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De 12 à 15 €, j’ai testé les places les moins chères dans les opéras parisiens

Les places au paradis de l'Opéra Bastille / © John Laurenson pour Enlarge your Paris
Les places au paradis de l’Opéra Bastille / © John Laurenson pour Enlarge your Paris

Quand on pense opéra, on imagine des places à des prix inabordables, voire pas de place du tout. De l'Opéra Bastille à la Philharmonie en passant par le Théâtre des Champs-Élysées, le journaliste John Laurenson s'est hissé au paradis, le nom donné aux places les plus hautes... et les moins chères.

Depuis décembre 2023, le journaliste et correspondant de la BBC John Laurenson partage avec nous son regard sur le Grand Paris à travers la série « Le Grand Paris est une fête », en hommage au Paris est une fête d’Ernest Hemingway.

On est à deux minutes du lever de rideau. Les musiciens font leurs derniers accordages. De là où je suis, la vue de la salle est vertigineuse, magnifique. Quant à la scène, je vois distinctement sa partie droite, si je me penche bien en avant… Mais je suis à l’Opéra Bastille (12e) ! Madame Butterfly ! Pour le prix d’une place de cinéma ! Ici, très haut, à la galerie 7, nous ne sommes pas bien nombreux et une femme assise à ma gauche suggère que l’on se déplace tous de quelques sièges pour élargir notre vue. Mais oui ! Bonne idée ! Un mètre et demi de plus et la scène se révèle à nous. L’opéra commence. Je suis saisi par la puissance des voix et le son soyeux des violons qui monte, sous l’écriture de Puccini, en petites vagues de mer chaude. La différence pour les oreilles avec les enregistrements est nette, comme si on avait percé une barrière. Grâce aux surtitres pour traduire l’italien en français et en anglais, on plonge dans l’histoire terrible du capitaine américain Pinkerton qui, débarquant à Nagasaki, épouse puis abandonne une très jeune Japonaise.

Ce n’est rien comparé à ce que subit la pauvre Butterfly mais, à force de regarder à gauche, je commence à avoir mal au cou. Quelques minutes plus tard ma voisine se lève. Je ne comprends pas tout de suite pourquoi, puis bien sûr : debout, on peut orienter tout le corps alors qu’assis on doit se tordre. Je fais comme elle. Sur scène, ils sont trop loin pour nous voir sinon ils croiraient que c’est déjà une standing ovation. Au premier entracte, je glisse à ma voisine qu’elle n’en est vraisemblablement pas à sa première place à 15 €. Elle me répond qu’elle est fanatique de la chose. Elle a commencé par l’Opéra Bastille parce qu’elle habite à côté ; maintenant elle explore toutes les salles de Paris de cette manière.

Quitter sa place pour une meilleure, ça se fait en France

« Venez ! », me dit-elle quand sonne la fin de l’entracte. Nous descendons d’un étage pour retrouver une ouvreuse avec laquelle elle avait échangé quelques mots avant le spectacle. Elle lui avait dit de revenir avant le début de l’acte II pour voir s’il ne restait pas quelques places libres mieux situées. Quitter sa place pour une meilleure, si celle-ci est clairement vacante, ça se fait en France, m’affirme ma nouvelle amie. Sans l’intervention du personnel, ça passe, mais avec, c’est encore mieux. Ce doit être un acquis de la Révolution française. En tout cas, je passe le reste de l’opéra avec une vue formidable. Toujours assez haut mais droit devant. Je trouve la mise en scène un peu minimaliste mais je ne vais pas me plaindre ! C’est tout de même plus attrayant que la barrière de balcon qui constituait l’essentiel de ce que je voyais au départ. Puis la musique souffle lentement et doucement, et Butterfly attend, face à la mer, le retour de son mari auquel plus personne ne croit, tout en mourant à petit feu. Je suis conquis.

En rentrant, je fredonne « Un bel di, vedremo » dans le métro. Le lendemain, j’achète tout un tas de billets à petits prix. Quelques autres « catégorie 9 » à Bastille (L’Or du Rhin, Pelléas et Mélisande, Rigoletto…), une place à 15 € au Théâtre des Champs-Élysées pour le Dialogues des Carmélites de Poulenc, une « catégorie 7 » (la dernière) au Théâtre du Châtelet pour Orlando de Haendel… Mon conseil en places pour pauvres – elle s’appelle Heidi – me dit que l’Opéra Garnier (9e), qui se consacre essentiellement au ballet, est toujours plein ; on a donc peu de chances de recevoir le cadeau d’une meilleure place que celle marquée sur son billet. En revanche, les autres…

Quelques jours plus tard, je me trouve à la Philharmonie de Paris (19e) pour un programme intitulé « Murmures de la forêt » avec un concerto pour violoncelle d’Antonín Dvořák et deux œuvres de la compositrice bretonne récemment redécouverte, Rita Strohl. 12 €. Pour accéder à ma place, je monte deux escalators, puis un escalier, un deuxième, un troisième… Pour la partie la moins chère d’un théâtre, au-dessus des loges, on dit « au paradis », « in the gods » en anglais. De là haut, on tutoie le plafond où autrefois étaient peintes des scènes mythologiques décrivant la vie des dieux. Je trouve ma place. C’est l’une des moins prisées des 2 400 que compte cette vaste et étrange salle Pierre-Boulez tout en béton lisse et ondulant. Mais à la Philharmonie, on n’est jamais à plus de 37 mètres de la scène. En revanche, on est très souvent derrière elle puisque la salle est ronde comme le Colisée à Rome. Les solistes, on va les voir de dos ; le chef, en revanche, on le voit de face.

Les places au paradis du Théâtre des Champs-Elysées / © John Laurenson pour Enlarge your Paris
Les places au paradis du Théâtre des Champs-Élysées / © John Laurenson pour Enlarge your Paris

Le Théâtre des Champs-Élysées, la plus belle salle d’opéra parisienne

La vue est si bonne, la proximité si grande, qu’il ne me vient même pas à l’esprit d’essayer de bouger. J’y suis très bien. Pour le son, il est vrai que l’équilibre n’est pas parfait malgré la très bonne acoustique de la salle. Quand le violoncelliste joue son concerto ou que la cantatrice chante, le son se projette en avant vers les places à 120 €. C’est bien naturel. C’est moins fort derrière. Quelques semaines plus tard, je me trouve au Théâtre des Champs-Élysées (8e), pour moi la plus belle salle d’opéra parisienne, Palais Garnier compris. Architecture Art déco sobre et raffinée d’Auguste Perret, sculptures d’Antoine Bourdelle, peintures d’Édouard Vuillard, vitraux et luminaires de René Lalique… Il faut essayer d’arriver tôt pour admirer tant de merveilles. Au paradis, on est très bien placé pour admirer la coupole que le peintre Maurice Denis a couverte de fresques sur le thème de la musique. Enfin, assez librement inspirées. On ne sait pas de quel instrument joue la dame nue à quatre pattes, par exemple.

Un peu comme à Bastille, ma place attitrée est sur le côté avec une vue limitée de la scène. Ce soir, j’ai particulièrement envie de voir aussi bien qu’entendre. Il s’agit d’une mise en scène d’Olivier Py qui est, paraît-il, extraordinaire. À trois minutes du rideau je me déplace, donc, en dérangeant un peu, il est vrai, quelques autres convives. Je m’installe à 19 h 29 avec une vue parfaite et puis, horreur ! Une déferlante d’arrivés de la dernière seconde monte vers moi. Une ouvreuse leur indique les places d’à côté. Ouf, personne ne réclame la mienne ! À l’entracte, je me renseigne sur cette invasion. Il s’agissait de places vendues tous les soirs une heure avant le début du spectacle à, tenez-vous bien, 5 €. Non ! Ces places ne sont même pas affichées sur le site du théâtre, ce n’est pas du jeu ! Pour ces cinq euros vous avez un siège dans une loge qui donne sur la salle mais d’où la scène est complètement invisible. Si le théâtre est plein, vous y restez. Mais s’il ne l’est pas…

19 h 28, l’heure du changement de place

Ce soir il s’agit du Dialogues des Carmélites, opéra de François Poulenc d’après le texte de Georges Bernanos qui raconte comment la Terreur de Robespierre s’est abattue sur une communauté de religieuses à Compiègne (Oise). La musique et la mise en scène de la fin – leur fin – sont absolument bouleversantes lorsqu’elles chantent des psaumes sur l’échafaud et que leurs voix sont coupées l’une après l’autre. Mais tant d’émotion ne m’empêche pas de songer aux billets à 5 €. Quelques semaines plus tard, je reviens en famille pour La Reine des Neiges avec le Ballet national d’Ukraine. Mais – catastrophe ! – le théâtre ne vend pas ces billets pour les ballets ! Parce qu’un ballet est fait pour être vu m’explique le monsieur au guichet. Heureusement, il en reste à 15 €. Avisant quelques meilleures places disponibles, je consulte l’ouvreuse qui nous demande d’attendre à côté d’elle avant de nous installer in extremis tous ensemble face à la scène.

Je poursuis ma tournée par le Théâtre du Châtelet (1er), cette belle salle Napoléon-III. Sur le site, les seuls billets que je vois au tarif le plus bas de 15 € sont marqués en majuscules et en rouge : SANS VISIBILITÉ ! Il y a de quoi hésiter. Je me vois mal passer trois heures derrière un pilier. Il s’agit d’Orlando dans une mise en scène intéressante dans une galerie d’art avec, en figurants originaux, un groupe de collégiens dissipés en gilets rose fluo. Mais, en même temps, c’est du Haendel et, comme tout le monde, j’aime Haendel ; écouter seulement cet opéra ne serait pas un drame. À l’arrivée, prêt pour l’expérience radicale de la place aveugle, je suis presque déçu. Franchement, on ne voit pas si mal ! De pilier, il n’y en a même pas. Et, de toute façon, je suis devenu un pro de la chose. Je joue tranquillement aux échecs sur mon téléphone en attendant 19 h 28 quand j’émigre vers une des nombreuses belles places libres dans le virage. Un couple qui a sans doute payé plus cher ses places me regarde arriver. Je les entends échanger quelques mots. Ils sont écossais ! Ils doivent être verts ! « Ça se fait en France », ai-je envie de leur dire, mais ce serait retourner le couteau dans la plaie. Dans les palais de la République, même le spectateur le moins fortuné peut espérer se vivre comme un roi.

Les places au paradis de la Philharmonie / © John Laurenson pour Enlarge your Paris
Les places au paradis de la Philharmonie / © John Laurenson pour Enlarge your Paris

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