Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de La Colline à Paris (20e). Ce texte est tiré du podcast publié le 16 mars
Les lavant deux fois par heure et trente secondes à chaque fois, je n’ai jamais eu les mains aussi propres qu’en ces jours de solitude. Et pourtant, malgré la propreté de mes mains, je dois bien être responsable de quelque chose. Lady Macbeth sans le savoir. Mais alors, quelle est cette tâche qui ne s’en va pas et que je n’ai de cesse de frotter ? Quel crime ai-je commis ? Quel roi ai-je égorgé ? A moins que, à l’image de mon époque, je ne sois rien d’autre qu’un de ces milliers de Ponce Pilate, autre personnage obnubilé par la propreté de ses dix doigts, qui se demande bien en quoi cela peut le concerner.
« Climat, incendies, violences envers les femmes, libéralisme… Si le monde que je quitte par le confinement était celui-là, pourquoi désirer la fin de ce confinement au plus vite ? »
En ce cas, qu’est-ce qui, m’en lavant les mains, risque d’être aujourd’hui mis à mort ? Quel christ j’envoie à sa crucifixion ? Qu’est-ce qui est sublime et qui meurt ? Qu’est-ce qui s’en va ? Quel esprit de la forêt déserte le monde ? De quoi dois-je dès à présent faire le deuil ? L’insouciance ? Il y a deux semaines, je ne peux pas dire que je me sentais insouciant. Climat, incendies, violences envers les femmes, libéralisme… Si le monde que je quitte par le confinement était celui-là, pourquoi désirer la fin de ce confinement au plus vite ? Pour retrouver quel monde ? Entre un monde qui m’écrase et celui qui aujourd’hui me statufie, comment ne pas rester hébété et sans réponses à cette question ? Quoi faire de ce confinement ?
J’ouvre les yeux ce matin après une errance, une nuit durant dans le bois de Vincennes. Qu’est-ce qui nous arrive ? En ce premier jour du confinement, faire l’état des lieux relève d’une impossibilité. C’est comme écrire un rebours de moi-même. Je ne sais pas, je ne sais pas ce que je ressens, je ne sais pas où est la mesure de toutes choses. Je ne sais pas si ma lucidité est une panique. Je me couche le soir et me dis que, sans le savoir, je ne verrai peut-être pas l’été. Tant d’autres ne le verront pas. Chagrin immense et collectif. Je n’arrive pas à me rassurer à l’idée de plus en plus fragile que cela ne touche que les vieux, et même si cela est vrai, comment se rassurer à travers la mort des autres ? Et de toutes les manières, comment vivre dans un monde sans vieux, si tous les vieux sont appelés à disparaître ?
« Pour des raisons qui justement remontent à ces temps de l’enfance, je suis incapable d’entendre la phrase « dans deux semaines ce sera passé », « dans deux mois ce sera passé », car c’est là la même phrase que j’ai entendue enfant au sujet de la guerre du Liban. »
Une heure durant je suis pris de malaise et tout me revient. Ce n’est pas une guerre civile qui empêchera une épidémie, et les malheurs n’attendent pas leur tour. Les dieux n’existent pas. Aucune logique autre que la nature et son dérèglement. Confusion de mes pensées, dispersion de mes sentiments, sensations multiples, comme autant de morceaux de puzzles sans images précises, sauf celle d’un brouillard et dont aucun ne se rattache parfaitement à l’autre. Peur, tristesse, inquiétude et souvenir, oui, souvenir comme tous ceux et celles qui comme moi enfant ont connu guerres civiles, épidémies ou tant de catastrophes. Fukushima, tremblement de terre en Haïti, etc. C’est tout cela qui met en place un brouillard. Et pour des raisons qui justement remontent à ces temps de l’enfance, je suis incapable d’entendre la phrase « dans deux semaines ce sera passé », « dans deux mois ce sera passé », car c’est là la même phrase que j’ai entendue enfant au sujet de la guerre du Liban.
Dans deux mois ce sera réglé et nous pourrons rentrer au pays. Dans deux mois, dans six mois, cela a duré 19 ans, 400.000 morts plus tard, destructions et exils. Alors je préfère espérer l’été plutôt que présumer de lui. Annonçant à un garçon de six ans que l’école sera fermée pour cause d’épidémie pour une durée indéterminée, j’ai vu se dessiner sur son visage le même sourire qui se dessinait sur le mien lorsque enfant, j’entendais les bombes tombées. Pas d’école. Joie de l’enfant devant les catastrophes des adultes. Une voisine de mon âge et dont j’étais très secrètement amoureux habitait l’immeuble en face de chez nous. Allant dans une autre école que la mienne, elle ne m’était accessible qu’en temps de bombardement puisque nous partagions le même abri lorsque les bombes se mettaient à pleuvoir.
C ‘est dire ma joie devant le feu nourri de la guerre. Lorsque notre quartier était soumis à la canonnade, je la retrouvais au plus près, nous jouions ensemble, nous dormions ensemble, tous les enfants serrés les uns contre les autres. Joie des bombardements pour l’enfant de 1976, joie de l’épidémie pour l’enfant de 2020 même si elle diffère, même si elles n’ont pas la même raison d’être. Il est 20h, je ferme les yeux et me met à penser aux deux salles de La Colline, avec leurs décors respectifs. Toujours là, sur le plateau, Anne-Marie la beauté de Yasmina Reza dans la petite, Les innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale de Peter Handke dans la grande.
« Le monde se cloître, sans talent pourtant pour la prière. Et le présent se rétrécit, au quatuor de ses syllabes, con-fi-ne-ment. »
Je ferme les yeux et j’entends le silence qui règne dans le théâtre. Je ferme les yeux et je visualise la salle, la petite puis la grande. Pour m’y assoir souvent seul, je connais bien leur silence et la vibration de leur vide. Alors, en pensée, je m’assois dans chaque fauteuil et là je vois les personnages attendant leur incarnation, désoeuvrés, la poésie s’est tue. Imaginons les couleurs du théâtre. Je les traverse en pensée, je monte, descends les étages, entre dans chaque bureau, revois les membres de l’équipe et j’entends de loin, depuis chez moi, les yeux fermés, le silence de La Colline et l’absence. Tout cela comme un lieu soudainement déshérité. Le monde se cloître, sans talent pourtant pour la prière. Et le présent se rétrécit, au quatuor de ses syllabes, con-fi-ne-ment. Comment alors empêcher le viol de mon esprit par la terreur ? Comment empêcher la brutalité des pensées qui m’envahissent ? Comment empêcher que cela m’englue et m’écrase ?
Alors au jour un de ce confinement, pour empêcher cela, s’astreindre à l’exercice d’une écriture, à dire. Passant par les réseaux, une parole d’humain confiné à humains confinés, une fois par jour, des mots comme des fenêtres pour fendre la brutalité de cet horizon qui nous enterre. Ecrire c’est aussi cela, pétrir la pâte du temps, prendre les secondes, les minutes, les plier et les replier pour feuilleter le temps, en faire d’autres secondes, d’autres minutes, qui lues ou entendues feront lever les champs de l’imaginaire, à la fois chez celui qui écrit comme chez celui qui écoute. Défaire le confinement par ce qui nous rend humain.
« Nous ne sommes pas seuls et continuons à être ensemble dans le désir d’un sens. »
Parole partagée, ce fil d’Ariane qui permit à Thésée de retrouver sa route, la parole, les mots, l’écriture, la voix, humain à humain comme dans dans le noir lorsque la présence de la vie rassure et permet de trouver une paix fragile. Des textes, à chaque jour, journal tenu comme des cailloux lancés dans un puits profond, des cailloux à la vitre du prisonnier, à la surface d’un lac en ricochet pour défier la noyade, comme des feux lointains pour envoyer un signe, dire la présence, faire preuve de présence, qu’importe le moyen. De fenêtre en fenêtre, ouvrir ses carreaux et lire un poème à voix haute au voisin d’en face. Qu’importe. faire preuve de présence les uns envers les autres, prouver la présence au temps du confinement. Nous ne sommes pas seuls et continuons à être ensemble dans le désir d’un sens, même si celui-ci est violemment, brutalement mis à rude épreuve, à travers cette épreuve que nous traversons. A moi-même je m’ordonne « n’oublie pas, il y a longtemps, confiné avec ses marins dans la grotte du Cyclope, Ulysse se croyant définitivement perdu et sans issue, sut vaincre le monstre grâce au vin, c’est-à-dire le savoir-faire de sa culture, l’enivrement contre la mort« .
Aujourd’hui donc, en ce premier jour de notre confinement, conscient de l’endurance que cela exigera, se jeter dans l’écriture puisque c’est là la seule chose qui m’enivre, la seule que je puisse faire, que je sache plus ou moins bien faire, la seule chose qui me permet, même si cela reste dérisoire, de jeter moi aussi mes forces dans la bataille, s’interroger à ma manière pour rester dans ce que j’aime, une forme mystérieuse du rapport au monde, se poser les questions mais autrement, comme ceci.
Lorsque la peste s’était abattue sur Thèbes, Œdipe dépêcha un messager pour demander au dieu Apollon la raison de son malheur et ce qu’il fallait faire pour que la cité soit sauvée. Oedipe ignorait encore qu’il était à la fois le mal et le remède de ce mal. La peste alors ne frappait que Thèbes, elle était circonscrite uniquement à Thèbes, et au malheur des Thébains. Que nous répondrait aujourd’hui Apollon, si dépêchant un messager à son temple, on lui demandait la raison de nos malheurs. Quel message nous renverrait-il, sachant que cette fois-ci notre mal circonscrit l’ensemble du monde, le Nord autant que le Sud, l’Est autant que l’Ouest ? Que nous dirait le dieu archer ?
« La résolution du virus serait-elle définitivement dans la solution qui nous permettra d’entrevoir une manière nouvelle, plus ajustée, de vivre ensemble ? »
Quelle imprécation, quel crime caché jamais résolus faut-il élucider ? Quelle responsabilité nous demanderait-il d’éclairer ? La résolution du virus serait-elle définitivement dans la solution qui nous permettra d’entrevoir une manière nouvelle, plus ajustée, de vivre ensemble ? Est-ce que le dieu Apollon nous dirait quelque chose d’aussi inaudible à nos oreilles que redonner la part de vie aux vivants à qui vous l’avez dérobé ? J’ai marché dans la nuit silencieuse du bois de Vincennes, je pouvais encore le faire. Jusqu’à quand encore ?
J’ai profité de la nuit, j’ai profité de sa bonté, des ombres sombres des grands arbres. Ils étaient là, j’entendais le bruissement et le craquement d’un monde invisible, le silence de cette nuit était merveilleux. La peur irrationnelle que j’ai eue à l’idée de me retrouver nez-à-nez avec une bête sauvage, loup, renard, ours ou tigre à dents de sabre m’a émerveillé. J’y suis encore dans cette forêt puisque l’écriture m’y ramène. Là, marchant, j’ai pensé à mes amis, aux êtres que j’aime, et peu à peu mes pensées ont glissé et voilà que les histoires que je porte et qui un jour, peut-être, deviendront pièces de théâtre se sont mises à marcher à mes côtés.
« Comment faire pour que le temps du confinement soit un temps vivant ? Un temps qui consiste en autre chose qu’attendre sa fin »
Soudain, à un mètre de moi, dans le halo d’un lampadaire, j’ai aperçu la carcasse d’une tortue. La surprise fut immense, je me suis penché. Que fait-elle ici ? Qu’est-ce qui la conduit là au milieu du bois ? Elle est morte depuis plusieurs jours sans doute voire plusieurs semaines. J’ai creusé un trou et je l’ai enterrée. L’odeur de la pluie sur la terre, la terre sous mes ongles, le crissement des cailloux que je réveille et les racines des mauvaises herbes « s’entretricotant » entre mes doigts. Qui pourrait, me voyant, se douter de ce que je suis en train de faire ? J’ai enterré une tortue, geste inattendu comme le poème.
Je suis resté là, dans la splendeur de la forêt de Vincennes, jusqu’à l’aube de ce premier jour de confinement. Cinq heures durant, marchant dans la forêt, mon esprit a retrouvé ce qu’il aimait, les histoires qui l’habitent, la pensée des amis, l’enfance, la forêt, le bonheur de marcher dans la nuit. Mon esprit, empli entier, ne laissait alors nulle place à ce qui pouvait lui ôter un gramme de bonheur. Il est devenu bouclier à la frayeur toxique d’une maladie qui n’a d’autre qualités que de me faire comprendre et prendre conscience combien je suis moi-même le refuge de ma liberté. Comment faire pour que le temps du confinement soit un temps vivant ? Un temps qui consiste en autre chose qu’attendre sa fin. Peut-être pénétrer au plus profond de ce confinement, avec l’écriture comme fil rattaché au monde que j’aime.
Infos pratiques : Le journal de confinement du directeur du Théâtre de La Colline Wajdi Mouawad est à écouter sur colline.fr
A lire : 20 heures au balcon et en photos
30 mars 2020