Entretien réalisé par la rédaction d’Enlarge your Paris pour le club des Acteurs du Grand Paris qui organise ce 29 septembre les « 24 heures du Grand Paris »
Comment comprendre les enjeux d’émission de CO2 ?
Jean-Marc Jancovici : D’abord, quelques éléments de chimie. Le CO2 est un gaz inerte, qui ne se dégrade que sur du très long terme. Tout volume rejeté dans l’atmosphère y reste, sauf si l’on arrive à augmenter les puits de carbone qui permettent de le capter. Des puits, il en existe de deux types : l’océan et la forêt, c’est-à-dire la photosynthèse. Et ces processus de captation sont d’ailleurs réversibles. Les plantes peuvent mourir ou brûler. Et l’océan peut dégazer du CO2, notamment s’il se réchauffe. Par ailleurs, on sait que la planète a une capacité maximale d’absorption de carbone, que toutes nos innovations technologiques ne feront pas augmenter de manière significative. Moralité, il faut obligatoirement réussir à équilibrer les émissions mondiales de CO2 et la capacité des puits de carbone. Et le plus tôt sera le mieux… Les entreprises dans tout cela ? Elles ont un rôle crucial à jouer en baissant leurs émissions. Mais il faut commencer par poser clairement qu’aucune ne maîtrise la totalité de ses sources d’émissions ni celles de tous les acteurs de sa chaîne de valeur, depuis ses fournisseurs jusqu’à ses clients. Dit plus simplement, aucune entreprise ne peut être ni ne peut se prétendre neutre en carbone. C’est la base de notre diagnostic.
Pourtant, de nombreuses entreprises disent être neutres, ou s’approcher de la neutralité…
La neutralité se conçoit uniquement au niveau planétaire, seule échelle à laquelle se joue l’équilibre entre sources d’émissions et puits de carbone. Or, se dire neutre, pour une entreprise, c’est laisser penser que votre responsabilité sociale ainsi que vos risques liés à la transition climatique sont réglés, alors que ce n’est vraisemblablement pas le cas. Ce qui, sur le plan managérial, revient à affaiblir l’entreprise. Il faut bien comprendre et admettre que la chaîne de valeur de chaque société est à moyen terme impactée par le changement climatique. La crise de la COVID-19 nous a donné une idée de ce que pouvait être une décélération inattendue et massive dans des secteurs comme le tourisme et le transport aérien. Se voiler la face et se contenter de quelques actions « vertes » mises en valeur dans le rapport d’activité est un risque exorbitant. Il faut dire et redire que le vrai risque, pour une société, n’est pas d’être vue comme ne faisant rien pour le climat, mais de ne pas le faire pour de vrai.
Si la neutralité carbone se joue à l’échelle globale, quels sont les enjeux pour les entreprises ? Que peuvent-elles faire ?
Si elles ne peuvent se prétendre neutre, les entreprises doivent contribuer à la neutralité avec des actions de compensation et des engagements de baisses d’émissions ambitieux. C’est pour cela qu’il faut réaliser des inventaires rigoureux, pour comprendre le vrai périmètre des émissions qui sont la contrepartie de l’ensemble du processus économique dont dépend chaque entreprise. C’est là qu’intervient effectivement Carbone 4 : pour fournir des indicateurs qui permettent de vous dire où vous en êtes en termes d’émissions, mais aussi quelle est votre exposition au changement climatique et votre dépendance aux combustibles fossiles. Précisions que le pétrole dit conventionnel a passé son pic d’extraction vers 2008, et que même en rajoutant le pétrole non conventionnel, c’est-à-dire le pétrole de schiste des États-Unis et le pétrole de sable bitumeux du Canada, à mon avis on a passé le pic en 2019. Cette contrainte sur l’approvisionnement va sans doute assez vite empêcher une partie des flux sur laquelle repose notre économie de se « dérouler normalement ». Et à partir du moment où les flux ne peuvent pas se dérouler normalement…
…toute la chaîne de valeur est impactée.
Avec des conséquences en cascade. Cela peut sembler décourageant mais il faut agir en intégrant le fait que les risques s’échelonnent le long d’une chaîne d’approvisionnement globale dont chaque société n’est qu’un maillon. Il y a un exemple célèbre. La Thaïlande a connu de gigantesques inondations il y a dix ans, qui par ricochets ont fait chuter de moitié la moitié la production mondiale de disques durs. Le contre-coup immédiat fut une quasi mise à l’arrêt de la chaîne de vente d’ordinateurs. Or, quelle entreprise peut se passer ne serait-ce qu’une seule journée de PC ? Pour revenir à l’empreinte carbone, même si vous baissez vos émissions, la diminution de votre risque dépend aussi de ce que les autres vont faire sur leurs propres émissions. Pire encore, il y a une inertie considérable dans le système des émissions et de circulation du CO2, qui fait que les conséquences du changement climatique vont augmenter dans les vingt ans qui viennent quoi qu’on fasse. Dit autrement, la dérive climatique des vingt prochaines années ne dépend que des émissions passées. C’est un peu comme si vous commenciez à appuyer sur la pédale de frein d’une voiture, et que celle-ci continuerait d’accélérer pendant encore vingt ans avant de commencer à décélérer.
Est-ce que la méthode de comptabilité carbone que vous avez établie pour les entreprises peut s’appliquer à l’échelle d’un territoire ou d’une métropole ?
Cette méthode ne peut pas être plaquée telle quelle sur des objets complexes comme des territoires et des villes, mais nous allons travailler à une transposition qui leur soit adaptée. Pour respecter les engagements pris lors de la COP 21 à Paris, de limiter à 2°C la hausse de la température mondiale d’ici à la fin du siècle, il faudrait que les émissions planétaires baissent de 4 % par an à partir de maintenant. Ce qui soit dit en passant correspond à l’impact d’une pandémie du COVID-19 par an ! Or, que deviendrait la métropole parisienne si les vols baissaient de 4 % par an, si la quantité de viande entrant baissait de 4% par an, si la quantité d’habits, majoritairement fabriqués en Asie, chutait de 4 % par an ? Idem pour l’énergie. On voit que le problème est aigu… Le premier défi à relever est d’ailleurs d’ordre culturel. Cela fait deux siècles que nous vivons dans une économie en expansion, donc l’idée que le monde pourrait être en contraction est difficilement compréhensible, et pose des défis opérationnels considérables.
Concrètement, que faire au niveau du Grand Paris ?
On peut essayer d’établir des objectifs de neutralité en calculant les émissions territoriales et les puits de captation disponibles et potentiels. A cela il faudra ajouter toute la chaîne de valeur, dont on sait qu’elle est globalisée et en flux tendus. On le voit bien pour le Grand Paris, qui est économiquement dépendant de l’arrivée des touristes, et qui importe quasiment toute sa nourriture. Une métropole tient avec de la logistique de pointe et de l’énergie abondante et donc pas chère ! Rappelons que la fraction de la population urbaine, en constante augmentation dans le monde, est une fonction croissante de la quantité d’énergie consommée par personne, c’est-à-dire du parc de machines en service par personne. Un territoire ou une métropole doivent donc faire de manière réaliste leur inventaire d’exposition au risque carbone et de leur dépendance énergétique. Et comme un territoire est aussi un objet politique, c’est autant un enjeu de gouvernance qu’un défi économique, puisqu’il faut déterminer la bonne échelle pour mettre en place et piloter un plan de neutralité carbone, avec baisse des émissions et augmentation des puits de captation. Sur ce point, les forêts et les terres agricoles franciliennes sont des leviers possibles.
Entretien réalisé par la rédaction d’Enlarge your Paris pour le club des Acteurs du Grand Paris qui organise ce 29 septembre les « 24 heures du Grand Paris ».
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28 septembre 2020