerite.
Du houblon cultivé localement
Portée par le même enthousiasme, La Guinche à Chelles (Seine-et-Marne) est brassée par des habitants qui entendent redynamiser leur ville. “Nous inaugurerons bientôt un véritable lieu de vie avec entre autres des ateliers de brassage tous les samedis et une culture de houblon sur site. Nous souhaitons partager notre passion et penser une autre façon de travailler en formant une coopérative dès que possible”, décrit Nicolas qui s’est lancé dans l’aventure avec sa compagne. Planter du houblon, Jérôme Crépieux s’y prépare. Au printemps, il invitera les Romainvillois à cultiver une quarantaine de pieds pour sa bière MIЯ. Une réunion d’information (et de dégustation !) se tiendra le 24 mars. Dans Paris, c’est un kilomètre de murs répartis sur dix sites qui vont accueillir du houblon, ce qui permettra de brasser jusqu’à 86.000 litres de bière.
De quoi ravir Mickey, fervent défenseur des bières locales et qui a ouvert dans le XIVe sa boutique spécialisée, CHOP’IN. “Favoriser le local me permet de faire part directement au brasseur de mes critiques, et parfois même de retravailler avec lui les recettes. J’essaie aussi, à mon petit niveau, de renforcer le commerce de proximité”, souligne ce caviste passionné, qui a même aménagé un coin lecture dédié à la bièrologie.
Des brasseurs autodidactes
Car l’immense majorité des brasseurs se forment sur le tas. L’histoire de la Brasserie du Grand Paris est en cela un cas d’école. Tout débute dans la cuisine d’un appartement en 2011, ici celle de Fabrice, Breton devenu Levalloisien. Rejoint par Anthony, Américain arrivé à Paris en 2012, ils se décident alors tous les deux à s’engager dans la voie de la professionnalisation. “Lorsque j’ai su que j’allais emménager en France, j’ai vite appris à brasser aux Etats-Unis pour pouvoir encore boire de la bonne bière artisanale”, se rappelle Anthony. Accueillis successivement par différentes brasseries, le binôme prend le temps d’expérimenter ses premiers brassins auprès de mentors attentionnés. “Brasser dans Paris est un sacré challenge. Entre les plaintes liées aux odeurs et au bruit, les embouteillages ralentissant les livraisons et le prix du foncier, je tire mon chapeau à nos collègues intra-muros ! Nous avons préféré l’espace et la tranquillité de Saint-Denis ; et en plus, la ville nous soutient”, relève Fabrice. Dans leur immense hangar où les cuves ressemblent à des fusées, le duo a produit 165.000 litres l’an dernier. Chaque bière est un métissage franco-américain détonnant, aux variations de houblons osées. “La démocratisation de la bonne bière bien faite est essentielle pour nous. On rêve d’en voir partout en France, comme aux Etats-Unis où l’artisanal représente 15% du marché, contre 5% seulement chez nous”, détaille Fabrice.
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De la vente en direct à la commercialisation en grandes surfaces
Autre défenseur de la bière de qualité, Emmanuel Rey fait figure de pionnier en Île-de-France. Sa brasserie bio Volcelest a ouvert en 2008 à Bonnelles (Yvelines), au coeur du parc naturel de la Haute Vallée de Chevreuse. “Aujourd’hui, la quarantaine de brasseurs franciliens artisanaux vend aisément ses produits. Cela n’avait rien à voir il y a 10 ans, lorsque nous n’étions qu’une quinzaine d’hurluberlus”, se souvient-il, lui qui ouvrira prochainement un espace de vente accolé à la brasserie. Ces dernières années, les bières franciliennes se sont également frayé un chemin jusque dans les rayons des supermarchés, à l’instar de Gallia chez Franprix. “La grande distribution a une vitesse d’exécution lente mais cela ne sert à rien de l’ignorer. Entre brasseurs, nous devons rester solidaires face à cet ennemi commun qu’est la production industrielle. Nos ventes ont décollé depuis que l’offre de bières artisanales s’est étoffée”, assure Guillaume Roy. Vous prendrez bien un verre ?
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15 mars 2018