« Au Pérou, l’ayahuasca et ses usages autochtones ont été érigés au rang de patrimoine culturel de la nation en 2008 »
Qu’est-ce que l’ayahuasca ?
David Dupuis : Le terme ayahuasca désigne à la fois une liane (Banisteropsis Caapi) et le breuvage psychotrope dont elle est l’ingrédient principal, qui est traditionnellement utilisé par plus d’une centaine de peuples d’Amazonie dans le cadre de leurs pratiques chamaniques. Dans ces pratiques, l’usage de l’ayahuasca n’a pas seulement une dimension thérapeutique, mais rempli une diversité de fonctions: négociation avec les esprits du gibier afin de favoriser la chasse, rite initiatique, sorcellerie, magie amoureuse etc. Au Pérou, l’ayahuasca et ses usages autochtones ont été érigés au rang de patrimoine culturel de la nation en 2008.
À partir de quand l’ayahuasca a-t-il fait des émules auprès des artistes occidentaux ?
L‘ayahuasca a d’abord retenu l’attention d‘explorateurs et savants occidentaux: anthropologues, ethnobotanistes, pharmacologues, qui ont diffusé les résultats de leurs travaux dans des publications qui ont parfois connu un grand succès éditorial. A partir de la seconde moitié du XXe siècle, des pionniers tels que l’écrivain William Burroughs se rendent en Amazonie afin d’en faire l’expérience. Ce phénomène prend une dimension beaucoup plus importante au début des années 1990, où émerge un véritable « tourisme chamanique ».
Qu’avez-vous voulu montrer à travers cette exposition ?
Cette exposition aborde, à partir du cas particulier de l’ayahuasca, la relation entre l’art et l’expérience hallucinogène. Il s’agit d’explorer le lien entre les « visions« et leurs représentations iconographiques. On donne également à voir la globalisation de la consommation de ce breuvage. La première section se concentre sur l‘art des Shipibo-Konibo, un groupe autochtone d’Amazonie péruvienne, dont l’art est notamment inspiré par l’expérience visionnaire. L’exposition s’intéresse ensuite aux espaces urbains de la région, où émerge un courant de peinture d’inspiration visionnaire dans les années 1990, et s’achève sur la mondialisation de l’usage de l’ayahuasca et de l’art psychédélique qui émerge aux Etats-Unis et en Europe à partir des années 1950. On voit alors comment, en Occident, ces expériences ont infusé la littérature, les arts graphiques et même l’art digital ! Afin de faire ressentir au public la dimension sensorielle de l’expérience de l’ayahuasca, j‘ai proposé
Comment les psychotropes agissent-ils sur la création ?
L‘expérience psychédélique est souvent décrite par les usagers occidentaux comme un « trip ». Ce qui invite à faire le parallèle avec le voyage. Un voyage peut nous affecter durablement et transformer durablement notre vision du monde. C’est un peu la même idée avec le « trip » psychédélique. C’est une expérience forte, bien souvent vécue comme porteuse de sens, qui influence ensuite la pratique des artistes.
Les psychotropes font l’objet de nombreux tabous…
Les psychédéliques ont été popularisés dans le cadre de la contre-culture des années 1950 et 1960, et ont été à l’époque l’objet de nombreuses études cliniques. Ils ont été ensuite prohibés à l’échelle internationale en 1971. Ces lois ont été renforcées en France au début des années 2000, suite au boom du tourisme chamanique, notamment par crainte de dérives sectaires. La prohibition des psychédéliques a ralenti la recherche, mais celle-ci connait un nouvel essor depuis une dizaine d’années, notamment dans les pays anglo-saxons, où ils sont considérés comme des traitements prometteurs des troubles de santé mentale. Si la France accuse un retard certain dans ce domaine de recherche, ces substances, vues pendant longtemps comme de dangereuses drogues, sont en train d’être requalifiées à l’échelle globale en médicaments. Les essais cliniques doivent être poursuivis afin de confirmer les bénéfices potentiels de ces substances, mais on observe déjà un profond changement d’approche de ces substances par le corps médical.
L’exposition montre que les psychotropes hallucinogènes ne relèvent pas que d’une pratique récréative…
En occident, on a souvent tendance à penser les effets des psychotropes à partir du modèle de l’ivresse, l’alcool étant dans nos sociétés le principal psychotrope consommé. Or, l’ayahuasca produit une expérience éprouvante et intense, qui implique souvent nausées, vomissement ou diarrhées. Nous sommes loin des effets recherchés par les clients des boîtes de nuit ou des free parties ! En Amazonie péruvienne, l’ayahuasca est souvent appelée « la medecina » (la médecine) ou « la maestra » (la professeure). Ce breuvage est utilisé pour se soigner, acquérir des connaissances, et, dans le cadre du chamanisme, entrer en relation avec des êtres non humains.
Deux expositions se tiennent à Paris simultanément sur les psychotropes en même temps qu’on assiste à un certain engouement pour les pratiques « alternatives ». Cela est-il lié à une quête de sens face à un monde en crise ?
Les « touristes chamaniques » que j’ai suivis dans le cadre de mes travaux se rendent le plus souvent en Amazonie dans le cadre d’une quête thérapeutique ou spirituelle, et affirment en effet qu’ils cherchent là des solutions qu’ils n’ont pu trouver dans leur propre société. Face à la crise écologique, certains d’entre eux se tournent aussi vers les peuples animistes d’Amazonie pour repenser leur propre relation avec la nature. Ces motivations, qui étaient déjà celles des voyageurs de la contre-culture des années 1960, semblent trouver un nouvel écho depuis le début des années 2000.
Infos pratiques : exposition « Visions chamaniques, arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne » au musée du Quai Branly–Jacques Chirac, 37, quai Branly, Paris (7e). Jusqu’au 26 mai. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h 30 à 19 h, nocturne le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : de 9 à 12 €. Accès : métro Alma-Marceau (ligne 9) / gare de Pont de l’Alma (RER C). Plus d’infos sur quaibranly.fr
« Le psychédélisme a influencé tout le monde »
À l’occasion des 80 ans de la découverte du LSD en avril 1943 par le chimiste Albert Hofmann (le LSD est un psychotrope hallucinogène qui agit simultanément sur les connexions neuronales qui régulent l’information au niveau du système nerveux central ainsi que sur plusieurs neurotransmetteurs : dopamine, sérotonine, glutamate… Ndlr), vous organisez l’exposition « Psychédélices ». Comment est-elle née ?
Jaïs Elalouf : En vingt ans, j’ai réuni plus de 7 000 œuvres psychédéliques, soit la plus grande collection au monde. J’ai le projet de créer un centre d’art psychédélique mais il me coûterait une fortune, entre 4 et 5 millions d’euros. Pour le moment, j’ai donc produit des dizaines d’expos pop-up et prêté des œuvres à des musées pour parvenir à environ 80 expos à ce jour. Pour créer ce centre d’art et surtout faire parler de cette culture, je lance désormais un blog, « Lucydélic », sur le psychédélisme. Cela n’a jamais été fait, c’est hallucinant ! C’est le cas de le dire…
Qu’est-ce que le psychédélisme ?
Le mot vient du grec psychedelos qui signifie « réveiller l’âme ». Beaucoup de choses peuvent révéler notre âme : l’art graphique, la méditation, la spiritualité, la musique, la mode, et évidemment les substances comme le LSD ou les champignons, que l’être humain consomme depuis toujours. Ces substances permettent de se connecter avec son intérieur et de mieux se connaître. Après des décennies de prohibition, aux États-Unis, c’est redevenu un marché gigantesque avec une dépénalisation dans plusieurs États pour une utilisation thérapeutique très encadrée. En France, cela reste interdit alors que les instituts de recherche estiment que le LSD est 7 fois moins nocif que l’alcool. C’est un énorme paradoxe.
Le psychédélisme est ancré dans la culture populaire tout en demeurant une pratique marginale. D’où vient ce paradoxe ?
C’est en effet à la fois pointu et populaire. Tout le monde connaît les Beatles, les Doors ou les Pink Floyd. Mais plus récemment, Tame Impala ou d’autres adoptent l’esthétique psychédélique et trouvent aussi un certain public. Dans l’art, des artistes très pointus comme Murakami ou Anish Kapoor créent des œuvres psychédéliques et font parler d’eux auprès du plus grand nombre.
Le LSD a-t-il vraiment influencé les artistes ?
Le psychédélisme a influencé tout le monde. En musique, même Johnny Hallyday a eu sa chanson psychédélique ! Dans l’art graphique c’est pareil avec l’explosion des couleurs et des motifs durant les années 1960-1970. Ce courant a clairement influencé l’art mais aussi la société tournée vers le bien-être. Se connaître soi-même est une manière de prendre soin de soi.
C’est un univers qui charrie les tabous…
Oui, et cette omerta est injustifiée. La plupart des gens qui n’en ont jamais pris ont un avis très ferme autour du LSD. Par ailleurs, une œuvre psychédélique est rarement conçue lors de la prise de produits psychotropes. Et la plupart des artistes n’en ont même jamais pris ! Cet amalgame est absurde.
Cela a-t-il été difficile de monter cette exposition compte tenu des tabous ?
Oui, la galerie Lubliner Art nous a plantés à dix jours de l’événement sans raison. J’ai réussi à trouver un autre lieu deux fois plus grand en une semaine et le nom de l’expo a dû changer : de « LSD 80 », elle est devenue « Psychédélices », un terme d’ailleurs déjà utilisé par une ancienne expo au MIAM de Sète. Superbe expo à laquelle on rend donc hommage.
Votre exposition explore le psychédélisme sous plusieurs formes, notamment ce que l’on appelle les buvards artistiques…
Oui, une partie de l’exposition présente une centaine de buvards artistiques [les consommateurs de LSD le consomment souvent en plaçant un buvard imbibé de la substance sur la langue, Ndlr] qui étaient imprimés par Monkey, un ami à moi, décédé. Par ailleurs, on fait venir Kevin Barron, le premier artiste anglais à imprimer des dessins sur des buvards. Enfin, une trentaine d’artistes contemporains vont donner leur vision de l’histoire du LSD à travers ma collection d’affiches et d’œuvres psychédéliques venant principalement des revues des années 60-70. La période psychédélique est fulgurante puisqu’elle ne s’étale que de 1966 à 1972, ce qu’on appelle aujourd’hui la contre-culture.
En dehors des œuvres exposées, quel est le programme que vous avez concocté ?
Nous aurons entre autres des performances de body painting, des conférences, des DJ sets ainsi qu’une salle de projection permanente avec les clips que j’ai réalisés – je suis également connu comme DJ Oof. Il y aura également des événements bien-être comme des ateliers mandala, de la danse indienne et quelques enregistrements de podcasts Lucydélic dont un en présence du réalisateur Jan Kounen. Nous ouvrons aussi un Lucydélic shop pour faire des cadeaux de Noël très abordables. L’idée est de convertir le plus possible de gens à la cause ! Loin de moi l’idée d’inciter à la prise de psychotropes. Mon seul objectif est d’ouvrir l’esprit des gens à la couleur et à la folie. Ce serait génial de convaincre tout le monde de sortir de la peur, qui tue la liberté. Réveillons la liberté !
Infos pratiques : exposition « Psychédélices » à l’Atelier Basfroi, 23, rue Basfroi, Paris (11e). Prolongations jusqu’au 6 janvier, de 14 h 30 à 19 h et sur rendez-vous. Gratuit. Accès : métro Voltaire (ligne 9). Plus d’infos sur lucydélic.fr
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23 novembre 2023 - Paris