En Île-de-France, l'abstention aux dernières élections régionales et départementales de juin aura été de près de 70%. Pour autant, ce désengagement vis-à-vis du processus électoral ne traduit pas d'effritement de l'engagement de la part des citoyens qui se tournent vers d'autres modes d'action comme le montrent les chercheurs de l'Institut Paris Region Lucile Mettetal, Nicolas Laruelle et Anne-Claire Davy.
Lucile Mettetal, Nicolas Laruelle et Anne-Claire Davy, chercheurs à l’Institut Paris Region qui publie ce 1er juillet l’ouvrage Aux actes citoyens, quand les initiatives citoyennes bousculent l’action publique téléchargeable ici
Qu’y a-t-il de commun entre des bénévoles d’associations caritatives, des citoyens qui organisent des repas de quartier, végétalisent collectivement leur pied d’immeuble, adhèrent à des systèmes d’échanges locaux ? Et qu’est-ce qui relie des associations qui se mobilisent pour promouvoir des solutions alternatives sur les enjeux de sécurité, d’énergie, d’alimentation, de partage de la voirie, des collectifs qui créent des tiers lieux productifs ou s’engagent dans des projets d’habitat participatif, des associations qui contestent des projets de construction ou d’aménagement ?
En lien avec l’effritement des identités collectives basées sur l’appartenance à une classe sociale, on assiste à un renouvellement de la participation politique et associative, tant dans ses formes que dans ses sujets de mobilisation. Envie d’agir concrètement, ici et maintenant, volonté de ne plus attendre la solution « d’en haut », recherche d’une expérience de la citoyenneté hors des cadres et des partis, peur de l’isolement et des effets d’une société compétitive, autant de moteurs qui expliquent le besoin de trouver des solutions pratiques qui se traduisent par des changements concrets.
« Un besoin d’agir concrètement, positivement, ici et maintenant »
Ces nouvelles formes de mobilisation modifient la relation des citoyens avec leurs représentants et les institutions. Nourries par la prise de conscience de plus en plus forte de l’urgence environnementale et des inégalités sociales et territoriales, nombre des initiatives citoyennes illustrent d’abord un besoin d’agir concrètement, positivement, ici et maintenant, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Rob Hopkin, initiateur à Totnes, dans le sud de l’Angleterre, d’une expérience locale de « Ville en transition ». Il s’agit de fabriquer ensemble, à l’échelle du territoire vécu, des réponses concrètes aux besoins quotidiens, mais aussi d’expérimenter des solutions aux problèmes plus vastes de la transition socio-écologique. Comme le dit le sociologue Pierre Veltz, le territoire est une machine à créer de la ressource relationnelle, et en particulier de la confiance, vecteur d’apprentissages collectifs et de créations.
La force de ces initiatives est de proposer du sur-mesure, en mobilisant les compétences, les savoir-faire et les ressources territoriales. Elles font le pari de la proximité, avec l’idée que l’on peut changer le monde en agissant à petite échelle, « faire sa part », localement, avec le sentiment que son engagement se traduit par des résultats concrets. Un moyen aussi d’échapper au sentiment d’impuissance et à l’état de sidération que peuvent produire les constats du dérèglement climatique ou de la mondialisation. Ainsi, le XXIe siècle, après un siècle d’expansion des flux et des échanges internationaux, de valorisation du lointain, pourrait être marqué par une inversion de valeur, avec le développement d’une pensée faisant « du local » l’échelle et le levier pour construire une alternative possible. Il ne s’agit pas de revenir à l’illusoire protection de la proximité par des « frontières », mais de dépasser l’opposition entre le local, trop petit face aux enjeux, et le global, trop grand pour agir. La diffusion quasi immédiate par les réseaux sociaux des expériences, des plaidoyers et des savoir-faire, accélère les dynamiques de mobilisation et le renouvellement de l’investissement associatif et citoyen local. Elle permet de créer « autant d’oasis, tous reliés, où puiser des solutions ».
À la fois inscrites au plus près des réalités des citoyens et des territoires, tout en bénéficiant des ressources de leurs mises en réseaux, les mobilisations collectives revendiquent une forme de créativité et d’adaptabilité de plus en plus impérative face aux chocs attendus et pour la résilience de nos modes de vie, de production et de consommation. Une souplesse dont ne seraient peut-être plus capables les institutions, pensent-elles, ce qui entraîne l’impatience des citoyens vis-à-vis d’un processus classique de prise de décision perçu comme trop lent. Loin de se désintéresser de la « chose publique », des citoyens tenteraient alors de s’en saisir par d’autres voies, en fabriquant eux-mêmes les solutions à leurs besoins immédiats et aux enjeux globaux, interpellant en cela leurs représentants et les techniciens qui les conseillent.
« Nos « sociétés d’individus » transforment l’engagement »
En parallèle, ces nouvelles formes de mobilisation collective et de coopérations révèlent un fort désir d’autonomie et d’épanouissement individuel. Mettre en cohérence ses valeurs et ses actes, faire de chaque geste quotidien un geste politique (sa consommation, sa manière de s’habiller, de se déplacer…) sont autant de manières d’alimenter une quête de sens personnelle. Selon l’expression du sociologue Jacques Ion, nos « sociétés d’individus » transforment l’engagement, avec des formes plus distanciées, caractérisées par leur caractère plus ponctuel, révocable, par une méfiance envers les mécanismes de délégation et une mise en jeu de la personne singulière, de son identité. L’historien Jean-Michel Peter et le sociologue Roger Sue ont démontré comment l’engagement bénévole est passé du devoir, sous couvert d’altruisme, à une forme privilégiée de réalisation de soi, en lien avec l’avènement de l’individu relationnel, pour qui les notions de plaisir et d’acquisition de compétences deviennent dominantes. On aurait glissé de l’engagement militant à une logique d’épanouissement personnel et de relation transactionnelle entre l’individu et le collectif, portant essentiellement sur l’acquisition, l’expression et la reconnaissance de compétences.
Pour les associations, cela se traduit par une évolution du bénévolat, plus ponctuel, plus volage et plus exigeant : on s’engage de plus en plus avec le sentiment qu’on est en capacité de changer le monde, on va à la recherche d’une expérience concrète de la citoyenneté, en lien avec la peur de l’isolement, et en réaction à une société jugée élitiste et compétitive. La volonté de trouver et de fabriquer soi-même ses solutions, d’agir directement, procède aussi en partie de la démonétisation du discours, d’une mise en doute de la fiabilité de la parole publique et de l’efficacité de notre système politique, organisé autour de l’argumentation, excluant une partie de la population, plus à l’aise avec l’action concrète qu’avec le discours.
Le politologue Loïc Blondiaux le souligne, un phénomène de défiance croissante à l’égard de structures politico-administratives, perçues comme inefficaces ou indifférentes aux idées portées par les citoyens et à leurs besoins, vient nourrir le succès d’une vie civique par le « faire » et conforter le sentiment que l’on n’est jamais mieux servi qu’en agissant par soi-même, jusqu’à chercher à se substituer à la puissance publique pour compenser ses défaillances. Cette perte d’autorité de la parole publique et de l’expertise reflète un nouveau rapport social au savoir, qui veut en finir avec le monopole du « savoir légitime ». À la faveur des technologies numériques, de nouvelles formes de connaissances sont estimées légitimes sans passer par le filtre d’instances qui sélectionnent le vrai savoir du faux, négligeant la parole des experts, au profit de messages, parfois clivants, relayés par les réseaux sociaux.
« Ces formes d’intelligence collective sont une opportunité, si l’action publique parvient à les englober sans les étouffer »
Si ces nouveaux ressorts de l’engagement et ce besoin d’implication sont une richesse et portent en germe une vraie capacité d’innovation sociale et d’adaptation aux chocs, ils comportent un risque, celui d’un lien rompu avec l’action publique, celui d’un fossé qui se creuse entre des citoyens émancipés, autonomes et investis, et des institutions jugées trop lointaines, dont la légitimité, on l’a vu, est mise en doute. Ce besoin peut traduire des aspirations à l’autosuffisance et des tentations de sécession vis-à-vis des règles de la République, au risque de fragiliser la cohésion nationale. À l’inverse, du côté de la puissance publique, il peut impliquer une forme de transfert de charges vers les individus, de responsabilisation des habitants et de leurs communautés dans leur capacités à produire des services, animer la vie et l’économie locale… Un renvoi à leurs capacités propres qui peut in fine les isoler et les affaiblir et, surtout, affaiblir les franges les plus fragiles de la population, qui n’ont pas accès à ces nouveaux espaces d’expression et d’action, au risque de reproduire des frustrations et des formes de colères sociales.
Comment se saisir alors de ces initiatives pour faire société ? Comment faire pour que leur multiplicité contribue à un projet commun ? Ces dynamiques citoyennes nous amènent à nous interroger sur le fonctionnement de la démocratie, sur la notion d’universalité, d’intérêt général, d’équité territoriale, de service public, ou encore d’espace public. On parle aujourd’hui de démocratie contributive, d’une démocratie d’initiatives partagées, portée par une pluralité d’acteurs… Comment faire de ces initiatives les leviers d’une pratique démocratique renouvelée à l’échelle locale comme à l’échelle métropolitaine ? Et comment articuler cette pratique avec la démocratie représentative ?
Ces formes d’intelligence collective sont aussi une opportunité, si l’action publique parvient à les englober sans les étouffer, les accompagner en consentant à lâcher prise, les connecter entre elles, s’en inspirer en acceptant qu’elles entraînent des changements dans les cadres institutionnels, les pérenniser parce qu’elles assurent des missions de service public, ou parfois juste en évitant de s’en mêler… Bref, si l’action publique parvient à se saisir de ces initiatives citoyennes dans un dialogue productif entre « des institutions fortes et une société civile active », pour reprendre les propos du sociologue Bruno Latour.
En réponse à la défiance et au sentiment d’abandon, dont le mouvement des Gilets jaunes est emblématique, en réponse à l’urgence des enjeux et au désir d’action exprimé par un nombre croissant d’habitants, en réponse à la quête d’identité des territoires, ce dialogue peut faire évoluer l’action publique. En réponse aussi à la crise des vocations des élus locaux, qui peuvent trouver là l’occasion d’un nouveau souffle en renouvelant leur posture et en devenant les chefs d’orchestre de ces dynamiques citoyennes. Pour reprendre la formule de Pierre Veltz : « Il faut que l’optimisme des uns trouve des points de contact avec le pessimisme des autres ! ».
Cette énergie ascendante, cette envie de contribution, peut être une opportunité pour les territoires et leurs élus, particulièrement dans les espaces périurbains et ruraux, et partout où l’action publique est à renouveler ou à consolider. Une action publique qui miserait sur l’animation des énergies citoyennes, avec un élu local et des services publics qui seraient garants de l’accès à l’information et de la compréhension des enjeux, capables d’accepter une part de conflit comme vecteur d’innovation, de renoncer à une posture de sachant pour co-construire avec les habitants et d’accepter le temps de l’expérimentation, pour que la démocratie vive entre les élections.
Infos pratiques : Cette analyse est tirée du nouvel ouvrage de l’Institut Paris Region « Aux actes citoyens, quand les initiatives citoyennes bousculent l’action publique » à télécharger gratuitement sur institutparisregion.fr
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1 juillet 2021