Jusqu'au 4 juin, c'est-à-dire demain, le Pavillon de l'Arsenal à Paris décortique l'héritage d'Haussmann à travers une exposition qui montre en quoi l'ancien préfet de la Seine est à l'origine d'un modèle de ville durable. A ne surtout pas laisser passer...
Haussmann, précurseur de la ville durable ? Si vous ne vous êtes jamais posé la question, l’architecte Franck Boutté, lui, a tenté d’y répondre dans une exposition proposée jusqu’au 4 juin au Pavillon de l’Arsenal à Paris (4e). Co-commissaire de « Paris Haussmann, modèle de ville », il a ainsi étudié, avec les urbanistes Benoît Jallon et Umberto Napolitano, l’apport du baron en matière d’aménagements urbains. Un travail de recherche qui doit nourrir la réflexion alors que les travaux du Grand Paris Express ont débuté. Nous l’avons rencontré à l’occasion d’une visite guidée.
En quoi Haussmann, nous apprend-il quelque chose sur la ville d’aujourd’hui ?
Franck Boutté : Ce qu’on a essayé de faire avec cette exposition, c’est de travailler avec notre regard d’aujourd’hui sur l’héritage que nous a légué Haussmann. La question n’était pas tant d’explorer ce qui a été pensé à l’époque que de savoir comment on peut l’interpréter avec un œil contemporain. Or l’immeuble haussmannien, qui a été très peu exploré jusqu’à nos jours, présente une qualité exceptionnelle en termes de « réversibilité ».
Qu’est-ce que vous entendez par « réversibilité » ?
C’est l’idée qu’un immeuble puisse durer et encaisser les changements et les aléas à travers le temps. Par exemple passer d’une fonction de logement à une fonction de bureaux, sans altérer l’identité du bâtiment. Les immeubles haussmanniens peuvent changer de façon importante à l’intérieur, mais sans modifier réellement leur identité. Aujourd’hui, les conditions de la production contemporaine, comme les normes ou les techniques de construction, ne rendent plus cette réversibilité possible. Prenons les façades par exemple. Si on met une grande baie pour un séjour et une petite fenêtre pour une chambre, il sera impossible d’inverser le séjour et la chambre. C’est encore moins possible de transformer un immeuble de logement pour qu’il devienne demain un immeuble de bureaux. Or chez Haussmann, il y a un « ADN » qu’on peut interroger. Il a créé un modèle paradoxalement très durable.
Quelles sont les caractéristiques de l’urbanisme haussmannien ?
A Barcelone ou New-York, la géométrie est très répétitive, avec des règles strictes. Quand on parle d’Haussmannien, il y a en réalité peu d’îlots (pâtés de maisons, Ndlr) qui sont 100% haussmanniens car Haussmann est intervenu dans un tissu urbain déjà existant. Ce qui est intéressant notamment, c’est le rapport entre les pleins et les vides dans l’occupation des sols. Quelle que soit la taille de l’îlot, ils ont tous le même rapport entre les pleins et les vides, et donc la même densité. C’est assez beau. Aujourd’hui, on a plutôt tendance à sur-densifier les parcelles.
Ce qui est frappant chez Haussmann, c’est également l’harmonie entre les bâtiments d’un même îlot…
Effectivement, une autre caractéristique, c’est la continuité des façades, avec des règles de mitoyenneté très importante, puisque près d’un mur sur deux est partagé avec ses voisins.
En quoi cela peut-il être utile aujourd’hui ?
Si vous avez une façade continue, cela fait que de manière assez naturelle, les planchers sont alignés entre les différents bâtiments. Et si les planchers sont alignés, cela offre de grandes possibilités en termes d’évolutivité et de flexibilité. Cela permet d’imaginer qu’on puisse réorganiser un programme immobilier en prenant 2, 3, 5, 10 ou la totalité des bâtiments d’un îlot. Il suffit d’ouvrir des murs mitoyens, ce qui est souvent possible chez Haussmann. Du coup, du fait de la continuité des planchers, on peut créer un équipement plus grand que ce pour quoi les immeubles étaient conçus à l’époque. Ce sont des choses qu’on ne trouve pas dans la construction contemporaine puisque les objets sont conçus séparés les uns des autres avec des hauteurs sous plafond différentes. Et donc la réversibilité est totalement anéantie par ce mode de fabrication. Ceci doit nous faire réfléchir. Aujourd’hui, on a recours à un bureau d’études qui dit : « Ici il y a de l’attractivité, et là aussi. Alors on va faire en sorte qu’il y ait des services et des équipements dans les deux zones ». Et entre les deux zones ? Rien… Moi, ce qui m’intéresse, c’est plutôt quels codes on donne à la ville. Si demain les zones d’attractivité se déplacent, il faut qu’on anticipe et que la ville puisse encaisser ces aléas.
Au-delà de cette question de la durabilité, il y a aussi la question de l’identité…
Lorsque l’on construit sur un territoire, il faut se demander en quoi on renouvelle son histoire et son identité. La culture actuelle de la construction contemporaine ne respecte pas suffisamment cette idée. On crée des bâtiments assez génériques, sans identité. A ce titre, Haussmann donne une leçon d’identité et de cohérence.
D’où le titre de l’exposition, « Paris Haussmann, modèle de ville » ?
Oui, même si j’aurais préféré l’appeler « La possibilité d’un modèle ». Mais malheureusement, depuis que Houellebecq a intitulé l’un de ses romans La possibilité d’une île, ce n’est plus possible d’utiliser cette expression sans faire penser à lui. Pourquoi parler de modèle ? Pour les raisons que je viens d’évoquer, mais aussi car ce que Haussmann a mis en place est d’une telle puissance et d’une telle efficacité que cela a persisté jusqu’à la Première Guerre mondiale, alors qu’il avait été remercié dès 1870. Il faut savoir que sur cette période, ce sont plus de 60.000 bâtiments qui ont été construits en 60 ans, ce qui représente aujourd’hui les 2/3 de Paris. Quand on voit l’ampleur de ce qui a été réalisé dans un temps aussi court, cela fait presque de Paris une ville nouvelle du XIXe siècle. Haussmann a su généraliser l’immeuble de rapport qui existait avant lui. Avant, on bâtissait des hôtels particuliers. Les gens qui avaient les moyens construisaient pour eux, et ceux qui n’avaient pas de moyens ne construisaient pas. Avec l’immeuble de rapport, on va se mettre pour la première fois à construire pour les autres. C’est l’ancêtre du logement collectif. Haussmann va être le premier à expérimenter les partenariats public-privé à grande échelle. On sollicite les capitaux privés en les soumettant à des règles strictes, en particulier en termes d’écriture stylistique. Grâce à l’immeuble de rapport, on va soulever des fonds privés en quantité très importante.
Que peut-on voir au travers l’exposition ?
Il y a quelques pièces historiques, mais la plupart des matériaux sont inédits. Il s’agit de dessins, de maquettes et de cartes réalisés par nos soins. Ces documents sont mis en regard avec des photos de Cyrille Weiner qui donne la « chair » de ce Paris d’aujourd’hui, sachant qu’il y a également des photos datant de 1877 qui montrent les transformations du tissu parisien. `
Le modèle Haussmannien peut-il inspirer la construction du Grand Paris ?
Le modèle haussmannien répond à une question : quelle modèle de ville souhaite-t-on ? On se la pose d’autant plus aujourd’hui qu’on entend passer du « petit » au « Grand Paris ». Mais pour le moment, cette question se pose seulement pour les quartiers des futures gares du Grand Paris Express. Quel modèle veut-on réellement pour cet enjeu d’agrandissement ? Quelle identité métropolitaine, quelle densité ? C’est à cela que répondait Haussmann à l’époque pour Paris. On aimerait bien que la réflexion que l’on a menée dans le cadre de cette exposition puisse porter. Les aménagements du Grand Paris Express sont extraordinaires. Dans l’histoire d’une ville, un tel projet est rarissime. Il ne faut pas le rater.
Est-ce qu’on peut avoir des partis pris d’aménagement aussi puissants pour le Grand Paris que ceux de Haussmann pour Paris intra-muros?
Je ne suis pas certain qu’il faille faire cela car on traverse des situations géographiques et urbaines qui sont totalement différentes à cette échelle-là. Mais en tous cas, il faut se poser la question de l’identité métropolitaine.
Cette exposition est d’une grande richesse documentaire. Est-ce qu’on peut s’y retrouver si on n’est pas un spécialiste d’architecture ?
On s’est évidemment posé la question de savoir à qui elle s’adresse, mais le Pavillon de l’Arsenal a été attentif à ce qu’elle soit accessible au grand public. Je crois qu’on peut la lire à plein de degrés différents. Lors d’une de mes visites guidées, une famille m’a entendu donner des explications et a suivi par hasard la visite que je commentais. A la fin, ils sont allés acheter le catalogue de l’exposition et m’ont dit quelque chose de touchant : « Cela fait des années qu’on habite dans un immeuble haussmannien, on y est très bien, on y a noué des relations sociales. C’est extraordinaire, l’exposition nous a permis de comprendre ce qu’on vit ! ».
Exposition « Paris Haussmann, modèle de ville », jusqu’à dimanche 4 juin au Pavillon de l’Arsenal, 21 boulevard Morland, Paris (4e). Entrée libre
3 juin 2017