Benjamin Hecht, urbaniste chez Repérage urbain
Cela fait quelques années que je pratique le cyclotourisme, et cet été, j’ai mis le cap vers les Pays-Bas pour rouler une dizaine de jours avec un ami. Pour un urbaniste comme moi, cette destination n’a rien d’anodine. Il s’agit bien sûr du pays du vélo et c’est avec une certaine curiosité sur ce sujet que j’ai entamé ce petit voyage. Au pays des moulins à vent et du gouda, nous avons donc utilisé les véloroutes touristiques, traversé des villes de toutes tailles (Middelburg, La Haye, Alkmaar, Amsterdam…), mais aussi parcouru des chemins de traverse, peu ou pas touristiques.
Mais avant cela, quelques chiffres pour commencer afin de comparer brièvement la pratique du vélo en France et aux Pays-Bas. Les Pays-Bas comptent 17,7 millions d’habitants pour 41.500 km2 et la France 67 millions d’habitants pour 644.000 km2. Quelques observations basiques : avec les Pays-Bas, on parle d’un pays 3,5 fois moins peuplé que la France et environ 15 fois moins grand. Ce point est important car cela renvoie à la question de la densité. Les Pays-Bas ont une densité par habitants 4 fois plus grande que la France avec 488 habitants par km² alors qu’en France, la densité moyenne est de 117 habitants par km².
« Un Néerlandais parcourt en moyenne 909 km par an à vélo, contre une moyenne de 87 km pour un Français »
Autre chiffre tiré du magazine « Holland Bikes » : un Néerlandais parcourt en moyenne 909 km par an à vélo, contre une moyenne de 87 km pour un Français. Là encore, la physionomie du pays n’y est pas étrangère. Selon diverses études, le vélo est surtout utilisé pour des déplacements de courte distance (moins de 2 km). La taille compacte des villes, associée à un système de transport performant (45% des déplacements se font en transport en commun aux Pays-Bas, contre 15% en France) rend le vélo attractif pour rouler jusqu’au travail, ou aller à la gare prendre un train pour s’y rendre. Et cela, au détriment de la voiture.
Contrairement aux idées reçues, le pays a beau être plat, la présence des moulins n’est pas liée au hasard. Et à vélo, quand il y a du vent, c’est assez pénible, n’importe quel cycliste pourra en témoigner. Cependant, la qualité des aménagements a beaucoup joué. L’« expérience » cycliste a été excellente le long des 350 km que j’ai pu parcourir.
Voici quelques observations que j’ai pu faire au cours de mes balades sur les aménagements que j’ai pu apercevoir, et il y a sans doute beaucoup de choses que je n’ai pas vu ou perçu :
– La brique, un revêtement simple, basique :
Alors qu’en France, nous sommes habitués aux pavés et à l’enrobé, aux Pays-Bas, la plupart des rues et des routes sont constituées de briques. Pour démarquer tel ou tel types d’espace (voiture, vélo, piéton…), les briques sont simplement disposées de façon différentes, en fonction de la vitesse autorisée. Ce revêtement a de mon point de vue plusieurs qualités : facilité d’entretien (je présume), couleur agréable, confort pour rouler mais surtout, lisibilité des espaces au premier coup d’œil.
La variété des types de pistes et de voies cyclables, ou rouler sans jamais se sentir en danger :
Aux Pays-Bas, j’ai pu rouler très souvent sur des pistes cyclables séparées de la circulation. C’est particulièrement vrai dans des zones rurales ou péri-urbaines. Le long de chaque route intercommunale, on trouve une piste cyclable séparée de la circulation automobile. Et on y croise régulièrement des Hollandais : enfants, jeunes adolescents, personnes âgées, des groupes d’amis, des touristes, des actifs, etc. Il existe aussi de nombreuses bandes cyclables et les contre-sens à vélo sont généralisés dans les grandes villes. Les aménagements vélo offrent une grande qualité d’usage : le marquage est clair, comme par exemple les sas vélo, le traitement d’intersections ou les circulations sur les ronds-points.
Les routes touristiques (LF1 Kustroute) sont souvent très agréables à arpenter, avec des itinéraires complètement coupés de la circulation, sauf en ville naturellement. Cela permet aussi de traverser des endroits plus anodins, tels que des quartiers résidentiels étonnants, des espaces de logistique portuaire ou des zones d’activités. En somme, des lieux du quotidien qui ne sont naturellement pas référencés dans les itinéraires touristiques classiques, mais qui permettent de percevoir un peu la réalité des territoires traversés.
– La signalétique, un confort utile pour se déplacer :
J’ai souvent fait du cyclotourisme et du vélo en France. Mon constat : les itinéraires le long de ces voies vélos touristiques sont dans l’ensemble plutôt bien équipés en termes de signalétique. Mais pour le reste, cela ne va pas de soi. Aux Pays-Bas, j’ai été étonné de constater que toutes les pistes cyclables ont un numéro. Comme nos routes départementales ou nationales en somme. Et cela s’avère très pratique, surtout quand on décide de se passer un peu de son GPS. Autre aspect étonnant : le balisage. On trouve très fréquemment des petites bornes indiquant le nombre de kilomètres et la direction de la prochaine ville. C’est assez appréciable pour se repérer et évaluer les distances. Comme quand on roule en voiture en somme. C’est un confort qui ne coûte pas cher, mais qui me paraît très incitatif quand on roule : on peut facilement évaluer la distance parcourue par rapport à son effort, projeter son parcours etc. Des panneaux de ce type existent bien en France, mais apparaissent de façon moins fréquente.
– Une intermodalité qui est assurée :
C’est frappant, les parvis des gares sont littéralement remplis de vélos. Mais l’utilisation facilitée du vélo pour utiliser d’autres modes de transport ne s’arrête pas là. J’ai remarqué la présence quasi systématique d’arceaux vélo à côté d’arrêts de bus, parfois même en pleine campagne. On trouve aussi de nombreux magasins de location de vélo, disposé par exemple à l’embarcadère de bateaux. Les bateaux eux-mêmes sont pensés pour intégrer avec une facilité déconcertante le vélo. Sur les bateaux que j’ai pu emprunter, on entre littéralement à bord du vélo sur la petite reine.
Pour conclure ce petit tour d’horizon, la façon de penser la mobilité qui m’a le plus intéressé a trait à la façon dont les différents espaces sont gérés en fonction de la vitesse. A la base, il y a le piéton. Et certaines zones sont interdites au vélo. Il s’agit d’ensembles de rues commerçantes dans les centres-villes, comme j’ai pu le voir à Middelbourg (48.000 habitants), dans la ville balnéaire de Noordwijk aan Zee (25.000 habitants) ou dans des rues commerçantes d’Amsterdam (Kalverstraat). J’ai remarqué quelques zones de rencontres, où la vitesse maximum est souvent de 20km/h.
« Les vélos et les scooters sont logés à la même enseigne. Les scooters sont bridés, pas plus de 30km/h selon mon évaluation »
Les vélos et les scooters sont logés à la même enseigne. Les scooters sont bridés, pas plus de 30km/h selon mon évaluation (en réalité, pour circuler sur une piste cyclable, l’engin doit être bridé à 25 km/h). On trouve donc sur les pistes cyclables des vélos de course, des vélos à assistance électrique, des trottinettes, des scooters donc, mais aussi de petites voitures. Autre point important, l’accessibilité. On croise de nombreuses personnes en situation de handicap sur des scooters électriques, et parfois même au beau milieu d’un parc naturel !
Cette logique d’aménagement me semble intéressante. Dans mon quotidien, je me retrouve souvent face à ce que l’on appelle des conflits d’usages entre différents types de moyens de déplacements : conflits entre piétons et cyclistes dans les zones urbaines denses, conflits entre cyclistes et voitures le long de routes de campagnes, conflits entre trottinettes électriques et piétons, entre trottinettes électriques et vélos, entre vélos et scooters, etc. Même si cela est déjà en partie le cas en France, ces quelques jours m’ont convaincu de sanctuariser certains espaces pour les piétons, mais aussi de penser des pistes cyclables comme des voies de « micromobilités » avec une régulation de la fréquentation de ces voies par des vitesses maximums autorisées. Pourquoi pas même aller jusqu’à définir des vitesses plus élevées sur des voies cyclables rurales ou périurbaine avec un maximum de 40 km/h et une vitesse de 20 km/h pour les zones urbaines denses ? A l’heure où les vélos à assistance électrique et autres « speedbikes » voient leur nombre de vente augmenter, repenser l’usage et la façon de réguler les usages des pistes cyclables et autres « coronapistes » me paraît important si l’on veut vraiment favoriser le développement du vélo et d’autres modes de déplacements moins polluants par rapport à notre utilisation intensive de l’automobile.
« Aux Pays-Bas, le vélo-découverte sera un moyen pour les Néerlandais de promouvoir leur nation face au pangermanisme tout en leur permettant de découvrir leur pays et d’affirmer leur culture »
A Amsterdam, j’ai pris le temps d’effectuer quelques recherches et j’ai notamment lu avec beaucoup d’intérêt les travaux de l’urbaniste Frédéric Héran. Beaucoup d’analyses et de constats viennent de son article intitulé « Pourquoi tant de cyclistes aux Pays-Bas ? », question qui se pose naturellement. Dans son article, Frédéric Héran explique que le « vélo moderne est techniquement au point en 1891». En France, le premier tour de France a lieu en 1903 alors que les cyclistes qui préfèrent voyager fondent le « Touring Club de France » en 1890. Je ne vais pas développer l’histoire passionnante de cette association dissoute en 1983, mais elle jouera un rôle majeur dans le développement du tourisme en France au XXème siècle. Cependant, la culture du vélo « sportif » au travers l’organisation de courses restera très prédominante.
Aux Pays-Bas, comme le dit Frédéric Héran, le « vélo-découverte est d’emblée plébiscité », et sera un moyen pour les Néerlandais de « promouvoir leur nation » face au pangermanisme tout en leur permettant de découvrir leur pays et d’affirmer leur culture, au point que la reine Wilhelmine se passionne pour le vélo. L’expression « la petite reine » pour qualifier le vélo vient de là. Mais comme le souligne l’auteur de l’article, le vélo sera le moyen pour le politique de s’afficher comme proche du peuple.
Ce petit bout d’histoire m’interroge. Je pratique donc un mode de tourisme qui existe depuis la fin du XIXème siècle. Donc plus ancien que l’automobile et que l’avion bien sûr. Face à la crise climatique, économique, sociétale que nous traversons, face aux souhaits insistants de relocalisation, ne faudrait-il pas remettre au goût du jour le voyage à vélo comme levier de développement du tourisme en Europe ? Des eurovélos routes existent : 90.000 kilomètres, c’est une chance et elles sont bien balisées et numérotées. Concernant la France, elle est rien de moins que la destination préférée des cyclistes européens. Cela est sans doute une chance à saisir et un levier de re-développement.
« A travers les âges, le vélo apparait comme une solution face aux crises »
Pour poursuivre l’histoire du vélo aux Pays-Bas, Frédéric Héran mentionne le fait que pendant la Première Guerre mondiale le pays s’est retrouvé privé d’essence. Des « pistes cyclables touristiques » sont alors créées de toute urgence et le pays se voit obligé de créer sa propre industrie du cycle. Le pays a alors redécouvert l’intérêt du vélo. Vu de France aujourd’hui un mot vient d’émerger dans notre vocabulaire : les « coronapistes ». Je n’en ai pas vu aux Pays-Bas. Mais à travers les âges, le vélo apparait comme une solution face aux crises. De là, deux questions : quel avenir pour nos coronapistes, préfigureront-elles un futur réseau vélo plus dense dans nos villes ? Sont-elles au contraire vouées à disparaître ? À mon sens, la qualité de l’aménagement a un rôle à jouer pour permettre un usage plus intensif du vélo et des autres modes de déplacements alternatifs à la voiture.
Un autre argument en faveur des pistes cyclables séparées de la circulation automobile émerge aux Pays-Bas dans les années 30. Et cet argument ne venait pas des cyclistes mais des automobilistes. Ceux-ci trouvaient les cyclistes encombrants sur la chaussée. Dès 1938, les principales routes seront équipées de pistes cyclables séparées de la circulation automobile. En France, ce n’est malheureusement pas le cas, et il n’est pas confortable de faire du vélo le long d’une départementale. C’est même souvent dangereux et désagréable, ce qui n’incite pas à la pratique du vélo, même pour de courtes distances. Si bien que nous dépendons de la voiture pour amener les enfants faire du foot dans la commune voisine ou permettre à des personnes âgées d’aller faire des petites courses autrement qu’en voiture.
La voiture justement débarque aux Pays-Bas dans les années 50 et, comme l’évoque Frédéric Héran, et jusqu’au milieu des années 70 « la pratique de la bicyclette est divisée par 2,7 aux Pays-Bas » alors qu’elle est divisée par 6 en France. Et c’est justement durant les années 60 qu’une contestation voit le jour à Amsterdam, mené par le mouvement politique et artistique « PROVO ». Ceux-ci vont défrayer la chronique en mettant en œuvre un « plan blanc ». Pour supprimer la circulation automobile génératrice d’accidents, ils fournissent des bicyclettes blanches gratuitement. L’opération connait un succès mitigé mais elle instillera l’idée « d’oser limiter la circulation automobile » dans la conscience collective. Fin 1973, avec la multiplication par 4 des prix du pétrole, la population « prend conscience de la nécessité de développer les modes alternatifs à l’automobile ».
« La pratique du vélo n’est pas liée à des facteurs climatiques ou géographiques, mais est le résultat d’une histoire et d’une construction politique »
En France, certaines villes ont suivi des voies différentes au « tout automobile », de façon plus mesurées toutefois. Je pense à Michel Crépeau à La Rochelle qui développa le vélo dès les années 70 et qui en fit une ville pionnière en la matière. Mais l’idée de limiter la circulation automobile me paraît très récente en France. La crise des Gilets jaunes a débuté avec l’instauration d’une écotaxe sur les carburants. La crise de la mobilité s’est alors transformée en crise politique. En 2018, le Premier ministre français annonce la mise en œuvre d’un « plan vélo et mobilités actives » ayant pour objectif de faire passer de 3 à 9 % la part modale du vélo dans les déplacements du quotidien d’ici à 2024. Ce budget a été triplé en 2020 face à la crise sanitaire et dans la continuité des préconisations formulée par la convention citoyenne pour le climat.
Ces courtes vacances dans le pays le plus cycliste d’Europe m’amènent à penser que la pratique du vélo n’est pas liée à des facteurs climatiques ou géographiques, mais est le résultat d’une histoire et d’une construction politique. Un facteur « facilitateur » me paraît cependant déterminant. Ce pays est plus dense que la France et a limité son étalement urbain. Depuis quelques années, je participe à des études et j’anime des concertations dans toute la France, sur tout type de territoires (métropoles, villes moyennes, territoires ruraux…). Les aménagements liés au vélo reviennent systématiquement en tête des souhaits évoqués par les participants.
A l’heure où le plan vélo doit permettre aux collectivités territoriales de construire des stratégies et des aménagements dédiés aux mobilités actives, et alors que les élus municipaux entament la première année de leur mandat, les conditions n’ont jamais été aussi propices pour transformer en profondeur nos villes et nos territoires, à commencer par nos plans de circulations. Face à la crise écologique et sanitaire, l’occasion serait trop belle pour ne pas s’en saisir.
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31 août 2020