Olivier Razemon est journaliste et écrivain. Cette chronique est tirée de son blog « L’interconnexion n’est plus assurée » sur lemonde.fr
On voyage comme on peut. Chaque matin, sur mon vélo, je pars faire des courses au marché, à chaque fois un marché différent. C’est un petit voyage, la découverte d’un quartier, d’une ambiance, de nouveaux étals. Paris, où je vis, compte pas moins de 80 marchés, répertoriés sur une liste publiée par la municipalité, avec les jours d’ouverture.
Lors du premier confinement (mais qui aurait cru que cette expérience avait vocation à se renouveler), les courses relevaient presque de la survie. Une à deux fois par semaine, il fallait remplir un sac à dos et quelques sacs en tissu avant de ramener, triomphant, les victuailles pour les stocker. Rien de tel cette fois-ci. Je profite, jour après jour, de ces moments de liberté offerts par les courses. Pour qui aurait zappé les subtilités de l’attestation dérogatoire, le rayon d’un kilomètre et la durée d’une heure ne valent que pour la promenade. Pour les courses «essentielles», aucune autre limite que le bon sens n’est fixée. Et pour cause: les habitants d’un village sans commerce ne trouveraient, dans un rayon d’un kilomètre, que quelques fruits des bois ou une ferme vendant des œufs.
« Chaque voyage matinal est un dépaysement à peu de frais »
Chaque voyage matinal, donc, est un dépaysement à peu de frais qui rappelle Le tour de Gaule d’Astérix. Les cèpes sont fournis par un maraîcher qui, en cette saison, ne vend que des champignons, au marché de Charonne. Ce poulet vient d’un producteur périgourdin officiant au marché Saint-Honoré, et qui m’a aussi fait goûter son foie gras. La lotte a fait le chemin de Saint-Eustache et le gingembre celui d’Aligre. La moutarde se vend chez un boucher donnant sur le petit marché de Bercy. Place Monge, le vendredi, plusieurs fromagers se concurrencent, et celui-ci propose un cantal et un bleu des Causses excellents. Quant aux endives et à la crème fraîche, elles ont été trouvées au marché couvert de La Chapelle, dit « de l’Olive ». Sans oublier le journal acheté à un kiosquier rue de Bretagne.
Comme lorsqu’on voyage en train à petite vitesse, ou à vélo au long cours, le trajet réjouit au moins autant que la destination. J’emprunte les rues secondaires pour éviter les voitures qui roulent trop vite et les scooters qui doublent sans ménagement. Je découvre, entre deux artères fréquentées un quartier tranquille, des ruelles et quelques commerces, dont je ne soupçonnais pas l’existence.
A chaque matin ses petits bonheurs : une vue fugace sur les arbres dorés bordant la Seine, un ensemble de maisons presque villageoises, un passage couvert, des immeubles en briques rouges, logements sociaux des années 1950, des restaurants qui proposent des plats à emporter, une petite librairie où l’on peut commander un article ou une boulangerie de quartier devant laquelle se forme une file d’attente le vendredi matin. Ces petits bonheurs ne sont pas réservés aux grandes villes. A Saint-Yrieix-la-Perche (7000 habitants, Haute-Vienne), une habitante témoigne: « Je vais à la foire et au marché, ce n’est pas pour acheter quelque chose. C’est pour me promener. Sinon, il n’y a personne dans les rues. C’est trop triste. »
« L’itinéraire donne aussi l’occasion d’observer la ville »
L’itinéraire donne aussi l’occasion d’observer la ville, presque vide en ces temps de confinement, et ses aménagements, les pistes cyclables temporaires, les carrefours protégés, les contre-terrasses aujourd’hui désertées, mais aussi les pistes cyclables squattées en toute impunité par des camionnettes. Ici, une idée de raccourci. Là, une rue réservée aux piétons. Comme le rappelle l’association Paris en selle, dans sa dernière newsletter, citant l’Organisation mondiale de la santé, le vélo est un « geste barrière » en soi, puisqu’il isole des autres. « D’un point de vue sanitaire, le vélo est l’un des moyens les plus sûrs pour se déplacer. Et, dans un contexte difficile et stressant, son usage est presque thérapeutique », explique l’association.
Les 80 marchés alimentaires parisiens présentent bien sûr des points communs, avec leurs primeurs, crémiers, bouchers, poissonniers, épiciers, traiteurs asiatiques ou antillais. Il y en a de très grands, installés sur les terre-pleins centraux des boulevards (Richard-Lenoir, Belleville, Grenelle), et beaucoup de petits, presque confidentiels, connus surtout des riverains. Les marchés couverts, l’Olive, Aligre, Saint-Quentin, Batignolles, cultivent leur propre charme, même s’ils sont un peu vides en semaine. Ce qui n’est pas plus mal, par les temps qui courent.
« Tout le monde se croise (à distance) au marché, actifs et retraités, vieux et jeunes, viandards et vegans »
Tout le monde se croise (à distance) au marché, actifs et retraités, vieux et jeunes, viandards et vegans, frugaux et affamés, blancs, noirs ou maghrébins, familles et célibataires. Les marchés populaires sont moins chers que les marchés bourgeois, mais on trouve, même au milieu des crieurs de Belleville ou de Charonne, un étal de fromager où la clientèle prospère se fournit en brie truffé. Inversement, au cœur d’un quartier riche, officie généralement quelque marchand d’olives ou d’herbes aromatiques qui ne déparerait pas à Barbès.
Ces escapades dépaysantes racontent la ville, vide comme un matin du mois d’août, dans sa splendeur muette. Mais elles témoignent aussi de l’urbanité, de l’intensité, et rappellent l’indispensable approvisionnement de la cité dont la longue histoire est racontée par l’autrice britannique Carolyn Steel dans Ville affamée. Malgré sa surdensité qui fait du confinement une épreuve particulière pour les citadins privés de nature, la ville demeure un univers saisissant et toujours renouvelé. Bons voyages !
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19 novembre 2020 - Paris