Simon Laisney, directeur de Plateau Urbain, Angèle de Lamberterie, chargée de développement de Plateau Urbain, et Maxime Zaït, responsable du pôle Communautés chez Communa
En Europe, la vacance immobilière concerne des centaines de millions de mètres carrés. Ces interstices urbains sont de plus en plus exploités. Sont-ils des espaces de liberté à préserver ou un nouveau marché de niche ? Quand elles sont organisées dans le but de servir l’intérêt collectif, les occupations temporaires permettent d’apporter des réponses immédiates et concrètes à certains défis que connaissent les villes (hébergement des plus vulnérables, espaces de créations abordables, etc.) Ces laboratoires urbains, accueillants et généreux, deviennent de véritables poumons de liberté au cœur des villes aseptisées.
Prenant le contrepied des logiques néolibérales, ces « zones franches d’initiatives » permettent de rassembler, d’expérimenter et d’ouvrir le champ des possibles. Hormis le fait qu’elle apporte une réponse immédiate à des problèmes d’accès à l’espace en s’affranchissant du loyer, l’appropriation des lieux vacants permet aux habitants de participer à la fabrique de la ville. Les friches en attente de développement constituent des maquettes expérimentales à l’échelle 1:1 peu coûteuses. Articulée de cette manière, l’occupation temporaire se mue en urbanisme transitoire : ces usages éphémères permettent de préfigurer les aménagements futurs et ainsi de répondre à long terme à des enjeux identifiés par les citoyens.
« L’occupation temporaire n’est qu’un outil. Il peut être un appareil de transformation sociétale vers une ville plus juste et résiliente, mais aussi un instrument au service du capitalisme foncier »
Si cette approche se renforce dans toute l’Europe, d’autres acteurs émergent : leur goût pour la transition sociétale est limité et leurs intentions se résument souvent au profit. Les moindres recoins de la cité doivent être investis, tous les espaces rationalisés. Ces sociétés commerciales réduisent les espaces vacants à un nouveau marché. Qu’elles se présentent sous le visage assumé de plateformes ubérisantes, comme les « agences anti-squat » qui font du gardiennage par l’occupation, ou comme de simples friches événementielles, leurs objectifs sont orientés vers l’intérêt privé, property management, opportuniste pour les uns, marketing urbain pour les autres.
Ces approches dites extractives ont des conséquences réelles : exclusion systématique des personnes marginalisées au profit de publics « sûrs et attractifs », réduction des protections et des droits des occupants temporaires, exclusion des riverains dans la programmation et ubérisation d’acquis sociaux au nom de la flexibilité. De grands opérateurs fonciers confient la gestion d’importants espaces à ces entreprises, quitte à ce que les friches perdent la vitalité qui les définit et deviennent des vecteurs d’exclusion des publics les plus précaires. En somme, l’occupation temporaire n’est qu’un outil. Il peut être un appareil de transformation sociétale vers une ville plus juste et résiliente, mais aussi un instrument au service du capitalisme foncier.
« La mise à l’échelle européenne de l’urbanisme temporaire d’intérêt collectif devient nécessaire »
La mise à l’échelle européenne de l’urbanisme temporaire d’intérêt collectif devient nécessaire. Une double stratégie s’est mise en place. La première approche, dite bottom-up, consiste à s’organiser en réseau international. Elle se base sur la multiplication et la pollinisation des lieux d’intérêt collectif. Les acteurs en présence doivent se consolider pour former et accompagner les nouveaux, renforcer leurs méthodes et mutualiser leurs moyens. C’est dans ce cadre-là qu’est né Stun (Social Temporary Urbanism Network), un réseau international d’urbanisme temporaire à finalité sociale.
En novembre 2019, le premier Stun Camp a rassemblé plus de 200 participants issus d’une dizaine de pays. Ces acteurs s’organisent pour monter en puissance et s’assurer que la friche reste un espace ouvert d’expérimentation au service du plus grand nombre. De nombreuses initiatives sont déjà en marche. On peut citer un diplôme universitaire autour de la gestion d’espaces communs (par Yes We Camp), un outil de mesure d’impact (par Plateau Urbain), une boîte à outils pour lancer des projets d’occupation temporaire (par Free Riga), une coopérative d’acquisition foncière solidaire (par Communa) ou encore Erafriche, un programme d’échange des travailleurs des friches. La seconde approche, dite top-down, vise à tisser plus de liens avec les pouvoirs publics afin de modifier les règles du jeu.
Il s’agit d’influer sur la production de normes légales pour aboutir à un cadre qui facilite le déploiement d’un urbanisme temporaire d’intérêt collectif et d’empêcher les dérives et l’instrumentalisation de la pratique. Son utilité doit s’appuyer sur la mesure d’impact afin d’insérer des clauses sociales dans les marchés publics d’attribution des bâtiments vacants et de créer des lignes budgétaires dédiées. Pour ne pas devenir le cheval de Troie de l’ubérisation de la ville et se réduire à un vernis social sur la rouille du capitalisme foncier, l’occupation temporaire doit affirmer sa finalité sociale en rassemblant les acteurs et en pesant sur les institutions locales et européennes. Ce n’est que par l’imbrication des approches bottom-up et top-down que cet urbanisme humaniste pourra véritablement remplir son rôle : sortir les espaces de leur état d’inactivité, produire des communs et libérer les possibles, pour que la ville devienne l’affaire de tous, partout.
Texte écrit dans le cadre du groupe de travail des Nouvelles Urbanités, qui regroupe des acteurs de l’urbanisme et de la transition écologique, et auquel contribue Enlarge your Paris. Pour recevoir la version PDF du Journal des Nouvelles urbanités, adressez un mail à vdelourme@eyp.fr
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7 décembre 2020