Vous avez vécu à Clichy-sous-Bois durant votre enfance. Plusieurs décennies après, vous dirigez le projet culturel et artistique « Clichy-sous-Bois MéMOIres » qui donne lieu à l’exposition « Chêne Pointu ». Comment ce retour aux sources s’est-il fait ?
Éric Reinhardt : Je suis retourné à Clichy-sous-Bois en 2007, trente ans après en être parti. J’y ai alors revu Olivier Klein [maire de Clichy-sous-Bois de 2011 à 2022, Ndlr] avec qui j’étais à l’école à l’époque. Depuis, on s’est revus régulièrement, on est redevenus camarades, en somme. En 2019, Olivier Klein m’apprend que, dans le cadre de la rénovation urbaine, plus de mille logements du quartier du Chêne Pointu vont être démolis. Cela m’a fait quelque chose. Bien sûr, le quartier est dans un grand état de délabrement. Mais je n’aurais pas imaginé une solution aussi radicale. Cela m’a donné envie de documenter la disparition du paysage de mon enfance. Quelques mois après, Olivier Klein m’a proposé de piloter un projet mémoriel pour témoigner de l’identité de ce quartier. J’ai tout de suite voulu faire intervenir des artistes issus de disciplines variées. Mon premier métier était éditeur de livres d’art, j’ai beaucoup collaboré avec des artistes venus d’horizons différents. J’ai l’habitude de me situer à l’intersection de plein de pratiques qui me nourrissent.
Comment avez-vous choisi les artistes qui interviennent sur ce projet ?
J’ai confié à chacun une mission bien spécifique. La première évidence était de faire appel à des photographes. J’ai demandé à Philippe Chancel de s’attacher à l’architecture et à la vie urbaine du quartier. À Géraldine Lay, j’ai commandé un travail plus intimiste, de portraits d’habitants. Phemina, elle, qui est Clichoise, s’est rendue dans la salle d’attente d’un médecin pour discuter avec les patients puis a pris des photos depuis un mini-studio installé dans une pharmacie. Naoya Hatakeyama s’est intéressé au site du quartier, à son ancrage dans la nature. Il a également pris des photos, avec un appareil des années 70, des lieux de mon enfance. La BD est présente aussi grâce à Cyril Pedrosa et Loo Hui Phang qui ont documenté l’évacuation de la tour Ronsard pour péril imminent. Virgil Vernier a réalisé un film en forme de long poème de lamentation sur les événements de 2005 à partir d’images d’archives de TF1. On présente aussi le court-métrage d’un autre Clichois, Bilel Chikri, qui dépeint formidablement la vie dans ce quartier du Chêne Pointu. Les écrivains sont également présents : notamment avec Philippe Vasset qui relate les grands ratages d’accès aux transports que furent, pour Clichy, l’échec de l’Aérotrain ainsi que l’autoroute A87 qui n’est jamais arrivée jusqu’ici. En tout, c’est une douzaine d’artistes qui ont travaillé sur ce projet.
Justement, comment travailler sur Clichy-sous-Bois, ville qui a fait déjà l’objet d’un traitement important, qu’il soit artistique ou médiatique ?
C’est vrai que ce n’est pas un lieu comme les autres. Il a été sursollicité. Le Chêne Pointu est finalement un quartier très star : on le voit dans des films, des séries photos, des clips. Certains habitants en tirent de la fierté. Mais c’est vrai que d’autres sont très méfiants. Essentiellement à l’égard des journalistes. Pour ma part, je disais que j’avais habité dans l’une des tours et j’ai toujours été bien accueilli, partout, tout le temps. Parce que, ce qui m’intéressait, ce n’était pas seulement la rue. Mais aussi de pouvoir rencontrer les familles, les résidents des immeubles. J’ai ainsi suivi les compagnons bâtisseurs qui réparent les fuites dans les immeubles. Cela m’a permis de faire la connaissance de nombreux habitants ; et de voir ce que, je pense, 9/10 des gens n’imaginent pas. Certes, certains appartements sont très coquets, bien aménagés. Mais d’autres ont des fenêtres qui ne ferment plus. J’ai rencontré une femme qui lavait la vaisselle à l’eau bouillante depuis des semaines parce que le système de plomberie était cassé. Il y a aussi tous ces gens qui savent à peine que leur immeuble va être détruit parce qu’ils sont dans l’urgence du quotidien. C’est ce qui m’a le plus frappé.
À votre avis, que va-t-il rester du quartier du Chêne Pointu ? Qu’est-ce qui va faire mémoire ?
Tout ce qui se passe actuellement fait déjà mémoire. Pour moi, ce qui caractérise le Chêne Pointu, c’est à la fois le site et les bâtiments de l’architecte Bernard Zehrfuss. En banlieue, il y a beaucoup de bâtiments que je qualifierais de « génériques ». Au Chêne Pointu, il y a une singularité des façades, on les reconnaît entre mille. Je crois que ce qui va rester imprimé dans la rétine, ce sont ces bâtiments situés sur une colline boisée. Il s’en dégage quelque chose de souverain. Et puis nous tirons un livre du travail mené par tous ces artistes. Quand le quartier aura disparu, il y restera le parfum de ce lieu sur le point de disparaître. Ce livre est aussi, me semble-t-il, une réponse à ce qu’on peut entendre sur CNews, dans les émissions de Pascal Praud, quand on dit que la Seine-Saint-Denis, ce n’est plus la France, que c’est un territoire situé hors des frontières de la République. Tous les visages qu’on croise au fil des pages disent le contraire.
Infos pratiques : exposition « Chêne Pointu » au centre commercial du Chêne Pointu, allée Maurice Audin, Clichy-sous-Bois (93). Jusqu’au samedi 28 octobre. Ouvert du mercredi au samedi de 15 h à 19 h. Entrée libre. Accès : tram T4 station Maurice Audin. Plus d’infos sur clichy-sous-bois.fr
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26 octobre 2023 - Clichy-sous-Bois