On peut ne pas connaître leurs noms, mais tous les Grand-Parisiens identifient les Mercuriales à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), ces deux tours qui surplombent l’échangeur de la porte de Bagnolet (20e). Les automobilistes roulant sur la A3 ou le périphérique en contrebas maudissent ses émetteurs, situés au sommet, qui brouillent systématiquement la fréquence des autoradios. N’importe qui ayant grandi dans l’Est parisien vous en parlera : il y a celui pour qui elles évoquent le retour à la maison après les vacances à la mer, celle dont les parents y travaillaient ou encore ceux qui les apercevaient depuis la salle de bains familiale. Bâties en 1977 sur le modèle des Twin Towers de New York, les Mercuriales avaient pour vocation de créer, à l’Est, un contrepoids au quartier de la Défense. Le quartier n’a jamais vraiment émergé. Demeurent ces deux tours qui seraient du meilleur effet dans le générique de Miami Vice (la mer en moins…).
Cogip et fin du monde
Quand on s’y rend en ce matin de janvier, il faut bien avouer que le rêve américain a pris un petit coup dans l’aile. Sur l’esplanade au pied des tours où des cadres cravatés devaient auparavant grignoter leur sandwich triangle dans les effluves de gasoil, c’est désormais le lierre qui grignote les bancs. À l’intérieur, dans le hall, le bureau qui accueillait les hôtesses est vide. Seul un vigile, qui semble un peu se demander ce qu’il fabrique ici, examine l’intérieur du sac des visiteurs. L’écho de nos pas résonne d’autant plus fortement dans le désert de ces espaces marqués du sceau du too much des années 80. Il faut dire que, placées en redressement judiciaire depuis novembre dernier, les tours se cherchent un nouveau propriétaire. « Côté ambiance, dans ce hall, on est un peu entre la fin du monde et la Cogip », rigole un des occupants.
Car, oui, il y a encore du monde dans les Mercuriales. Mais on croise plus de barbus à bonnet que de cadres en costume De Fursac. Depuis le 18 janvier 2021, le collectif Soukmachines a pris possession de six étages qu’il loue à des artistes et des entrepreneurs entre 8 € et 13,5 € le mètre carré par mois, tandis que la coopérative Plateau urbain en occupent deux. « Les Mercuriales, ce sont des tours parisiennes mythiques, alors on a sauté sur l’occasion », raconte Yoann-Till Dimet, le fondateur. Et s’il reconnaît « le côté froid du bâtiment », il souligne : « Nous, on arrive justement avec l’idée de rendre les choses chaleureuses. » D’où une salle commune où les architectes, designers ou encore scénaristes qui occupent les lieux peuvent se retrouver et échanger.
« On a ici des corps de métiers très différents mais aussi très complémentaires, note Théo Poddevin, le coordinateur. Les gens se partagent du matériel, mettent en place des collaborations… » Journaliste, Dounia Hadni œuvre ici à la rédaction d’un livre. Face à la large baie vitrée qui embrasse une vue plongeante sur l’Île-de-France, elle vante le calme des lieux. Illustrateur, Marius Segond est arrivé en mars dernier. « Je voulais sortir de chez moi, ne plus être tout seul, raconte-t-il. Or, louer un atelier, c’était trop cher. Des amis m’ont parlé des Mercuriales. Ici, des gens m’ont aidé, notamment sur la question des statuts. Et, avec d’autres illustrateurs, on a envie de monter des fanzines… »
Rencontres dans les couloirs
Muriel Colagrande et Wandrille Heusse, eux, ont croisé au détour d’un couloir la route de Kevin, un commercial qui les a rejoints dans l’aventure de leur startup Ovaom, des jeux musicaux destinés aux enfants souffrant de troubles de l’apprentissage. « Ici, tu croises des gens ouverts qui sont dans l’optique de faire des rencontres », analyse Wandrille. Situé au 27e étage, leur bureau donne sur la tour Eiffel. « Par la fenêtre, je peux faire aussi bien le point météo, le point route que le point pollution », sourit Muriel. C’est clair, on a rarement une vue aussi épatante (oui, quand on est aux Mercuriales, le vocabulaire aussi se teinte d’une couleur très 80’s).
C’est aussi toute une histoire de l’urbanisme parisien qui s’esquisse par-delà la vitre. On se souvient qu’à proximité du Novotel se dressait, jusqu’à la fin du XVIIIe, le château de Bagnolet, propriété notamment de la duchesse d’Orléans. Sur les boulevards des Maréchaux, les immeubles en briques rouges racontent l’époque des HBM tandis que l’échangeur, inauguré en 1969, évoque les Trente Glorieuses et l’avènement du tout-voiture. Avec ce projet d’urbanisme transitoire, c’est encore une autre page du quartier qui s’écrit. D’autant que Soukmachines aimerait bien investir quatre étages supplémentaires de la tour. « On sait qu’on pourra les occuper », affirme Yoann-Till Dimet. Avec l’espoir, « si on s’entend avec le futur propriétaire », de rester ici encore au moins un an ou deux.
Infos pratiques : pour s’inscrire sur la liste d’attente pour la location d’un bureau aux Mercuriales, rendez-vous sur soukmachines.com
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3 février 2022 - Bagnolet