Société
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Des animaux de ferme en ville, pourquoi faire ?

Les Lilas / © Jérômine Derigny
La Transhumance du Grand Paris organisée en juillet 2019 par Enlarge your Paris, la Métropole du Grand Paris et les Bergers Urbains / © Jérômine Derigny – Collectif Argos

Ancienne éleveuse devenue chercheuse en agronomie, Jocelyne Porcher a étudié le travail des Bergers Urbains de La Courneuve, qui pâturent un peu partout en Seine-Saint-Denis. En avril dernier, elle partageait ses observations lors des Rencontres agricoles du Grand Paris organisées par Enlarge your Paris et la Métropole du Grand Paris.

Extrait de l’intervention de Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse et chercheuse à l’INRA à Montpellier, lors de la conférence des Rencontres agricoles du Grand Paris organisée à l’Ecole Vétérinaire de Maisons-Alfort le 10 avril 2019. Son texte, « L’élevage paysan et le travail des animaux en ville », est à télécharger ici en version intégrale.

Peut-on considérer que ce que font les Bergers Urbains de Seine-Saint-Denis avec leurs moutons, c’est de l’élevage ? Je dirais que oui. Les animaux doivent pâturer dans un territoire prescrit en respectant un ensemble de règles. Les bergers doivent les conduire, les protéger, les soigner. Ce qui est différent bien sûr, c’est le contexte urbain. Des rues au lieu des chemins de campagne ou de montagne, de l’agitation au lieu du silence, des humains en quantité au lieu de la relation tranquille avec le berger.

Cela demande aux bergers et à leurs animaux des compétences particulières. Les animaux doivent s’adapter à ce milieu beaucoup plus fluide et changeant que le milieu naturel et acquérir des compétences spécifiques. Par exemple rester calme et tenir son rôle au milieu du vacarme ou près d’enfants remuants ou d’adultes bavards. Sur ce plan, cela ressemble un peu au travail d’un chien d’aveugle qui doit rester concentré au milieu d’un univers également très mobile, comme le métro ou la rue. Le travail du mouton est moins complexe que celui d’un chien d’aveugle mais il exige aussi une concentration et une certaine prise de distance avec l’environnement. On peut également rapprocher ce travail des moutons de celui des chevaux territoriaux, qui emmènent les enfants à l’école ou participent au ramassage des poubelles. Là aussi, il faut s’adapter au milieu urbain, accepter les comportements erratiques des enfants, rester zen au milieu d’un environnement instable, ne pas courir n’importe où.

Outre ce travail de pâture bien plus complexe que le simple fait de couper l’herbe comme le ferait une tondeuse, les moutons, tout comme les chevaux territoriaux, ont un autre travail, être en relation avec des humains autres que leurs bergers. Cela n’a rien d’évident. Les animaux doivent apprendre et comprendre les comportements des humains, ceux qui viennent les caresser, ceux qui ont peur, ceux qui ont un sentiment de rejet. Cette part relationnelle du travail est extrêmement importante du point de vue de l’élevage car elle permet de mettre les habitants en relation avec des animaux de ferme – que dans certains cas ils ne voient jamais – et de les voir près de chez eux, dans leur travail. Ils peuvent ainsi constater que les animaux au travail n’ont pas l’air forcément malheureux et ne sont pas forcément maltraités.

La Transhumance du Grand Paris à La Villette / © Jéromine Derigny - Collectif Argos
La Transhumance du Grand Paris à La Villette / © Jéromine Derigny – Collectif Argos

Accepter la philosophie de l’élevage

Le pas suivant à effectuer s’agissant de l’élevage en ville consiste en la rencontre avec la mort des animaux. Si le pastoralisme urbain respecte l’intégrité, la vie et le monde des animaux, dans ce cas, le troupeau comprend des béliers et des brebis et donc des agneaux. Et ces agneaux participent du revenu du système d’élevage. Donc, à un moment ou à un autre, des animaux sont abattus. Mais relier mort des animaux et alimentation en milieu urbain est vraiment une gageure actuellement.

La pensée dominante dans les médias en effet, sous l’emprise du mouvement abolitionniste « libérateur » des animaux, condamne les relations de travail avec les animaux, notamment avec les animaux de ferme, et la consommation de produits d’origine animale, notamment la viande. Les animaux de ferme seraient nos semblables et ils auraient donc cessé d’être comestibles. Rencontrer des moutons au coin de la rue, cela permet d’une part d’être au contact de vrais animaux, de sortir d’Internet et des réseaux sociaux sur la question animale. D’autre part, c’est une façon de prendre conscience que contrairement à ce que racontent les « libérateurs », les animaux de ferme ne sont pas nos semblables. Nous vivons dans des mondes différents, les humains dans leur monde d’humains, les moutons dans leur monde de moutons, les cochons dans leur monde de cochons. Ce ne sont pas les mêmes mondes. Les animaux s’appuient beaucoup sur leurs sens. Par exemple, le monde d’un cochon ou d’un chien passe beaucoup par l’olfaction. C’est pourquoi si vous enfermez un cochon dans un box  où les seules odeurs sont les produits de nettoyage, le béton et le métal, vous réduisez son monde de manière drastique l’empêchant ainsi de ressentir le sens de son existence.

L’élevage se situe à l’interface entre le monde humain et le monde de l’animal. Dans cette interface, l’animal est dans son monde mais il est aussi dans le nôtre, celui du travail. La grande richesse du travail et de nos liens de domestication, c’est qu’ils nous ont permis d’élargir notre monde humain. Rencontrer des brebis dans la rue, c’est donc à la fois les voir dans leur monde, en train de manger de l’herbe ou de faire téter leurs agneaux, mais aussi les voir dans le nôtre. Le croisement des mondes en milieu urbain est d’ailleurs encore plus évident qu’à la campagne.

L’élevage urbain renoue avec la présence historique des animaux en ville, mais aussi avec une forme de résistance à la destruction programmée de nos relations domestiques avec les animaux. Sortir l’élevage du monde rural et le faire exister sous les yeux des urbains, c’est faire le pari de l’intelligence contre l’ignorance, le pari de l’attachement contre le détachement.

Pâturage devant la cheminée de l'ancienne usine de fabrication d'ampoules électriques de la Compagnie des lampes à Ivry (cheminée classée monument historique) / © Jérômine Derigny
La Transhumance du Grand Paris à Ivry / © Jérômine Derigny – Collectif Argos

Construire notre avenir avec les animaux

Travailler, comme l’écrivait Marx, c’est transformer le monde pour qu’il soit vivable. C’est ce que nos relations domestiques avec les animaux nous ont permis de faire. C’est ce que font les moutons des Bergers Urbains. Ils transforment l’espace pour le rendre plus vivable que ce que les machines ou les pesticides sont capables de faire. C’est pourquoi construire notre avenir avec les animaux est une entreprise autrement plus émancipatrice que prévoir de le construire sans eux comme le prévoient les « libérateurs » des animaux et promoteurs de l’agriculture cellulaire.

Est-ce que nous voulons vivre avec des robots et manger de la viande in vitro ? Ou est-ce que nous voulons vivre avec des animaux en assumant la complexité du travail que nous faisons avec eux ? Ce sont vraiment les questions qu’il faut poser aujourd’hui. Pour ne pas laisser la réponse à ceux qui dans les coulisses des fonds d’investissement et des startups nous construisent un « monde meilleur » dont les animaux sont exclus pour leur bien supposé.

Est-ce que défendre la cause des animaux, c’est œuvrer à leur disparition ? Je pense que non. Les animaux ne vivent pas avec nous depuis dix mille ans pour s’entendre dire qu’ils sont sous-rentables et qu’ils peuvent dégager dans les bois et disparaître. Non, ce qu’il faut penser et changer, ce sont les conditions de nos vies au travail et la société que notre travail commun contribue à construire. Un monde meilleur, oui, mais celui des bergers, pas celui des multinationales.

A lire : « Montrer que l’élevage urbain ne relève pas d’un folklore passéiste »