Olivier Razemon, journaliste spécialiste de la mobilité et des transports
2,3 tonnes, deux mètres de large et presque autant de haut, une carrosserie noire dont le « design optimisé », comme dit le constructeur, a mobilisé les meilleurs spécialistes outre-Rhin, la capacité de passer de 0 à 100 km/h en 5,7 secondes, une promesse au compteur de 240 km/h (oui, deux-cent-quarante) et un prix conséquent : 91 000 euros neuf, auxquels il faut ajouter 160 euros pour chaque plein. Voici les performances de l’automobile conduite par l’homme qui, le 15 octobre, a délibérément écrasé et tué Paul Varry, 27 ans, circulant à vélo sur une piste cyclable parisienne.
Ce véhicule surpuissant, conçu pour les autoroutes allemandes, les revenus stratosphériques et l’ego démesuré, était bloqué dans la circulation d’un mardi d’automne à l’heure de pointe. D’après l’enquête, c’est cette impuissance qui a provoqué la rage de son propriétaire, en retard à un rendez-vous médical pris pour sa fille. Au cours de ce trajet, l’homme avait commis plusieurs infractions, espérant compenser par les rugissements du moteur les difficultés rencontrées sur la route depuis la commune des Hauts-de-Seine où il réside.
En ville, un SUV n’est qu’un super-pouvoir inutile. N’en déplaise à ses contempteurs, Anne Hidalgo n’y est pour rien, car l’incapacité de l’automobiliste à user pleinement de l’objet qui le transporte est aussi vieille que les embouteillages parisiens. Et d’ailleurs, Paris n’est pas une exception, puisque la lenteur de la circulation est inhérente à la densité urbaine et périurbaine.
« Vous n’êtes pas pris dans un embouteillage, vous êtes l’embouteillage »
Prenons l’exemple de l’avenue centrale d’une ville de petite couronne, une ex-nationale où les platanes d’autrefois ont laissé place à des enseignes commerciales criardes. Les feux rouges se succèdent, les bus marquent leurs arrêts, les pistes cyclables réduisent l’axe en largeur, les gens traversent pour rentrer chez eux, des radars aléatoires contrôlent la vitesse maximale, fixée à 50 km/h depuis 35 ans. Et surtout, l’axe est encombré de tant d’autres automobiles puissantes, mais progressant difficilement, parechoc contre parechoc. « Vous n’êtes pas pris dans un embouteillage, vous êtes l’embouteillage », disait le fabricant de systèmes de navigation TomTom.
La promesse n’est pas respectée. Où sont l’évasion, la liberté, l’excitation, vantées à coup de spots et d’affiches par les constructeurs automobiles ? Dans un rapport publié le 15 octobre, le jour même du décès de Paul Varry, l’association Résistance à l’agression publicitaire analysait les ressorts utilisés par 137 campagnes publicitaires diffusées en France depuis deux ans. Comme l’écrivent les auteurs, les réclames mettent en scène l’objet tant désiré « dans des environnements élégants et prestigieux » ou des villes désertées par sa circulation habituelle, des conditions qui n’ont rien à voir avec son usage réel.
Une ville, c’est complexe, c’est dense, les mouvements y sont nombreux et permanents. Même muni de la voiture la plus chère et la plus puissante du monde, il est impossible de s’assurer à l’avance de la durée exacte d’un trajet. Heureusement, la plupart des habitants ont appris à se déplacer autrement. Et que l’immense majorité des conducteurs acceptent, quand ils conduisent, les nécessaires limites à leur super-pouvoir.
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6 novembre 2024