Stein van Oosteren, porte-parole du Collectif Vélo Île-de-France et auteur du livre Pourquoi pas le vélo ?
A priori changer la société n’est pas si difficile que ça. Voulez-vous une ville plus verte ? Plantez plus d’arbres. Travailler moins ? Redistribuez le travail et compensez la perte de salaire en consommant moins. Une ville cyclable ? Semez des pistes et vous récolterez des cyclistes comme à Paris. Les solutions pour la ville désirable, on les connaît. Ce qui est difficile, c’est plutôt de faire naître l’envie, l’envie de changer. Pour cela, il faut des conversations.
C’est bête, mais ce qui bloque le changement, c’est qu’on n’y pense pas, tout simplement. Il faut un moment disruptif pour mettre en question nos habitudes : un déménagement, un nouveau travail ou l’arrivée d’un enfant par exemple. Ou une pandémie : c’est la peur de la contamination dans les transports en commun qui a mis des milliers de Français sur le vélo. Une bonne méthode pour changer nos comportements et la société consiste donc à initier un changement pour inciter les citoyens à sauter le pas.
Mais des évènements disruptifs comme une pandémie ou des grèves, on n’en a pas tous les jours. Ou peut-être que si finalement ? Regardons bien : le RER B est si inconfortable et fonctionne souvent si mal qu’il crée malgré lui de nombreux cyclistes en poussant ses passagers vers la Coulée verte du sud parisien. Même la voiture, ce salon privé roulant si confortable, continue à pousser les citoyens vers le vélo, car les embouteillages transforment leur vie en calvaire. Lentement, la pression monte.
Reste à créer l’étincelle qui provoque le « grand saut », la décision de changer vraiment d’habitude. Cette étincelle vient des conversations. C’est en discutant qu’une personne va se rendre compte de ce qu’elle a à gagner en changeant d’habitude. Les transports en commun ont beau exaspérer tous les passagers, ce qui leur fait choisir le vélo est le récit d’un cycliste qui leur montre que c’est possible. Beaucoup de Français hésitent et sont, sans le savoir, en attente de cette conversation décisive avec un cycliste qui explique à quel point le vélo vous facilite la vie. Des témoignages dans la presse inspirent aussi à essayer le vélo, à changer. Ou parfois les forums en ligne où les vélotafeurs racontent leur quotidien comme l’écrit le militant Brice Perrin dans un article très lu où il partage sa « conversion ».
« Si Amsterdam est aujourd’hui cyclable, c’est parce que dans les années 1970 les citoyens se sont exprimés massivement pour une ville à taille humaine »
Mais ces conversations et témoignages ne suffisent pas, il faut aussi une société adaptée au vélo. Des pistes pour ne pas avoir peur à vélo. C’est là que les mots prennent leur importance capitale : il faut amener les décideurs à créer des pistes cyclables. Comment ?
Si Amsterdam est aujourd’hui cyclable, c’est parce que dans les années 1970 les citoyens se sont exprimés massivement pour une ville à taille humaine. Ils s’opposaient à un projet d’aménagement radical, qui devait combler le canal et détruire des quartiers entiers pour faire passer une autoroute de 6 voies par le centre-ville. L’auteur du plan, l’ingénieur américain David Jokinen, avait même prévu un monorail au-dessus des routes pour ne pas déranger la voiture, qui était considérée comme l’avenir de la ville. Cinquante ans plus tard, les images du « Plan Jokinen » semblent absurdes ! Les manifestations et débats faisaient tellement rage qu’à la fin le projet a été refusé de justesse par le conseil municipal grâce à une majorité infime de 22 votes contre 21. Donc, à un vote près, Amsterdam serait devenue à l’image des villes américaines, transpercée d’autoroutes. Les manifestations et le débat ont littéralement sauvé Amsterdam de la destruction.
Ces grands débats puisent leur force dans les milliers de petites conversations qui les nourrissent. Comme le mouvement des gilets jaunes, qui est né de conversations privées sur les ronds-points qui ont, grâce à Facebook, allumé la mèche d’un soulèvement national. Pour changer les choses, il faut donc déclencher des milliers de conversations. Il ne s’agit pas de conversations pour convaincre. C’est impossible, car nous ne sommes pas rationnels et il est donc impossible de nous changer par les arguments. L’ingénieur Jean-Marc Jancovici en a tiré une conclusion radicale : il faut développer une « capacité de nuisance suffisante » pour que les politiques vous écoutent et prennent vos propositions au sérieux. Je propose une autre méthode : créer une capacité de conversation suffisante pour que les citoyens et les politiques s’écoutent et acceptent de se remettre en question.
« J’ai décidé d’arrêter de convaincre et d’utiliser les mots pour autre chose : permettre une conversation sur le sujet du vélo, peu importe l’angle »
J’en suis arrivé à cette conclusion après avoir remarqué que les échanges entre les pro-vélo et les anti-vélo étaient systématiquement infructueux. Je ne voyais pas de véritables échanges mais plutôt un chassé-croisé stérile de positions radicalement opposées. Pas d’écoute, pas de compréhension, pas de rencontre. Aucun changement à la clef, souvent même le contraire : le bref échange ne fait qu’aggraver l’agacement mutuel.
Raison pour laquelle j’ai décidé d’arrêter de convaincre et d’utiliser les mots pour autre chose : permettre une conversation sur le sujet du vélo, peu importe l’angle. Juste parler du vélo sans se bloquer sur le premier problème venu : la pluie, le relief, les courses, etc. Parler pour oublier l’impossible pendant quelques instants, en prenant du (bon) temps pour élargir les possibles. Toutes mes vidéos et chansons sur mon compte Twitter servent cet objectif : observer ce qui se passe dans l’espace public pour faire émerger une conversation.
J’ai développé cette méthode dans mon livre Pourquoi pas le vélo ?, dont on pourrait penser qu’il s’agit d’un argumentaire rationnel pour convaincre les anti-vélo. Ce n’est pas ça. Je l’ai conçu comme un kit de conversation pour attiser la curiosité du lecteur en le titillant un peu. Le but n’est pas de convaincre, mais de rendre un échange possible et de libérer l’imagination. Tout repose sur l’envie : de parler, d’essayer, d’inventer, d’être séduit et de se représenter à quoi pourrait ressembler la ville.
Contrairement aux arguments rationnels, la conversation est un moyen très puissant pour déclencher l’envie de changer. Déjà, elle donne à chacun sa place. Chacun participe. Ensuite, elle dure, elle prend du temps. C’est essentiel, car pour s’approprier un sujet et déclencher une envie, il faut un certain temps. Le temps d’une bonne conversation est nécessaire pour dépasser le stade de « je-pense-ceci-tu-penses-cela-au-revoir ». Subtilement, la discussion tisse un lien entre les personnes qui atténue le besoin primitif d’avoir raison, et qui crée ainsi une ouverture d’esprit souvent étonnante.
En octobre 2021, je parlais à un groupe de citoyens dans le cadre de la Convention citoyenne locale pour le climat et la biodiversité d’Est Ensemble en Seine-Saint-Denis. Tout de suite une dame a pris la parole pour me dire « Le vélo, je n’aime pas, et ce n’est pas possible pour beaucoup de personnes ». Comme nous étions censés avoir une conversation sur le sujet, nous avons parlé pendant un certain temps, et nous nous sommes écoutés. J’ai pu expliquer qu’il ne s’agit pas d’imposer le vélo, mais de créer la liberté de l’utiliser en sécurité pour ceux qui le veulent. Elle a pu parler de ses craintes, causées par l’absence de pistes cyclables. Au bout de 20 minutes, son refus virulent du vélo avait complètement disparu. C’était même elle qui dressait, non sans enthousiasme, la liste de tout ce qui manquait pour le vélo dans sa ville !
« Je râle donc je suis »
La méthode de la conversation vise à faire réfléchir activement au lieu de simplement râler passivement. Converser pour construire, au lieu de râler pour s’enfermer davantage. Mettre en question, non pas pour se faire plaisir, mais pour comprendre et avancer. C’est ainsi que Descartes a ouvert la pensée moderne avec son Discours de la méthode et son fameux postulat « Je pense donc je suis ». Celui qui ne fait que râler contre le vélo – « Je râle donc je suis » – reste enfermé dans sa position et se fragilisera. Son mécontentement, sans réflexion critique, le tirera vers le bas sans que la situation s’améliore.
La puissance d’une conversation est énorme, car elle remet le citoyen au centre de la société. C’est comme ça que le mouvement pro-vélo s’est construit depuis la campagne « Parlons vélo » en 2017, qui a donné la parole à tous les Français sur le sujet. La Fédération des Usagers de la Bicyclette, dirigée par Olivier Schneider, a fini par devenir un acteur incontournable pour le gouvernement. La remise en question de la société du tout-voiture a été si forte que même l’industrie automobile en tremble : « Nous sommes face à un lobby anti-automobile hyper puissante » déclarait Carlos Tavares, patron de PSA, en 2020. Pourquoi si puissant ? Parce que ce lobby est porté par les millions d’usagers qui expriment leurs besoins, alors que le lobby automobile est porté par quelques constructeurs et leurs actionnaires qui veulent juste continuer à vendre un produit.
La conversation citoyenne autour du vélo a fini par rattraper le discours politique, qui maintenait les citoyens dans un état de léthargie et de dominés. Les nombreuses conversations, en présentiel ou sur les réseaux sociaux, ont fait monter les citoyens en compétence : ils ont compris qu’il faut changer la ville, et surtout comment. Ce sont désormais les citoyens de Die, de Dijon, de Fontenay-aux-Roses, de Montpellier, de Rennes et d’autres villes qui imaginent eux-mêmes des réseaux cyclables ou des plans de circulation pour apaiser la ville. L’enquête nationale le Baromètre des villes cyclables leur a fait découvrir qu’ils étaient dépossédés de leur pouvoir d’imagination. Et vous, que pensez-vous de votre ville ? C’est quoi au juste, pour vous, une rue et une ville à vivre ? Parlons-en.
Infos pratiques : Pourquoi pas le vélo ? de Stein van Oosteren. Ed. Ecosociété. 16€. Plus d’infos sur ecosociete.org
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13 avril 2022