Par Charlotte Liotta, doctorante à l’École des Ponts ParisTech, Basile Pfeiffer, doctorant à l’Université Paris-Saclay, Nicolas Coulombel, chercheur en économie des transports à l’École des Ponts ParisTech, et Vincent Viguié, chercheur en économie du changement climatique à l’École des Ponts ParisTech
Décarboner le secteur des transports en France est crucial : c’est le secteur le plus émetteur de CO₂ et le seul dont les émissions n’ont pas baissé depuis 1990. Cela soulève cependant un enjeu majeur d’équité sociale et territoriale : il existe de profondes disparités, corrélées aux inégalités de revenu, dans les possibilités d’accès aux lieux d’emplois via des modes de transports décarbonés. Comme l’ont illustré les débats soulevés par l’épisode de pénurie de carburant en octobre 2022, ou le déclenchement du mouvement des « gilets jaunes » en 2018 contre une hausse des taxes sur les carburants, tous les Français n’ont pas la possibilité de se reporter sur les transports en commun. Cela génère d’importantes tensions.
Investir dans les transports en commun, et ainsi permettre à plus de gens de se déplacer sans voiture privée, semble être une solution prometteuse pour réduire les inégalités liées aux transports tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Mais, en pratique, les investissements dans les transports en commun bénéficient-ils vraiment majoritairement aux habitants défavorisés ?
Dans un article de recherche publié en janvier 2023, nous analysons l’évolution de l’accessibilité aux emplois en Île-de-France, de 1968 à 2010. L’accessibilité aux emplois est définie ici comme le nombre d’emplois correspondant à ses qualifications (mesurée par la catégorie socioprofessionnelle ou CSP) auxquels chaque habitant de la région Île-de-France a accès en un temps de trajet raisonnable (ici 40 minutes). Cette accessibilité a un impact social majeur : il a par exemple été montré qu’une faible accessibilité aux emplois réduisait les chances de trouver un emploi et augmentait la probabilité de chômage de long-terme.
« Sur la période 1975-1982, la construction des RER B et C et l’extension du RER A ont permis d’améliorer grandement l’accès aux emplois de toutes les CSP »
Les nouvelles lignes de transports en commun sont-elles conçues pour bénéficier équitablement à toutes les CSP ? En nous appuyant sur des données historiques, nous avons reconstitué l’évolution du réseau de transports en commun en Île-de-France entre 1968 et 2010. Nous avons ensuite étudié l’impact de cette extension du réseau sur l’accessibilité aux emplois des différentes CSP. Nous analysons d’abord l’impact théorique de ces extensions du réseau de transports en commun, c’est-à-dire leur impact en isolation des autres dynamiques urbaines qui ont pu avoir eu lieu sur la période (changement de la composition des emplois ou déplacement des populations et des emplois, par exemple).
L’ouverture de nouvelles lignes de transports en commun, ou l’extension de lignes existantes, a bénéficié à toutes les CSP de manière quasiment équitable. Sur la période 1975-1982, la construction des RER B et C et l’extension du RER A ont permis d’améliorer grandement l’accès aux emplois de toutes les CSP. La construction des RER D et E, l’extension des RER A, B, et C, et la construction des trams 1 et 2 et du métro 14 ont également permis des gains d’accessibilité importants pour toutes les CSP entre 1990 et 1999.
Sur la période 1968-2010, parallèlement à l’extension du réseau de transports en commun, d’autres dynamiques ont eu lieu : l’aire urbaine s’est étalée, la composition des emplois a changé, et les emplois et les habitants se sont déplacés au sein de l’aire urbaine. Ainsi, si on regarde l’évolution effective de l’accessibilité entre 1968 et 2010, en prenant en compte l’ensemble de ces dynamiques, on voit que ce sont surtout les CSP supérieures (cadres, professions intellectuelles supérieures, artisans, commerçants, chefs d’entreprises) qui ont gagné en accessibilité aux emplois. Le nombre moyen d’emplois accessibles en 40 minutes de trajet pour une personne de cette catégorie, par exemple, a plus que doublé sur la période, alors que le nombre d’emplois accessibles aux ouvriers a diminué de moitié. Comment l’expliquer ?
La dynamique prépondérante ici est le changement de la composition des emplois. Alors que le nombre d’emplois qualifiés en région parisienne a augmenté sur la période, le nombre d’emplois peu qualifiés a stagné ou diminué. Ainsi, s’il y a de moins en moins d’ouvriers en Île-de-France, alors, statistiquement, un ouvrier donné aura aussi de moins en moins d’emplois à proximité de son domicile. La deuxième dynamique importante est le déplacement des emplois et des habitants. Au cours de la période 1968-2010, l’aire urbaine de Paris s’est fortement étalée, et une partie des emplois et des populations s’est déplacée vers les banlieues. Ce phénomène ne s’est pas produit de la même manière pour toutes les CSP : si une large partie des emplois et des populations cadres s’est maintenue dans ou près de Paris intra-muros, ce n’est pas le cas des ouvriers par exemple.
« À long terme, seuls les plus riches peuvent se permettre d’habiter dans ces quartiers bien desservis par les transports en commun, alors que les plus pauvres vont habiter plus loin en banlieue, où les prix des logements sont plus modérés mais les emplois moins accessibles »
En comparaison de ces deux dynamiques, l’extension du réseau de transports en commun a eu un impact faible. Pour les ouvriers par exemple, le changement de la composition des emplois en Île-de-France a réduit leur accessibilité aux emplois de 33 %, alors que l’extension du réseau de transports en commun n’a augmenté leur accessibilité que de 5 %. L’extension du réseau de transports en commun a également pu contribuer aux dynamiques urbaines que nous venons de mettre en évidence. Par exemple, le fait d’avoir un réseau de transports en commun efficace a pu contribuer à l’attractivité de la région parisienne, et influer sur la composition des emplois. Ou encore, l’extension du réseau de transports a pu contribuer aux déplacements des habitants.
Par exemple, les bénéfices en termes d’accessibilité de l’extension du réseau de transports en commun ont pu être capturés par les plus qualifiés par un mécanisme de gentrification : dans certaines zones, l’ouverture d’une nouvelle ligne de transports en commun a pu conduire à une hausse des prix des logements. À long terme, seuls les plus riches peuvent se permettre d’habiter dans ces quartiers bien desservis par les transports en commun, alors que les plus pauvres vont habiter plus loin en banlieue, où les prix des logements sont plus modérés mais les emplois moins accessibles.
Les gains d’accessibilité liés au développement des transports en commun en Île-de-France se sont donc avérés insuffisants pour contrer l’effet des dynamiques socio-économiques (changement de la composition des emplois, étalement urbain, déplacements des emplois et des populations peu qualifiés) à l’œuvre sur la période 1968-2010.
A l’avenir, comment réussir à maintenir l’accessibilité aux emplois des plus modestes ? Maintenir un niveau d’accessibilité aux emplois pour l’ensemble des groupes sociaux nécessite une vision systémique des politiques de transport, d’aménagement, d’emploi et de logement. En particulier, pour éviter que des extensions du réseau de transport en commun ne se traduisent par une gentrification des quartiers rendus accessibles, il est nécessaire de les accompagner de politiques publiques complémentaires, qui peuvent prendre la forme d’une action préventive de maintien de l’emploi peu qualifié ou le développement de logements à loyers modérés dans des zones bien accessibles. Du point de vue des décideurs publics, pouvoir anticiper les dynamiques locales de population et d’emploi à moyen terme est essentiel pour s’assurer que les politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre liées au transport soient efficaces et équitables.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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13 février 2023