« Nous sommes en 2050. L’effondrement a entraîné une réorganisation de l’Île-de-France. Les flux de la mondialisation se sont considérablement réduits. Les hypermarchés ont disparu, les voitures aussi. C’est tout le système économique et politique qui a été repensé autour de la sobriété énergétique et des autonomies alimentaires. » L’argument de votre livre est un peu brutal. N’est-il pas excessif ?
Benoît Thévard : L’époque contemporaine est caractérisée par une grande accélération. Toutes les courbes suivent des croissances exponentielles, que ce soit la population mondiale, la consommation d’énergie, la production industrielle et alimentaire, la pollution et la production de gaz à effet de serre… Cela peut-il continuer encore longtemps ? Pour nous, il est clair que cette croissance tous azimuts va s’arrêter. De quelle manière ? Et avec quelles conséquences ? A partir de l’idée d’un effondrement énergétique, et en particulier de la quasi-disparition du pétrole, nous avons tenté d’imaginer la vie en 2050. Le cadre francilien correspondait à la commande du Forum Vies Mobiles, un institut de prospective qui voulait des pistes pour imaginer la place de la voiture dans la région capitale.
Justement, sans pétrole, comment nous déplacerons-nous ?
Beaucoup moins, beaucoup moins loin, et beaucoup moins vite ! Actuellement, 95 % des transports de personnes et de marchandises de la région francilienne dépendent du pétrole. C’est une donnée très révélatrice de sa vulnérabilité. En 2050, sans hydrocarbures, le nombre de voitures en Île-de-France aura été divisé par cinquante. Il y aura un véhicule pour 70 habitants. Les 90.000 automobiles qui rouleront au biogaz ou avec ce qui restera de pétrole seront des biens communs. Et les 37;000 kilomètres de routes franciliennes, chères à entretenir et largement inutilisées, seront en partie débitumées ou transformées en pistes cyclables. Et on verra un redéploiement massif du train de proximité. De nombreuses lignes secondaires seront remises en service pour relier les biorégions franciliennes. Quant aux gares, elles deviendront des hubs de marchandises et de personnes.
Vous venez d’évoquer le concept de biorégion, que l’on retrouve aussi dans le titre de votre livre. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Il s’agit d’un concept inventé aux États-Unis, autour des années 60-70, par des militants écologistes un peu anarchistes qui voulaient remplacer les limites administratives des Etats par des frontières naturelles, biophysiques et géographiques. Leur idée était que ce changement conceptuel aiderait à rendre les activités humaines plus respectueuses de l’environnement, mais aussi plus compatibles avec les capacités écologiques des territoires. Pour revenir à notre livre, nous avons appliqué la démarche biorégionaliste à l’Île-de-France, à partir d’une question qui n’est finalement pas si théorique : que se passerait-il si on connaissait un effondrement des ressources en pétrole ? Notre vie économique et sociale connaîtrait un énorme coup de frein et devrait se réorganiser au plus près des ressources hydrologiques et nourricières disponibles dans chaque territoire. A partir de ces impératifs, nous avons découpé l’Île-de-France en huit biorégions : le Vexin, le Gâtinais, la Botte, la Brie, la Beauce, la Brie-Champenoise et la Plaine de France. C’est à leur échelle que pourraient être imaginées les réponses aux scénarii d’effondrement énergétique que nous envisageons.
Quels sont-ils ces scénarios ?
Notre première hypothèse concerne la démographie. Faire vivre 12 millions d’habitants dans une métropole dense et bétonnée, qui dépend à 95% de nourriture importée, est tout simplement impossible sans pétrole abondant. En 2050, la population d’Île-de-France pourrait être divisée par deux. C’est probablement l’hypothèse la plus difficile à faire accepter, tant le sujet de la baisse de population reste tabou. Pourtant, lorsque le confinement a été annoncé, en quelques jours, 18% de la population parisienne est partie. Cela donne une idée de ce que pourrait provoquer une situation encore plus dramatique. Dans notre scénario, Paris conserverait sa population dans une ville transformée en zone maraîchère grâce au débitumage de rues désormais sans voitures. En revanche, la petite couronne verrait ses habitants fuir pour des zones moins denses, plus vertes, plus nourricières. Notre deuxième hypothèse concerne la gouvernance. Aujourd’hui, l’administration est largement numérisée. Sans énergie abondante, la performance de cette administration s’effondrera et il faudra relocaliser la vie publique. La troisième hypothèse concerne l’accès à l’énergie. L’essentiel des scénarios de transition écologique part du principe que 100% de l’énergie fossile que nous consommons aujourd’hui sera remplacée par des énergies renouvelables. Nous n’y croyons pas parce que cela nécessiterait des techniques de stockage sophistiquées et des réseaux de distribution massifs que nous n’aurons plus avec le choc de la disparition du pétroleé. Notre société devra accepter de vivre avec moins d’énergie, avec des rythmes plus adaptés aux rythmes naturels, avec moins de services. Enfin, une quatrième hypothèse concerne le travail. Tous les jours, des centaines de milliers de personnes affluent vers Paris et sa proche périphérie pour remplir des bureaux et y mener des activités tertiaires, en général devant un ordinateur. En 2050, les flux s’inverseront. Tous les matins des milliers de personnes partiront du centre pour gagner les champs, en train. La périphérie rurale va regagner en dynamisme, et les métiers des secteurs primaire et secondaire vont redevenir essentiels : il faudra produire de la nourriture, cultiver, recycler… sans pétrole.
Nous sommes bien d’accord, les scénarios ne sont pas des prédictions ni des prévisions…
Aujourd’hui dominent deux types de récits, ceux qui annoncent un effondrement apocalyptique et ceux qui nous promettent de conserver notre mode de vie grâce à transition durable hyper-technologique. Nous voulions donner à voir une voie médiane, à la fois probable mais aussi vivable. Certains de nos lecteurs nous disent trouver ces pistes inspirantes, voire même attendre 2050 avec intérêt. D’autres nous trouvent complètement fantaisistes et déprimants. Notre travail n’est pas une prédiction mais une manière d’ouvrir le champ des possibles, de favoriser la réflexion pour savoir ce qui est faisable ou non, réaliste ou pas.
Et vous avez pris l’Île-de-France parce que c’était le cadre géographique de votre commande, mais les hypothèses que vous développez pourraient s’appliquer à toutes les métropoles, c’est-à-dire des territoires qui dépendent d’une alimentation et d’une énergie importées pour nourrir leurs habitants…
Toutes les villes de province ne connaîtront pas de transformations aussi radicales que la métropole francilienne, mais nos hypothèses valent effectivement pour les mégapoles comme Lyon, Marseille ou Bordeaux, qui ont des niveaux de dépendance énergétique comparables à l’Île-de-France. Il y a d’ailleurs un groupe de travail qui est en train de réfléchir à un scénario de biorégion pour Toulouse, capitale d’un secteur aéronautique dont on voit bien aujourd’hui la fragilité. La pensée biorégionaliste favorise la résilience, c’est-à-dire des systèmes d’organisation pensés pour durer dans le temps, et pour résister à des chocs systémiques. La particularité de notre époque, dominée par la logique d’efficience, est que pour pouvoir gérer des flux de personnes, de marchandises, d’information et d’énergie aussi massifs que ceux que nous connaissons notamment dans les métropoles, tout le pouvoir d’organisation a été concentré entre les mains d’une poignée d’acteurs qui gèrent la distribution de l’électricité, du pétrole et de l’eau, la collecte des déchets, l’accès au numérique et aux services de communication. Or ces acteurs hyper efficaces mais complètement interconnectés et peu agiles auront du mal à résister à un choc comme celui de la fin du pétrole. Si le géant de l’électricité connait une défaillance, il n’y a plus de communication, plus d’eau. Et inversement. A contrario, le concept de biorégion propose des organisations plus modestes, moins sophistiquées mais plus résilientes, mieux adaptées au monde qui vient, et qui verra se multiplier les problèmes d’accès à l’eau et à la nourriture, les vagues de chaleur en milieu urbain, la sécheresse, des inondations… un ensemble de chocs qui impacteront toute notre organisation sociale.
A titre personnel, comment vivez-vous cette perspective ?
Cela fait dix ans que je travaille sur le sujet de la transition énergétique et du pic pétrolier, je connais les théories, les enjeux. Pourtant, à l’été 2019, quand j’ai vu dans le jardin d’amis chez qui je déjeunais des arbres morts à cause des sécheresses à répétition, cela m’a littéralement choqué. Le même été, la Loire s’est trouvée quasiment à sec à Orléans, avec un débit naturel de zéro mètre cube par seconde. Je n’aurais pas imaginé vivre cela si tôt, si vite. Malgré notre niveau technologique remarquable, nous allons connaître de plus en plus de situations de ce type. Nous allons vivre des expériences dures, voire dramatiques et il faudra s’organiser pour faire avec ce que la nature nous imposera et nous proposera. De plus en plus de gens le comprennent et c’est pour cela que le principe de biorégion émerge. J’ai la chance de faire partie d’une initiative de transition dans ma ville, Châteauneuf-sur Loire (Loiret), une bourgade de 8.000 habitants située à trente kilomètres en amont d’Orléans. Nous avons ouvert ce qu’on appellerait aujourd’hui un tiers-lieux où l’on vient faire réparer son vélo, sa cafetière, apprendre à coudre, à tricoter. Dans le café associatif, on vend des boissons bios et locales et on organise la distribution des paniers de l’Amap (association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Un espace de télétravail permet de limiter les migrations pendulaires vers Orléans. Ce lieu s’appelle Maison de la transition mais concrètement on est déjà en train de rentrer dans la culture de la résilience. Et environ 5% de la population participe plus ou moins régulièrement à ses activités. Tout cela ne préfigure pas un retour en arrière mais un futur désirable.
Entretien réalisé dans le cadre du groupe de travail des Nouvelles Urbanités, qui regroupe des acteurs de l’urbanisme et de la transition écologique, et auquel contribue Enlarge your Paris. Pour recevoir la version PDF du Journal des Nouvelles urbanités, nous écrire à vdelourme@eyp.fr
Infos pratiques : « Le Grand Paris après l’effondrement. Pistes pour une Ile-de-France biorégionale », par Agnès Sinaï, Yves Cochet, Benoît Thévard (Ed. Wildproject). 10€. Plus d’infos sur wildproject.org. A lire aussi sur institutmomentum.org : « Biorégion 2050. L’Ile-de-France après l’effondrement : le rapport intégral », par Agnès Sinaï, Yves Cochet et Benoît Thévard. Institut Momentum
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3 novembre 2020