Nicolas Laruelle, urbaniste à l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU)
Les multiples initiatives menées en Île-de-France pour répondre aux trois défis majeurs de la transformation économique, de la transition énergétique et de l’adaptation au changement climatique, s’insèrent généralement dans de vastes réseaux institutionnels, techniques, économiques et sociaux, qui dépassent largement les limites des territoires et de la région. C’est pourquoi les articles de presse ou les études de cas qui présentent isolément chacune de ces initiatives peinent le plus souvent à rendre compte de leur ancrage dans les territoires concernés, à montrer comment ces initiatives « font ville ».
Pourtant, elles se concentrent souvent dans des lieux bien concrets, à dimension humaine, qui offrent une expérience sensible de ce que pourrait être la ville (ou la campagne !) de demain. Ces « hauts lieux de la transition », portions d’espace de l’ordre d’un kilomètre de côté en cours d’identification et d’analyse par l’IAU, sont pour les élus, les techniciens ou les citoyens, des « démonstrateurs » utiles pour diffuser les innovations technologiques ou organisationnelles et promouvoir une image positive des territoires et de la région. Ils sont aussi, pour les analystes des mutations urbaines, des « laboratoires » indispensables pour observer, dans des contextes divers, l’articulation des initiatives entre elles et avec la ville existante.
Une diversité d’initiatives
Parmi toutes les initiatives repérées dans les hauts lieux, une part importante comprend une composante numérique, même si celle-ci n’est pas toujours manifeste. Et ces initiatives numériques sont aussi diverses que les autres. Diversité de porteurs : la ville de demain, ce ne sont pas que des initiatives publiques, ce sont aussi des initiatives privées ou mixtes, des initiatives de l’économie sociale et solidaire. Diversité de natures : la ville de demain, ce n’est pas que du « hard » (des kilomètres de câbles déployés, des hectares de data centers construits), c’est aussi du « soft » (de l’organisation, de l’intelligence collective). Diversité de vocations : pas seulement innovation et expérimentation, mais aussi enseignement et diffusion de bonnes pratiques, ou encore généralisation de pratiques éprouvées et connues mais encore trop rares.
Cette diversité d’initiatives s’exprime localement de façon très variable, donnant à chaque haut lieu une « tonalité numérique » particulière. Aux côtés des parangons reconnus de la ville numérique, comme le Fort d’Issy-les-Moulineaux, la Cité Descartes à Champs-sur-Marne ou encore le quartier de l’École polytechnique à Palaiseau, l’IAU a identifié des lieux moins attendus mais qui rendent peut-être mieux compte, comme autant de « signaux faibles », du foisonnement des initiatives numériques dans l’ensemble de la région. Prenons le temps ici de découvrir, par exemple, le quartier du Trapèze, au cœur de l’opération d’aménagement « Île Seguin-Rives de Seine » menée depuis 2010 sur les 74 hectares des anciennes usines Renault à Boulogne-Billancourt, ou encore le très rural bourg de Flagy (650 habitants), en Seine-et-Marne.
Le bourg de Flagy, en Seine-et-Marne
Sur la place centrale, L’Auberge de la Fadette accueille depuis juillet 2017 un espace « bistrot connecté », qui offre aux professionnels comme aux particuliers un point d’accès de qualité au haut débit, et proposera bientôt des activités de médiation numérique. La création de ce tiers-lieu un peu décalé a fait l’objet d’une convention de partenariat entre la commune et l’opérateur Orange, dans le cadre du programme « Orange Territoires Connectés » qui vise le développement des infrastructures, applications et usages numériques en milieu rural.
La convention concerne aussi l’expérimentation de mini-antennes relais de portée limitée (de l’ordre de 300 m) pour résorber les « zones blanches » de téléphonie mobile à l’échelle du bourg, ville neuve fortifiée du XIIe siècle demeurée très compacte. On peut déjà observer une de ces antennes, discrètement accolée à la cheminée de l’ancienne mairie, de l’autre côté de la place.
À deux minutes à pied, en descendant vers la rivière, la boutique de vente à la ferme d’une exploitation maraîchère compte sur son nouveau site de commande à distance, mais aussi sur son récent référencement par la carte en ligne « Mangeons local en Île-de-France », proposée par le Conseil régional d’Île-de-France, pour accroître sa clientèle en compensant son relatif isolement géographique. Même espoir, un peu plus loin, pour le projet de micro-brasserie artisanale utilisant principalement des ressources locales.
Au détour d’une venelle, une petite plaque apposée sur l’ancien lavoir rappelle le projet, lancé en 2013 mais abandonné depuis, de référencement numérique de l’ensemble des éléments de patrimoine bâti de Seine-et-Marne. Le « QR-code », sorte de code-barre en 2D situé au centre de la plaque et devant permettre d’obtenir sur son smartphone des informations complémentaires sur le lavoir, est désormais muet. Mais, par sa présence, il témoigne d’un moment de l’histoire – pas toujours linéaire – du numérique, un peu comme les bandes autocollantes vert-blanc-bleu encore visibles sur le mobilier urbain parisien rappellent l’expérimentation des téléphones Bi-Bop dans les années 1990.
Bien actif est en revanche le site internet par lequel un habitant de Flagy a choisi de rendre compte aux particuliers comme aux professionnels de son expérience d’auto-construction, en limite du bourg, d’une maison en « bois et paille » particulièrement économe en énergie. Ce site est un complément essentiel aux conférences locales et aux conseils personnalisés généreusement dispensés par le jeune retraité.
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Le quartier du Trapèze, à Boulogne-Billancourt
Comme à Flagy, la visite commence par un tiers-lieu un peu décalé, d’initiative purement privée cette fois. Installée en avril 2017 à proximité du Pont de Sèvres, la société Woodeum, spécialiste de la promotion immobilière de bâtiments en bois massif, a en effet choisi de partager ses nouveaux locaux avec Spaces, entreprise d’open-coworking qui propose à la location 1 000 m² de bureaux flexibles particulièrement conviviaux.
De l’autre côté de la place, les emblématiques « tours du Pont de Sèvres », récemment rénovées, ont désormais comme principal occupant le groupe SoLocal (Pages jaunes, Mappy…). Ce géant français de l’internet est un pionnier de l’éco-conception des services numériques qui a su réduire la consommation énergétique de ses sites internet en même temps que le temps d’affichage de ses pages, au bénéfice de ses millions d’utilisateurs.
En poursuivant vers le cœur du Trapèze, on peut apercevoir les signes discrets de plusieurs initiatives qui mobilisent, dans la gestion quotidienne du quartier, des technologies numériques élaborées par des start-up ou des grands groupes franciliens : des bornes qui donnent accès à des parcs de stationnement partagés à partir d’une application smartphone ; de gros tuyaux argentés qui puisent l’eau de la Seine pour refroidir une centrale de production de glace utilisée par le réseau de climatisation des bâtiments ; une chaussée photovoltaïque qui permet de chauffer une piscine municipale ; ou encore les bassins du grand parc de Billancourt, qui jouent un rôle central dans le système intelligent de gestion des eaux pluviales et de prévention des inondations.
Donnant sur le parc, la conciergerie inaugurée en janvier 2017 contribue à l’animation du nouveau quartier en proposant de nombreux services (pressing, garde d’enfants, relais-poste…) dans un espace accueillant qui s’ouvre sur un salon de thé avec terrasse. Pour faciliter ses relations avec ses clients comme avec ses multiples fournisseurs, le couple de gérants s’appuie, avec d’autres conciergeries d’Île-de-France, sur une application smartphone unique, développée par la start-up francilienne Please.
Le parc de Billancourt, lieu essentiel pour la vie de quartier, dispose d’un double numérique : un forum internet structuré par thèmes et par lieux (îlots, immeubles…) au sein duquel les nouveaux habitants se montrent non seulement très actifs, mais aussi très mûrs dans l’exercice de leur « citoyenneté numérique ».
En limite du Trapèze, une école primaire « pilote du numérique » est d’ailleurs en construction pour les citoyens du futur : son architecture modulable cherche à répondre au double défi de l’adaptation aux évolutions successives des technologies numériques et de l’usage raisonné de ces technologies, en bonne articulation avec les supports d’enseignement plus traditionnels (les livres jeunesse du coin lecture, le jardin pédagogique…).
C’est une impression forte qui se dégage de la visite de ces deux « hauts lieux de la transition », de ces deux visages, pas si différents finalement, de la transformation numérique de l’Île-de-France. Resituées dans leur contexte (celui d’un bourg qui refuse la dévitalisation rurale, celui d’un nouveau quartier qui veut prendre vie), les initiatives numériques révèlent des hybridations inattendues, mêlant allègrement passé et futur, high-tech et low-tech, virtuel et réel, global et local… dans le bricolage incessant qu’est la fabrique d’un lieu de vie partagé.
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Cet article est tiré de l’ouvrage « De la Smart City à la Région intelligente » publié ce 20 novembre par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme et téléchargeable sur www.iau-idf.fr
21 novembre 2017