Reportage réalisé en 2022 dans le cadre des « Récits de territoire », une coproduction d’Enlarge your Paris avec la Banque des territoires consacrée aux tiers-lieux dans le Grand Paris, à Marseille et en région toulousaine. Le cahier « Récits de territoire, voyage dans l’archipel des tiers-lieux » est à télécharger ici
Nous sommes dans un quartier tranquille de Marseille (Bouches-du-Rhône), à cinq minutes de la Friche de la Belle de mai. Sur la porte, une banale boîte aux lettres indique le Lica, pour Laboratoire d’intelligence collective et artificielle. Il faudra que je me fasse expliquer le concept… « Ici, on a l’impression d’être dans une petite jungle », glisse Claire Demaison, une des cofondatrices du futur « tiers-lab des transitions », en me faisant entrer. Comme bien souvent à Marseille, les jardins ne se devinent pas de la rue : il faut pousser des portes pour en découvrir les beautés cachées. Je la suis sur une allée gravillonnée bordée par une végétation luxuriante. « Happés par le projet, nous n’avons pas le temps de nous occuper du jardin. Mais, depuis peu, un groupe de bénévoles vient tondre et entretenir le parc. C’est d’ailleurs le premier collectif d’habitants impliqués dans le projet », sourit-elle en se dirigeant vers une jolie bastide encadrée de platanes, qu’on dirait droit sortie d’un roman de Pagnol. C’est cliché ? Oui, très.
J’ai rendez-vous pour parler d’entreprenariat social et de tiers-lieux, ce sera d’abord une visite de pré-chantier. « Le site fait plus de 6 000 m2. La maison de maître date du XVIIe siècle. Derrière, se trouvent la serre et les anciennes écuries, où sera installé le fablab low-tech, consacré aux enjeux environnementaux, et pour lequel nous avons déjà des opérateurs. » Nous entrons dans une grange. Sol en terre battue et huisseries hors d’âge… il faut un peu d’imagination pour se représenter le lab. Puis nous longeons une petite maison provençale. « C’est là qu’a débuté toute l’histoire. Le domaine appartient à une famille qui voulait vendre, et nous, nous cherchions un lieu pour nous développer, organiser des formations, créer une vitrine de solutions numériques et sociales innovantes. On n’a pas eu le temps d’hésiter : il fallait se positionner très vite, trouver des partenaires financiers… Nous avons signé une promesse d’achat en septembre 2021, puis fait valider le permis de construire. »
Former et accompagner des habitants et des collectifs pour faire face aux évolutions du monde
Poursuivant l’exploration du jardin, Claire Demaison en dévoile les derniers trésors : un ancien puits et deux petits bassins en rocaille hors d’eau. Ils permettront de développer des projets de jardinage, un outil idéal pour tisser des liens avec les voisins et les usagers du territoire. Quelle place et quels rôles auront-ils dans le futur tiers-lieu ? « Difficile à dire. Ce sera un lieu de boulot avant tout ! » Tout enchanteur qu’il soit, ce site est « un outil de travail, un actif pour la réussite de notre projet ». Justement, le projet, venons-y ! Le Lica, créé en 2018, est une SCOP (société coopérative de production) qui a pour mission de former et d’accompagner des habitants et des collectifs pour « faire face aux évolutions du monde du travail, de notre contexte social, des enjeux de transition ». Vaste programme !
Et le tiers-lieu ? « Juste après le confinement, nous organisions dans le cadre de « Réalise tes rêves » [des parcours innovants pour l’emploi et l’entrepreneuriat durable opérés par la Banque des territoires, NDLR] des ateliers de retour à l’emploi dans le jardin, seul espace où nous avions le droit nous réunir. Nous avons immédiatement vu le potentiel du site : la beauté, la qualité des espaces incitaient les participants à jouer le jeu, à coopérer. Toucher l’émotionnel quand on travaille sur de l’humain, c’est sans prix. » Peut-être sans prix… mais pas sans un coût important pour une structure de l’économie sociale et solidaire (ESS). De retour dans la cuisine de la bastide, pendant que la cafetière s’époumone, Claire décrit le montage qui doit porter le tiers-lab. Une SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) en sera l’opératrice, et une SCI va acheter et rénover le site. La coop du Lica sera au capital des deux, les fondateurs aux manettes. Et, dans les différents tours de table : l’ANRU, la Banque des territoires, l’URSCOOP, la foncière solidaire Bellevilles, et des particuliers. Au total, il faut trouver un peu plus de 3 millions d’euros.
Alors que je mets de l’ordre dans mes notes, Sarah, la nouvelle responsable administrative et financière du Lica, vient se servir un café. J’en profite pour l’interroger sur la complexité du modèle. N’est-il pas aussi touffu que le jardin ? « Aucun problème. C’est un modèle connu qui se gère très bien. » C’est dit avec un tel sourire que j’y crois spontanément. Comme, en général, dans tout projet de tiers-lieu, la question du foncier est centrale, j’interroge Claire sur le poids financier de l’achat du site. « Il est fondamental, évidemment, et plus complexe que prévu. On a fait attention à ne pas être trop happés par l’enjeu pour garder le fil du projet initial, et on réfléchit à nos postures de cofondateurs. » Claire nous guide vers les étages, pavés de tomettes anciennes. « C’est là qu’il y aura les espaces de coworking. Les formations se dérouleront dans la pépinière et dehors dans des tiny houses. Les bureaux du Lica se situeront dans l’annexe provençale. »
« On veut démontrer et produire ici »
En compagnie de l’un des cofondateurs, Claire lance une visioconférence avec de futurs coopérateurs – des particuliers qui veulent investir dans le tiers-lab. C’est la dernière touche à l’édifice financier que Claire et ses associés construisent patiemment depuis deux ans, celle qui permettra de déclencher les investissements et les prêts des acteurs publics. On les entend expliquer le rôle des sociétaires et des fondateurs. Et exposer la finalité du projet : « On veut démontrer et produire ici. »
Après le déjeuner, les cofondateurs finissent de préparer la réunion hebdomadaire pour les « 16 et bientôt 18 salariés » que compte le Lica. L’équipe se retrouve dans l’ancien salon de la bastide. Certains suivent en visio. Il fait très chaud dehors, mais frais dedans – c’est l’un des avantages des vieilles maisons. Les cinq cofondateurs partagent leurs interrogations sur leurs propres rôles. « On a fait trop de prod ces derniers temps. On doit se recentrer sur des activités de pilotage et de stratégie. » Cécile, l’une des cofondatrices, évoque la suite : « Si je ne fais pas de gouvernance, je suis malheureuse. Et si Claire n’est pas sur le tiers-lab, elle dépérit. » Un autre enchaîne : « On doit faire attention à ne pas se cramer. On doit être plus solides, avec de nouveaux associés. »
La présentation tourne à la discussion : parts des fondateurs dans la SCI, valeur sociale d’une part dans une SCIC, burn-out… tout y passe. Les échanges sont directs et simples. Les décisions sont adoptées avec fluidité. En aparté, Cécile m’explique : « Tout le monde a accès aux comptes via une application, du coup la trésorerie, les dépenses, tout est connu de tous. Quand on a créé la SCOP il y a quatre ans, on voulait que les salariés aient la main sur leur entreprise. » Aujourd’hui qu’intervient un changement d’échelle, « on doit gérer des enjeux de trésorerie tendue, de modification des principes d’intéressement. Et monter le tiers-lab nous a demandé beaucoup d’énergie. On doit aller au bout, on y est presque. Et on va y arriver parce que nous sommes un super collectif ! »
La clôture de l’achat doit intervenir dans deux mois [la promesse de vente est désormais signée et les travaux ont débuté, NDLR]. Le marathon n’est pas fini. La réunion, si ; la journée aussi. Elle s’achève pour quelques-uns par un yoga devant la maison, au pied des platanes centenaires. Et si le Lica et son projet de tiers-lieu, c’était avant tout une manière de faire ensemble ?
Infos pratiques : le cahier « Les Récits de territoire, voyage dans l’archipel des tiers-lieux » est à télécharger ici
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29 mai 2023 - Marseille