Par Nathalie Roseau, professeure d’urbanisme à l’École des ponts ParisTech
« Une fin et un commencement ». C’est par ces mots que Le Monde salue, le 25 avril 1973, le « bouclage » des 35 kilomètres du boulevard périphérique, enfin achevé au terme de 17 ans de travaux. Pierre Messmer, alors Premier ministre du gouvernement de Georges Pompidou, inaugure ce jour-là le dernier tronçon porte Dauphine (16e) – porte d’Asnières (17e).
Attendu avec impatience, l’ouvrage, qui fête en ce mois d’avril son cinquantième anniversaire, déçoit, avant même son achèvement, au moment où s’affirme le rejet des grands ensembles, dans un contexte de grèves ouvrières et de mobilisations écologiques. « Une dangereuse illusion » ; « périmé avant d’être terminé » : dès la fin de l’année 1969, les journaux Combat et L’Aurore soulignent la massification de l’automobilisme qui provoque la saturation de l’infrastructure, tandis que les maquettes d’un projet de « super-périphérique », qui prévoit d’en doubler la capacité, sont détruites par des « saboteurs anonymes » la veille de sa présentation au public.
Le « périf », tel qu’on le surnomme, est un héritage qu’il nous faut regarder sans honte et avec soin. Son rapport à la ville n’a jamais cessé d’être présent même si, comme l’ont montré nos travaux, cette « ville » a, au cours de son histoire, revêtu des significations différentes. Son destin s’envisage aujourd’hui à l’aune des changements globaux dont il est un nœud de l’atténuation et de l’adaptation.
« Équipement du Grand Paris en expansion, le périphérique s’est installé sur un territoire que l’on nomme la ceinture »
La Ville de Paris a pour ambition de le transformer en « nouvelle ceinture verte », l’horizon des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 approchant comme un accélérateur de sa mutation. Une consultation projetant la réservation exclusive d’une voie pour le covoiturage a d’ailleurs été lancée. Qu’entend-on cependant par « ceinture verte » ? Recouvrer l’usage du sol, canaliser le trafic, gouverner la grande échelle : ces trois questions, qui sont à l’origine de son histoire, déterminent les conditions d’une restauration de l’infrastructure végétale du Grand Paris.
Équipement du Grand Paris en expansion, le périphérique s’est installé sur un territoire que l’on nomme la « ceinture ». Cet espace, qui depuis longtemps articule les destins de Paris et des banlieues, est celui des anciennes fortifications dites de Thiers, édifiées entre 1841 et 1844, et de leur « zone » non aedificandi, inconstructible. L’ensemble – murs, bastions, rocades, talus, fossés, zone – délimite une bande de 400 mètres de large. L’enceinte militaire encercle le territoire intra-muros, englobant une partie des communes riveraines de Paris, la « petite banlieue », qui sera annexée fin 1859. La loi sur l’extension des limites de Paris consacre les nouveaux contours politiques de la capitale.
Le démantèlement des « fortifs » qui se poursuit jusqu’en 1929, après leur déclassement voté en 1919, laisse un gigantesque vide, rapidement comblé de manière licite et illicite. Un vaste bidonville peuplé par les « zoniers » s’installe. La ceinture devient aussi le réceptacle des besoins et des projets de la ville, des cimetières aux stades, du logement à la circulation. La Cité internationale universitaire en est l’un des joyaux. Le boulevard périphérique en forme l’une des pièces centrales.
« Né finalement en 1943, sous Vichy, le boulevard périphérique figure une boucle de circulation très arborée qui désengorgerait les boulevards des Maréchaux »
L’idée de « ceinture verte » apparaît tôt et perdure longtemps. Avant même que l’enceinte ne soit abattue, les Parisiens traversent ses portes le temps d’un dimanche en famille pour y chercher le bon air, profiter de l’espace libre et planté. Au tournant du siècle dernier, les visions réformatrices et hygiénistes de l’influent groupe du Musée social projettent son lotissement avec parcs, immeubles et voies. Né finalement en 1943, sous Vichy, le boulevard périphérique figure une boucle de circulation très arborée qui désengorgerait les boulevards des Maréchaux.
Les années 1950 font néanmoins basculer le destin de la ceinture. Trafic automobile, urbanisation régionale : les prévisions d’expansion transforment les attendus de la voie de parkway – comme disent les Anglo-Saxons pour désigner une route située dans, à travers ou vers un parc – en autoroute. La décision est scellée suite au rapport sur les « solutions aux problèmes de Paris » présenté en 1954 au Conseil de Paris. Le chantier s’engage en 1957. Alors que le souci du paysage urbain anime la réalisation de la section sud, la logique des flux l’emporte progressivement. La ceinture se fragmente. Les ouvrages et les vitesses étirent les échelles, dilatent l’espace, décollent le sol.
Depuis, la ceinture n’a cessé de se remplir encore. Récemment, les tours Duo se sont érigées porte d’Ivry (13ᵉ). Un nouveau complexe Arena se réalise porte de la Chapelle (18ᵉ). Porte de Bagnolet (20ᵉ), on s’interroge sur le devenir du centre commercial. Le projet de réaménagement de la porte de Montreuil (20ᵉ) continue de susciter des débats tandis que, porte de Vanves (14ᵉ), le jardin sur dalle doit être prochainement rénové. Le paysage du périphérique égraine une forte dynamique de chantiers, le moindre interstice étant convoité, occupé, chahuté. C’est là que se trouvent les ressources foncières de la ville, à proximité de réseaux névralgiques.
« 1,1 million de véhicules par jour, 8 millions de kilomètres parcourus, 1,1 personne par véhicule »
À l’intensité des édifices s’ajoute celle des trafics. 1,1 million de véhicules par jour, 8 millions de kilomètres parcourus, 1,1 personne par véhicule. Les chiffres du périphérique montrent les symptômes multiples de l’automobilisme. Éprouvée par les Grand-Parisiens, pour beaucoup dépendants d’une mobilité carbonée, la congestion du « périf » pèse sur le quotidien de plusieurs centaines de milliers de riverains : bruit et pollution. Voies réservées aux bus et au covoiturage, zones à faibles émissions, nouveaux transports en commun : les alternatives et les régulations visent la diminution des émissions et le report du trafic. En apaisant la circulation, en réduisant la part de l’espace motorisé, l’autoroute exclusive se transformera-t-elle en voie amène ? Le temps d’une Nuit blanche, en octobre 2019, les citadins ont déjà éprouvé ce possible de l’extraordinaire en arpentant le périphérique à pied ou à vélo, de la porte de la Villette à la porte de Pantin (19ᵉ).
Ailleurs dans le monde, des projets ont reconverti radicalement des infrastructures. Le cas de Séoul est sans doute l’un des plus connus à ce jour. Un viaduc autoroutier de six kilomètres qui couvrait un ancien cours d’eau y a été fermé au trafic puis démonté ; la rivière a été restaurée et ses abords, aménagés. L’opération, mûrement réfléchie par des collectifs associatifs et universitaires, a été décidée trois mois après l’élection en 2002 du maire de Séoul Mung-Bak Lee. Elle s’est achevée en 2005. Les effets furent convaincants : évaporation du trafic, apparition d’îlots de fraîcheur, loisirs urbains. Elle a toutefois nécessité au préalable des changements profonds du système de mass transit, dont le plus spectaculaire a été la mise en place d’un réseau de bus à quatre vitesses sur voies réservées à l’échelle de la métropole tout entière.
« Paris et les banlieues ont tout à gagner d’une solidarité renforcée autour du futur du périphérique »
En Île-de-France, il n’existe pas de municipalité élue à une vaste échelle. On objectera ainsi que la gouvernance du Paris métropolitain, chargée en rivalités et en rapports de force, constitue un obstacle lourd à franchir pour tout projet de transformation d’envergure. Ce n’est pas nouveau : l’histoire de la région parisienne est faite d’oppositions et de coalitions, qu’ont pu surmonter des projets à grande échelle. La réalisation du métro du Grand Paris express montre aujourd’hui encore que les inerties et les résistances peuvent être dépassées. Paris et les banlieues ont tout à gagner d’une solidarité renforcée autour du futur du périphérique. Penser au-delà des murs, c’est concevoir la ceinture de Paris non pas comme enceinte – frontière (de Paris), barrière (des banlieues), artère (régionale) – mais comme lieu d’une multi-appartenance. Circulation, habitat, vivant : ces questions s’enchâssent dans un espace qui nécessite d’être considéré à l’échelle du Grand Paris.
La crise environnementale invite à se ressaisir de la possibilité de recréer une grande respiration végétale à cet endroit. Dans un contexte où le droit se pensera de plus en plus selon les « pertes et dommages », les impératifs de santé publique réorientent les priorités de l’aménagement. Sanctuariser les talus et terre-pleins végétalisés, certes, mais il faut aussi recréer au sein de la métropole un système d’espaces libres, de parcs et jardins, qui soit le patrimoine commun de ses 10 millions d’habitants.
André-Malraux, Georges-Valbon, le Sausset, la Plage bleue : ces noms désignent les parcs départementaux réalisés dans les années 1970 à Nanterre (Hauts-de-Seine), La Courneuve, Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et Valenton (Val-de-Marne), au moment où s’achevait le chantier du périphérique et alors que s’engageait une politique publique en faveur de l’environnement. Aménagés parfois dans des contextes difficiles sur des friches, des délaissés, des terrains inconstructibles, ils forment aujourd’hui les maillons d’une infrastructure paysagère régionale qui ne demande qu’à s’agrandir.
La Seine fait ce mois-ci la couverture du Time Magazine. Son écologie est en voie de restauration, bien au-delà des plaisirs vitaux de la baignade fluviale, salutaire au vu des étés de plus en plus caniculaires qui frapperont la capitale. Le périphérique sera-t-il l’autre grand projet de restauration d’une nature grand-parisienne ?
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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25 avril 2023 - Paris