Société
|

Les riders, ces urbanistes qui s’ignorent

Parce qu'ils ne conçoivent pas la ville comme le simple décor de leurs performances, mais plutôt comme une partenaire avec qui ils aiment coopérer, les pratiquants des sports de rue font émerger une autre pensée urbaine. Ce qu'analyse le sociologue et rider Thomas Riffaud.

Le skate park Léon Cladel à Paris dans le 2e / © JP (Creative commons - Flickr)
Le skate park Léon Cladel à Paris dans le 2e / © JP (Creative commons – Flickr)

Thomas Riffaud, sociologue et rider. Cette analyse est tirée du cahier « Bouger ! Le sport rythme la ville » publié en juillet par l’Institut Paris Region et téléchargeable gratuitement

Les sports de rue comme le roller, le skateboard et le BMX ont la particularité d’être pratiqués dans deux types d’espace, ouverts ou fermés, l’espace public ou les skateparks. Ces derniers rencontrent souvent un grand succès, mais certains pratiquants ne s’y épanouissent pas totalement. Ils préfèrent s’exprimer dans la rue et interrogent ainsi la capacité de la ville à les accueillir. Cette interrogation est d’autant plus prégnante que nombreux sont ceux qui considèrent que les sports de rue n’ont pas leur place dans l’espace public.

Les conflits d’usages, les dégradations engendrées et les problèmes de sécurité sont souvent évoqués, mais le fait de contester les sports de rue est aussi renforcé par une forme d’incompréhension. Certains riders veulent se réapproprier la ville pour y créer leur propre utopie urbaine, quitte à contester certaines normes en vigueur. Les sports de rue sont anomiques dans la ville moderne. Cette dernière, qui a été organisée autour de l’idée qu’il est nécessaire de séparer les fonctions de la ville (habiter, travailler, se divertir, circuler…) est remise en cause par ces riders, qui créent incontestablement une forme de désordre.

Les pratiquants qui préfèrent le « street » ne conçoivent pas la ville comme le simple décor de leurs performances. Elle est plutôt une partenaire avec qui ils aiment coopérer. Grâce à un regard décalé et à une analyse précise des matériaux, des revêtements et de la disposition des obstacles, ces citadins urbaphiles réussissent à percevoir l’inaperçu pour réinterroger les présupposés et ouvrir de nouvelles perspectives. La programmation des lieux et la fonctionnalité du mobilier urbain sont contestées, pour que la ville puisse redevenir un terrain d’aventures. Les riders peuvent séjourner toute une journée là où les piétons ne font que passer.

« Les riders se comportent dans la ville comme les enfants qui remontent les toboggans sans utiliser les escaliers »

Quel que soit leur âge, les riders se comportent dans la ville comme les enfants qui remontent les toboggans sans utiliser les escaliers pourtant prévus à cet effet. Leur plaisir provient de leur capacité à détourner, à fissurer, à déstabiliser et à déconstruire la relation rigide entre le mobilier urbain et sa fonction, entre l’objet et son sens. À leurs yeux, la rampe d’escalier n’est pas toujours définie par sa fonction d’assistance et de soutien. Elle peut aussi l’être par son potentiel de glisse. Certains citadins l’utilisent pour monter en sécurité, alors que d’autres s’en servent pour descendre avec risque.

Quoi que l’on en pense, les sports de rue font partie du paysage depuis plusieurs années et les villes se sont d’ailleurs adaptées. Une grande partie d’entre elles ont mis en place une double politique face à ce phénomène, qui ne correspond pas à une mode passagère. Elle combine une tentative d’éradication de ces activités dans les centres-villes avec une tentative d’incitation à pratiquer dans les skateparks. D’un côté, un contrôle social, légal et physique, qui se matérialise notamment par des amendes et des antiskates, est mis en place. De l’autre, les skateparks sont pensés et construits comme des boîtes de Petri : ce sont des espaces souvent placés en périphérie de la ville, dans lesquels les riders sont enfermés afin de limiter les nuisances possibles.

« Les « Skate friendly cities » se multiplient dans le monde »

Cependant, n’importe quel citadin se rend compte que cette double politique est relativement inefficace. En reprenant la métaphore d’Yves Pedrazzini, « les Indiens finissent toujours par sortir de leurs réserves ». Certains riders ne peuvent pas se résoudre à faire le deuil de la liberté de pratiquer en dehors du cadre imposé. Face à ce constat, certaines municipalités décident depuis quelques années d’expérimenter d’autres manières de faire. De plus en plus de professionnels et d’élus sont conscients que l’extrême rationalisation de la ville conduit à une forme de désenchantement.

Dans ce contexte, certaines villes sont passées de la politique de l’exclusion à celle de l’inclusion des sports de rue. Les « Skate friendly cities » se multiplient dans le monde, et les exemples français, comme ceux de Bordeaux et Paris, montrent que cette évolution touche aussi l’Hexagone. La présence des riders est officiellement acceptée sur de plus en plus de places et, dans certains cas, elles sont même réfléchies et modifiées en prenant en compte la présence des riders. L’exemple de la place de la République à Paris est à cet égard intéressant. Pour son réaménagement en 2013, l’équipe de maîtrise d’œuvre a mis l’accent sur l’importance d’offrir des espaces publics relativement indéterminés, dans lesquels le mobilier est pensé pour être possiblement détourné. « Un bon projet serait celui qui – sans le vouloir – permettrait aux skaters et autres freerunners d’inventer des figures sans cesser d’être hospitaliers… En ce sens, l’espace public devrait toujours porter en lui- même la ressource d’échapper aux intentions de maîtrise de ses concepteurs et de ses opérateurs », estime Marc Armengaud, maître assistant à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais.

« Il est possible de parier sur la responsabilisation et sur l’intelligence sociale pour offrir des lieux de pratique aux sports de rue dans lesquels la diversité des usages est préférée à la séparation et au cloisonnement »

Nos propres observations sur cette place ont fait apparaître quelques rares conflits entre usagers, mais la majorité des discussions relève surtout de l’ordre de la transaction sociale. Dans cet espace, la présence quasi quotidienne de riders n’empêche pas les autres usagers de profiter du lieu. Cette place murmure à l’oreille de chacun « Vous êtes le bienvenu », tout en permettant une production hétéroclite de récits et de parcours. Le réaménagement de la rue Léon-Cladel, à Paris, dans le 2e arrondissement, est aussi un exemple stimulant. Celle-ci n’est pas réservée aux riders, malgré l’installation de différents éléments sur lesquels ils peuvent réaliser leurs figures. C’est pour cette raison que son concepteur insiste sur le fait que ce n’est pas un skatepark, mais un « espace partagé ». Le statut originel de voie publique a été conservé, ce qui n’en fait pas un équipement sportif au sens classique du terme. Souvent, les projets hybrides engendrent de nombreuses difficultés, mais dans ce cas précis, la question de la responsabilité en cas d’accident, la nécessité d’avoir l’accord des Architectes des Bâtiments de France ou la problématique de la gestion des flux n’ont pas été considérées comme des obstacles infranchissables.

Pour finir, le cas de Bordeaux doit aussi être abordé. Dans cette ville, la pratique des sports de rue a longtemps été interdite en centre-ville, mais, depuis 2017, l’initiative « Skate(z) zen » témoigne d’un changement de paradigme. Ce compromis, négocié entre la municipalité, les riders et les riverains, a abouti à la mise en place d’horaires aménagés pendant lesquels la pratique est autorisée sur les places de la ville.Tous ces exemples montrent qu’il est possible de parier sur la responsabilisation et sur l’intelligence sociale pour offrir des lieux de pratique aux sports de rue dans lesquels la diversité des usages est préférée à la séparation et au cloisonnement.

Selon Jean Duvignaud, l’anomie est une étape intermédiaire nécessaire entre la société mise en place et la société à naître. Dans cette logique, les sports de rue ne doivent pas être pensés comme une menace pour la ville contemporaine. Au contraire, ces citadins qui roulent partout font apparaître au grand jour les risques engendrés par l’aménagement hyper rationalisé de la ville contemporaine. L’espace public et les sports de rue ont besoin d’aménageurs, d’architectes, d’urbanistes, mais aussi d’élus, qui font le pari de faire autrement, sans quoi la formule d’Henri Lefebvre « le loisir a ses ghettos », née en 1968, conservera encore toute sa pertinence.

Infos pratiques : Cette analyse est tirée du cahier « Bouger ! Le sport rythme la ville » publié en juillet par l’Institut Paris Region et téléchargeable gratuitement

Lire aussi : La Seine-Saint-Denis explore l’urbanisme sportif pour tous

Lire aussi : Pour un Grand Paris des piétons

Lire aussi : L’urbanisme tactique, une autre façon de faire la ville à rebours de la planification