Comment définiriez-vous l’Anthropocène, la période dans laquelle l’humanité est entrée, qui vient du grec anthropos – « humain » –, et de kainos – « récent » ?
Stéphane Cordobes : Il s’agit d’un moment de basculement et de dévoilement. On ne peut plus dissimuler que notre projet moderne de société, qui repose sur l’abondance, n’est plus tenable sur le plan écologique et qu’il ne peut être étendu à toute la planète, puisqu’il suppose une consommation des ressources incompatible avec le nombre d’humains que nous sommes. Sans compter les inégalités et les injustices qu’il entretient… Ce modèle, que l’on a longtemps associé au progrès, on sait aujourd’hui qu’il ne tient plus et qu’il va d’urgence falloir inventer autre chose.
Est-ce que selon vous les acteurs publics ont pris la mesure de cette urgence ?
Aujourd’hui, le sens le plus communément admis de l’Anthropocène est d’ordre géologique : il s’agit du moment où les activités humaines ont une telle incidence sur l’écosystème terrestre qu’il le transforme, déréglant au passage climat, environnement, biodiversité, sols, toute cette nature qui nous permet de subsister. Or les élus, et tous ceux qui sont chargés des collectivités et de la puissance publique, ne voient pas nécessairement comment un changement d’époque géologique, que l’on associe au temps long, peut avoir une incidence sur leurs activités et leurs enjeux qui eux, sont encadrés par le calendrier électoral. Pour éviter ce décalage de perception, il faudrait affirmer haut et fort que l’Anthropocène est non seulement une bifurcation initiée par l’essor de l’industrialisation et de l’urbanisation du monde, mais aussi une crise globale et actuelle de l’habitabilité de la planète. Ce changement de perspective est d’autant plus compliqué à réaliser que les manifestations les plus extrêmes de la crise climatique se laissent plutôt voir dans les régions tropicales et polaires. Dans nos territoires, ces changements restent encore abstraits par rapport aux difficultés économiques et sociales que l’on a plus l’habitude d’aborder et de traiter.
Cette crise de l’habitabilité du monde, peut-on la décrire plus précisément dans nos territoires ?
On ne manque pas d’exemples : tempêtes plus fortes et plus fréquentes, érosion et évolution rapide du trait de côte des territoires littoraux avec risque de submersion majeure, mégafeux dans les massifs forestiers asséchés, îlots de chaleur dans les villes, communs négatifs suite à des pollutions industrielles et agricoles qui vont altérer en profondeur les conditions de vie des populations comme aux Antilles avec le chlordécone, extinction massive des espèces vivantes… Le projet moderne et ses logiques d’extraction, de production et de consommation sans limites nous lèguent un certain nombre de monstres avec lesquels nous allons devoir composer. Le Covid est évidemment l’un de ses monstres les plus emblématiques, dont nul ne peut ignorer la portée dans nos territoires de vie.
Qu’est-ce qui pourrait encourager les élus à mieux s’emparer des enjeux de l’Anthropocène ?
Par définition, les élus sont sensibles à l’état de l’opinion et à ses évolutions, et de ce point de vue on constate que les problèmes écologiques sont de plus en plus présents dans la sphère médiatique, dans la sensibilité des gens, dans les représentations collectives. Si on regarde cela sous le prisme générationnel, les faits sont encore plus marqués et les jeunes générations ont un discours et une sensibilité qui vont assez rapidement rattraper la sphère publique et politique. Le sujet n’est peut-être plus de savoir comment les élus vont enfin s’emparer des enjeux écologiques, mais plutôt comment les enjeux écologiques vont s’emparer des élus et des institutions démocratiques, et ainsi devenir centraux et incontournables. Le Covid est encore un bon exemple de ce point de vue, car c’est bien lui qui s’est emparé de nos institutions au point de les faire sortir de leur fonctionnement ordinaire, de montrer leur vulnérabilité mais aussi notre capacité réelle à sortir de notre carcan mental, économique, politique quand la situation l’exigeait, en bien comme en mal.
C’est peut-être toute la boîte à outils des acteurs publics qui va se retrouver bouleversée par la crise de l’habitabilité de la Terre. Quelles évolutions vous semblent les plus nécessaires, ou les plus probables ?
Au vu de l’ampleur du changement que désigne l’Anthropocène, on doit à mon sens éviter de penser qu’il existe une méthode unique, qui vaudrait dans toutes les circonstances et pour tous les territoires. Les élus doivent plutôt se préparer à entamer un long processus de transformation. Que l’on y entre par la question de la production ou de la consommation, des transports, de la gestion des déchets, de l’énergie, de l’alimentation, de la culture ou de l’éducation importe peu. La tâche est tellement vaste que personne ne peut prétendre traiter simultanément tous les problèmes et enjeux liés à l’Anthropocène. L’essentiel est de saisir l’ampleur des changements en cours et de changer les façons de construire les politiques publiques et de faire vivre la démocratie. On peut commencer par les sujets et les questions techniques que l’on maîtrise le mieux pour se transformer, se coéduquer avec les habitants. Répondre aux défis de l’Anthropocène appelle une complète réorientation politique. C’est une vraie révolution.
Dans ce contexte, le modèle métropolitain n’est-il pas devenu particulièrement vulnérable ?
On a raison de considérer que l’urbanisation du monde et la métropolisation sont des facteurs explicatifs de l’Anthropocène, et on peut en effet s’interroger sur la fragilité de ces grands espaces métropolitains extrêmement technicisés ainsi que sur leur dépendance au reste du monde. On peut aussi s’inquiéter de la fuite en avant que les métropoles semblent suivre avec par exemple le marché de la smart city qui accroît leur vulnérabilité et renforce encore leur situation de dépendance. Pour autant, le procès intenté aux métropoles – j’ai en tête un journal qui titrait récemment « La revanche des villes moyennes » – et cette idée selon laquelle on vivrait mieux l’Anthropocène dans des petites villes ou à la campagne me semble sans intérêt, voire dangereuse. Continuer à se poser ces questions de guéguerre entre territoires, qui gangrènent le débat public, c’est refuser de traiter les vraies questions, et finalement conserver tant que faire se peut le même jeu avec les mêmes joueurs. Or l’Anthropocène annonce très clairement un changement de jeu. Nul n’a intérêt à ce que les métropoles deviennent invivables, ou que les campagnes deviennent trop peuplées en perdant leurs capacités de production alimentaire qui vont nous être indispensables. Le destin de ces espaces complémentaires est lié. Que l’on soit une métropole ou une ville moyenne, on est aujourd’hui dépendant des autres territoires, voire du monde. La question est donc plutôt de savoir comment ces territoires, ensemble, en coopérant, en se soutenant, en étant solidaires, inventent de nouvelles conditions de vie, en réduisant drastiquement leur impact sur la planète et les injustices qui vont avec en renforçant la vitalité de leur socio-écosystème.
Quid du monde économique ? Prendre conscience de l’anthropocène, est-ce nécessairement contester la nécessité de la vie économique, et le rôle des entreprises ?
Il me semble que tous les territoires et tous les acteurs publics et privés sont d’ores et déjà concernés par le changement climatique, avec certes plus ou moins d’intensité. Je n’entrerai pas dans une opposition entre petits gestes et grandes transformations industrielles. Le simple habitant va devoir changer sa manière de voir le monde, de vivre avec les entités non humaines, de consommer. Les grandes entreprises, elles, vont devoir inventer une autre manière de produire et de trouver une rentabilité. Et il est évident que l’on a tous besoin que les entreprises trouvent de nouvelles voies. Vivre à l’ère de l’Anthropocène, c’est inventer un modèle qui nous permette d’habiter avec dignité le monde qui vient, et non pas revenir à l’âge des cavernes ou tous adhérer au survivalisme. Ce sont des réponses qui n’ont pas l’envergure nécessaire, à moins de se dire que l’on peut négliger le sort de milliards d’êtres humains tout en s’enfermant illusoirement dans un cocon coupé du monde. Savoir comment les grandes entreprises vont se transformer pour ne plus être dans une logique extractiviste qui détruit la planète, mais dans un processus d’engendrement qui contribue à la restauration des environnements naturels viables pour tous, voilà par exemple une question à la hauteur de l’enjeu anthropocène.
Cette interview a été réalisée par Enlarge your Paris et publiée dans le magazine des Acteurs du Grand Paris téléchargeable gratuitement
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28 octobre 2021