Au fin fond de la zone industrielle Mozinor se cache la succursale d'une usine à rêves. Éthiques, responsables, intelligents... voilà deux ans que Les Jouets Libres accomplissent un travail exemplaire, en toute modestie. Ou comment plaire aux enfants tout en séduisant les parents.
[Article publié le 15 décembre 2014]
Quand on y pense, la vie est mal faite. C’est évidemment à Noël qu’on décide de parler d’une marque de jouets. Et c’est précisément à ce moment que ceux qui s’en occupent sont débordés. Mais Julien, le fondateur des Jouets Libres est trop excité à l’idée de parler de son projet pour refuser l’invitation. Au pire, il sautera sa pause déjeuner. Car Julien, a des étoiles dans les yeux. C’est compréhensible : même s’il affirme ne pas savoir si son entreprise sera toujours sur pieds dans 6 mois, à quelques semaines de Noël, le calendrier de commandes est plein. Personne ne va s’en plaindre.
Un rêve d’enfant
Son look sage d’ingénieur – jean et polo foncé, rasé de frais – le trahit en apparence. Pourtant, Julien, la petite quarantaine, est loin d’avoir choisi le confort qu’offre ce corps de métier. Pour cause, certainement trop dynamique pour rester en place, il met les voiles il y a deux ans, cap sur l’indépendance. Le fil conducteur de l’aventure reste certainement ce petit grain de folie qui fait que ses idées ont du succès. Au lieu de réaliser ses rêves d’enfant (encore que…), il décide d’exaucer ceux de sa progéniture.
Ainsi, quand son fils lui demande de customiser un de ses jeux, c’est la révélation : « Mon fils avait 6 ans, il jouait dans sa chambre, il se faisait un terrain de foot avec des Kapla (jeu de construction fait de petites barres rectangulaires en bois), des Playmobil et des billes, mais quand il tapait dedans, le terrain partait en éclat. Il m’a dit ‘papa, tu ne veux pas faire un système ?’. On a bricolé, puis mon associé, qui est directeur artistique, nous a proposé de le customiser avec des autocollants et on s’est pris au jeu. C’était en octobre 2012. Et on ne connaissait pas le monde du jouet. »
Les choses ont bien changé. Très vite, le duo monte une société pour commercialiser sa première création, RouleTaBille. Les boutiques sont réceptives, l’aventure est lancée : en deux mois, ils sortent quatre nouveaux produits en vue d’un salon. La sauce prend. Depuis, la boîte vit et ceux qui l’ont créée apprennent : « Quand on travaille sur le papier, on se dit ‘tient, on va faire des jeux, on va en vendre tant’, on a plein de certitudes, on est un peu naïf, comme un enfant. Surtout quand c’est votre première entreprise. Ça nous permet de relativiser, de se dire que ce qu’on veut, c’est en vivre tranquillement et de montrer que ce modèle-là est cohérent et qu’il a sa place. »
Le modèle dont parle Julien a tout pour séduire et agacer en même temps. Trop parfait, trop dans l’ère du temps, trop intelligent. Peut-être juste trop bien tout simplement. Que ce soient les jeux, la manière de les penser ou même les réflexions autour de leur fabrication, rien n’est laissé au hasard.
L’éthique du jouet
Attention, anti-bobos s’abstenir : quand il ne s’agit pas de jeux de cartes, les Jouets Libres ont un dénominateur commun : le bois. Jeu de dames, terrain de foot à construire soi-même selon ses fantasmes (on peut le faire rond et y mettre 4 buts, pourquoi pas ?), mini-bowling… l’idée est de redonner aux souvenirs d’enfance leurs lettres de noblesse en les rendant durables et en y ajoutant la dose de conscience écologique et sociale nécessaire à notre époque.
Car les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain : « Notre tranche d’âge, c’est de 4 à 10 ans. On se rend compte qu’à partir du CE2, les enfants commencent à comprendre. Notre propos n’est pas de dire qu’il ne faut plus acheter de produits qui viennent de Chine, il y a certains produits fabriqués dans de très bonnes conditions, mais on pense qu’il y a un chemin alternatif. Nous ne sommes pas des ayatollah de l’écologie, du made in France, mais on veut prouver qu’on peut le faire. Les enfants sont les adultes de demain, le message qu’on veut véhiculer passe très bien. »
Cela passe par des actions qui vont au-delà du produit : « Pour matérialiser notre démarche, nous avons fait un partenariat avec l’Office national des forêts, pour replanter des arbres avec le prénom de l’enfant. A chaque fois qu’un jeu RouleTaBille (les jeux incluant du bois et des billes) est acheté – il utilise beaucoup de bois, qui provient de forêts gérées durablement dans le Jura – on plante un chêne avec le prénom de l’enfant. Dans la forêt il y a une pancarte avec inscrit ‘cet arbre a été planté par Arthur, Théo ou Léa’ et Arthur, Théo ou Léa peut aller quand il veut voir sa parcelle et son arbre pousser. Dans 40 ou 50 ans, il se souviendra qu’il a toujours un arbre à son nom. On concrétise l’expérience de manière simple. C’est un cercle vertueux. »
Cette volonté de changer les habitudes de manière passive mais efficace commence dès la conception du produit, dans un objectif « zéro-déchets », qui, finalement, mêle l’utile à l’agréable : « Quand on conçoit un jeu, on a comme contrainte de faire zéro déchets. L’idée est de se dire que le produit manufacturé a un coût et un impact sur l’environnement. La première expérience que va faire un enfant quand il va recevoir un jouet, c’est de mettre quelque chose à la poubelle, la plupart du temps. On souhaite qu’il puisse se dire qu’il l’utilise tout de suite. On s’est inspiré de l’iPhone, dans l’idée de l’expérience utilisateur : j’ouvre et je peux jouer tout de suite, j’ai l’émerveillement. On ne veut pas apprendre aux enfants que quand on reçoit quelque chose, il faut systématiquement mettre quelque chose à la poubelle. Le packaging sert de plateau et de sac de rangement, pour notre jeu de dames, par exemple. En faisant cela, on réduit aussi l’utilisation de la matière première et on s’y retrouve financièrement. Car notre but était aussi de faire des jouets accessibles financièrement. On ne veut pas faire des choses deux fois plus chères que le reste sous prétexte que c’est du made in France. »
La mauvaise foi à la française oblige presque instantanément à soupçonner l’équipe de mettre la charrue avant les bœufs et de faire du jouet un medium pour faire passer un message trop beau pour être vrai. Surtout quand le site internet indique, dès l’affichage des résultats sur Google : « naturellement fabriqués en France ».
Pourtant, Julien précise bien que c’est l’occasion qui a fait le larron, et pas l’inverse : « Ce qu’on met en avant, c’est plutôt nos jeux, c’est la création, ce que ça va apporter aux enfants. Ensuite, effectivement, on parle de la partie fabrication locale, etc, mais sur les boites il n’y a pas un gros panneau ‘made in France’, on ne veut pas en faire un argument marketing. Notre positionnement est d’abord de savoir ce qu’on va apporter à l’enfant, par le jouet, par le design, par plein de choses : comment on peut susciter des émotions, comment on va retenir son attention, comment il va se développer. Ensuite, le fait de fabriquer en France, avec de petites PME locales, d’avoir un projet social, ce sont des choses secondaires pour nous, c’est finalement la résultante d’une manière de voir le monde, de conduire une entreprise. Avant tout, on fabrique des jouets pour les enfants et ce qui nous intéresse, c’est le rapport que va avoir l’enfant à son jouet. »
Jouets intelligents
Même si elle est candide, la démarche ne s’arrête pas là. Parmi la vingtaine de produits proposés, la plupart sont nés d’une réelle réflexion autour de l’expérience de jeu et de l’apprentissage. Ainsi, pour les créations les plus originales des Jouets Libres, Julien et son équipe partent d’un concept plutôt que d’un objet ; pas question de se demander quel jeu de plateau ils vont bien pouvoir inventer, par contre il vont chercher comment aider les enfants à se débarrasser de leurs cauchemars (Kaput), ou comment les sensibiliser à la diététique.
Apprendre en s’amusant vraiment : « Nous avons un jeu qui s’appelle Pic-assiette, on voulait travailler sur le thème de la nutrition. Mes enfants se plaignent toujours de la cantine, mais l’alimentation est quelque chose d’important. D’autant plus que c’est à cet âge là qu’on fabrique des réflexes. Si les lipides, les glucides, etc, c’est un peu compliqué, l’enfant peut retenir qu’il faut manger équilibré. Ça veut dire une entrée, un plat et un dessert, mais pas un gâteau au chocolat et une pizza, sans pour autant qu’on n’ait pas le droit de se faire plaisir : un hamburger, mais avec une pomme, par exemple. On ne voulait pas culpabiliser les enfants et les parents, mais les responsabiliser. On a travaillé avec un nutritionniste pour concevoir le jeux. On considère l’enfant : il doit constituer un menu en respectant un certain nombre de points, le plus rapidement possible, un peut comme pour le Mille bornes. Il y a une variante, pour les plus grands, on ajoute les contraintes de saisons : pas de choux fleur en été et pas de melon en hiver. Dernièrement, lors d’une vente privée, une dame ma dit ‘c’est le seul jeu où je prend plaisir à jouer avec mes enfants, ils prennent les cartes, ils font leur menu du soir, ça accompagne mon message’. »
Des jouets pour les parents
Cette marque a bien l’air de faire partie de celles qui réussissent l’exploit de plaire au petits et aux grands, et pour les bonnes raisons. C’est flagrant au premier coup d’œil : les parents sont paritairement au centre de la réflexion des Jouets Libres. Julien ne s’en cache pas : « On s’adresse aux parents, car on veut expliquer notre démarche, Les Jouets Libres ce n’est pas qu’une entreprise qui vend des jouets, on porte un projet différent des autres marques. On a besoin des parents aussi, ce sont eux qui achètent. »
Au delà de cette volonté de faire comprendre le projet, le jeune chef d’entreprise – lui même papa de deux enfants – souhaite faire des jeux dans lesquels les adultes s’investissent. On est loin des jeux vidéos pour se débarrasser des gamins : « La question des parents est importante pour nous. On considère le temps de jeux comme un partage. Le jeux de société, dont nous ne sommes pas très éloignés, se porte très bien. On conçoit systématiquement l’expérience de jeu sur le mode du parent en train de jouer avec son enfant. On aime penser que la famille puisse décrypter l’idée de nos jouets. Certains peuvent être même utilisés par les adultes entre eux. »
Service de proximité
Les jouets libres sont distribués dans plus de 500 magasins à travers le monde. Mais tout commence à Montreuil et, si tout va bien, tout devrait y rester. Au départ, Les Jouets Libres s’installent à Made In Montreuil, « une sorte de fab lab de 2000 mètres carrés avec des espaces mutualisés, des open-space et des fab avec des machines à bois, à fer, des imprimantes 3D… tout ce qui est lié à la création et à la fabrication. On avait notre place là bas, ça correspondait à notre démarche, le collectif nous a enrichi ».
Puis l’équipe s’agrandit (Julien travaille aujourd’hui avec sa femme ainsi que deux, voire trois autres employés) : « Avec l’expansion, on avait besoin de bureaux à nous, d’autant qu’on voulait ré-internaliser le stockage, car le projet est aussi social et on préfère traiter le maximum de choses en interne pour créer des emplois. On essaie de travailler aussi avec des centres de travail pour les handicapés ou on embauche des personnes en réinsertion. »
Direction la zone industrielle Mozinor, dont le côté massif et froid contraste avec l’ambiance chaleureuse et familiale qui se dégage des locaux, partagés avec une entreprise de paintball, où se mêlent une salle de sport improvisée, une pièce de stockage, des bureaux et un espace où sont assemblées les boîtes, où lesquels chacun peut venir chercher ses commandes en direct et discuter avec l’équipe.
Julien connaît l’histoire du lieu qui l’accueille sur le bout des doigts : « Mozinor est un projet architectural des années 60, l’architecte voulait ré-industrialiser les villes péri-urbaines de Paris. C’est l’époque post-guerre, l’idée était de construire des usines verticales, comme ça se faisait beaucoup avec d’autres types de bâtiments. Il voulait mettre des usines avec des ouvriers. Le projet n’a pas fonctionné, ça a été à l’abandon dans les années 80-90, il y a eu une boîte de nuit, puis dans les années 2000, ils ont voulu créer des centres de stockage et c’est désormais compliqué d’avoir une place, car c’est assez apprécié. »
Cette connaissance accrue de l’espace qu’occupe la marque témoigne d’une volonté de favoriser la proximité : « On habite Montreuil, c’était important pour nous d’y rester, pour produire localement et parce que la structure de Montreuil s’y prête. On est dans un écosystème de création, il y a un petit milieu artistique. On veut garder cette singularité. » Si l’équipe a réussi le pari de la fabrication française (les éléments en bois viennent du Jura, les billes de Limoges et les pièce en plastique de l’Ain), le but à terme est de rapatrier le plus possible dans la ville qui l’accueille depuis ses débuts. L’idéal serait de tout maîtriser sur place. Le challenge semble fou quand on sait que les dernières fabriques de jouets en bois sont dans les zones forestières, mais, on l’aura compris, Les Jouets Libres aiment relever des défis.
« Nous ne sommes pas Greenpeace »
À force de faire en sorte que tout soit au mieux dans le meilleur des mondes, on oublie parfois que les Jouets Libres restent quand même une entreprise. Si le maximum est fait pour inclure les clients dans la démarche, Julien rappelle qu’il doit tout de même faire du profit : « Je viens du web, j’ai la culture de la transparence, on n’a rien à cacher, nous sommes dans une communication directe, on a plus de fans sur Facebook que certaines grandes marques. Nous sommes transparents sur la manière de fabriquer. On pourrait prévoir des sessions d’animation dans les usines. La seule contrainte est économique : à un moment donné on ne peut pas faire n’importe quoi sous prétexte d’une vision. Nous ne sommes pas Greenpeace. »
Quant à la limite du message sociétal, elle n’est pas clairement fixée. Actualité oblige, on se demande si les produits sont unisexe ou si le genre est pris en compte dans la création. Après tout, Lego défend bien l’égalité fille-garçons depuis 1970. Julien, lui, tempère : « Nous n’avons pas réfléchi à la question précise du genre – on a quand même fait un jeux de dame « où les messieurs ont leur place », c’était un clin d’œil à la parité – mais fabriquer des jouets unisexe pour répondre à une question sociétale, ce n’est pas la ligne. On le fait peut-être inconsciemment. Nos jeux sont globalement unisexe, même si on a un poney club avec du rose et du violet, c’est un peu orienté, bien que des garçons achètent ce jeu là. Mais on n’a pas travaillé sur ce point précis. »
L’exemple semble mal choisi. On retente avec les handicapés : « On en n’est pas ce stade de développement là. Ce sont de supers sujets, mais on rentre dans une démarche où, aujourd’hui, nous n’avons ni les moyens ni les éléments pour y répondre. Mais toutes ces questions nous intéressent. Le but est de s’emparer de tous ces thèmes là et d’y répondre, le jeux va permettre l’éducation. »
L’échelle humaine
Loin du « certifié bio » de supermarché, Les Jouets Libres ont fait de leurs petits combats quotidiens un argument de vente par défaut. Les produits, qui coûtent entre 10 et 50 euros en moyenne, savent donner envie par eux même en titillant les amoureux du long terme : ils sont fait pour durer, tout autant que les idées qu’ils véhiculent. Un pari gagné pour Julien, qui compte bien ne pas s’arrêter là.
Tout en conservant son désir de travail à échelle humaine, il souhaite exporter son concept dans d’autres pays, avec toujours le même leitmotiv : privilégier le local. Même s’il répète à longueur de temps qu’il ne sait pas ce que l’avenir lui réserve, il espère qu’un jour, une chaîne de production japonaise, australienne, américaine, ou les trois, ouvrira ses portes. Ces jouets en bois semblent promis à un bel avenir. Comme quoi, c’est parfois en allant piocher dans ses souvenirs de jeunesse qu’on arrive à envisager le futur.
14 décembre 2015 - Montreuil