Quand le confinement débute en France, le 17 mars dernier, les Français sont sous le choc. Les professionnels de la culture aussi. « La fermeture des lieux, les annulations nous sont tombées sur la tête », résume Marie-Lise Fayet, directrice du théâtre Victor Hugo de Bagneux (Hauts-de-Seine). Elle avoue avec sincérité que le confinement l’a plongée dans un « état de sidération ». « On s’est décomposé à l’annonce du confinement. Du jour au lendemain, on a déprimé, on s’est trouvé à ne rien avoir à faire », abonde Derek Woolfenden, président de l’association Home Cinema, qui assurait bénévolement la diffusion de films au cinéma La Clef à Paris (5e) depuis l’automne 2019. Xavier Capodano, gérant de la librairie Le Genre urbain (Paris 20e), lui, affirme « avoir aujourd’hui la peur au ventre mais vouloir faire preuve de courage ». De courage et d’optimisme, les professionnels de la culture n’en manquent pas depuis le début d’un confinement totalement inédit en France. Certes sonnés et abattus, ils se sont très vite mobilisés pour s’adapter et conserver ce lien tissé de longue date avec leurs publics.
« Au moment du confinement, mon commerce est devenu ‘non indispensable’, dérisoire« , constate Xavier Capodano, un peu amer. « Alors j’ai décidé de continuer la petite chose ‘futile’ que je faisais depuis 2 ans et demi, à savoir mes vidéos appelées ‘La minute urbaine’. » Originellement enregistrées dans sa librairie de Belleville (19e), ces capsules vidéos d’une minute sont désormais tournées à son domicile. Il y délivre face caméra le synopsis d’un livre qu’il recommande, sa fille se transformant pour l’occasion en assistante de choc. « C’est aussi un moyen de contourner l’obstacle de l’école à la maison, en joignant l’utile à l’agréable. Par ce biais, ma fille lit et écrit un peu », glisse-t-il. Un format qui n’est pas sans rappeler celui adopté par Jamy Gourmaud. Le célèbre présentateur de C’est pas sorcier poste chaque jour une « capsule de déconfiné », courtes vidéos pédagogiques tournées depuis chez lui à Clamart (Hauts-de-Seine).
L’importance du numérique
Le monde de la culture a décidé d’exister coûte que coûte en dépit des contraintes inhérentes au confinement. Les outils numériques se sont ainsi imposés jusque dans les institutions qui n’y ont pas nécessairement recours habituellement. L’Opéra de Paris (9e et 11e) diffuse en ligne ses ballets et opéras, le château de Versailles (Yvelines) embarque les curieux dans de grandioses visites virtuelles, le musée de l’Air et l’Espace (Seine-Saint-Denis) nous fait monter à bord d’un Concorde, d’un Rafale ou d’un Boeing sans quitter le canapé. Au musée d’Archéologie nationale, situé à Saint-Germain-en-Laye (78), les mordus d’histoire remonteront le temps du Paléolithique au Moyen-Âge. Toujours sans quitter ni leur plaid ni leurs pantoufles.
L’usage des réseaux sociaux devient la norme dans un milieu qui sacralise la venue physique de ses visiteurs. « La culture est indispensable à la vie sociale. On a décidé de garder notre lien avec le public en alimentant notre page Facebook, explique Marie-Lise Fayet du théâtre de Bagneux. Mais on ne voulait pas proposer des visionnages de spectacles que le public ne verra finalement pas dans notre salle. On voulait être utile durant cette crise, utile à la situation. » La page Facebook du théâtre de Bagneux relaie ainsi des sites culturels pédagogiques, des astuces pour jouer avec des enfants ou encore des anecdotes et des histoires en lien avec la culture au sens large.
Des initiatives qui n’étaient pas conçues de prime abord pour être transposées en ligne se trouvent parfaitement adaptées à cette période de divertissements à distance. L’écrivain et habitant de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) Rachid Santaki, détenteur du record de la plus grande dictée, a dû annuler 20 événements en raison de l’épidémie de coronavirus. Rapidement, une responsable d’activités pour seniors basée à Saint-Denis lui demande des textes de dictées pour les lire à des personnes âgées. C’est ainsi que la grande dictée renaît sur Facebook. « J’avais du temps, je lui ai dit ‘je suis prêt à vous lire cette dictée’. C’est comme ça que j’ai lancé une dictée chaque lundi à 10 heures sur Facebook. Au début, on était 50. Au bout de la cinquième, j’ai enregistré plus de 2.600 connexions. C’est devenu de la folie ! », s’enthousiasme-t-il.
Des mots aux images, il n’y a qu’un clic. Car depuis quelques semaines, l’art s’invite également sur nos écrans d’ordinateurs, smartphones et tablettes. C’est le cas du street art, avec Fresh Street Art Tour Paris. Cette start-up fondée par Laurent Bouquet et Bénédicte Pilet promeut la culture du street art et du graffiti auprès du grand public en organisant des visites guidées à Paris et en banlieue depuis cinq ans. Site au confinement, ils ont décidé de décliner leurs parcours sous forme de visioconférences. Les cinémas eux aussi ne sont pas en reste comme le prouve l’Utopia à Saint-Ouen-l’Aumône (95). Chaque semaine, l’équipe alimente non sans humour un « journal de bord du confinement ». A l’échelle nationale, le nombre croissant d’initiatives menées par les professionnels du tourisme a d’ailleurs poussé le ministère de la Culture à lancer l’opération #CultureChezNous pour « répertorier les initiatives permettant de faire venir la culture à domicile. »
Le confinement, un nouvel espace de création
De nombreux artistes et professionnels d’Île-de-France voient aussi en cette période troublée un espace de création d’un genre nouveau. « Un théâtre est un lieu pour les artistes. On a réfléchi à ce que l’on pouvait proposer à nos spectateurs. Nous les remboursons, bien entendu, mais il aurait été dommage de rompre totalement le rêve, explique Arnaud Antolinos, secrétaire général du théâtre national de La Colline à Paris (20e). On a donc décidé de contacter les acteurs qui devaient jouer chez nous et de leur permettre de continuer leur art en appelant des spectateurs et en leur lisant les textes de certains spectacles. » C’est ainsi qu’est née l’initiative Au creux de l’oreille, lancée dès le 23 mars et qui s’achève ce 7 mai prochain. « Rapidement, on a appelé d’autres comédiens et comédiennes, des élèves du conservatoire d’art dramatique, du théâtre national de Strasbourg… Aujourd’hui, on compte 240 bénévoles, pour 300 lectures réalisées par jour, du lundi au jeudi à 16h et à 19h« , précise Arnaud Antolonis, qui se réjouit d’ailleurs de la résonance de cette initiative, « bien au-delà des spectateurs qui devaient venir à La Colline ». « On a réussi à toucher des personnes très isolées ou éloignées du monde du théâtre », observe-t-il.
Le théâtre Victor Hugo de Bagneux a décidé lui aussi d’aller plus loin que la seule animation d’une page Facebook. « Des artistes ont tout de suite imaginé quelque chose pour que la création continue d’exister », abonde Marie-Lise Fayet. C’est le cas de la compagnie Hippocampe dirigée par Luis Torreao et spécialiste du mime corporel, qui a proposé à la directrice du théâtre de Bagneux le projet #Gestezchezvous. Le principe ? Des tutoriels mis en ligne pour que le plus grand nombre puisse réaliser une série de mouvements et se filmer avant de partager leur oeuvre. Une évidence pour le théâtre Victor Hugo, spécialisé dans les arts du geste. « Quand on pourra sortir et jouer ensemble, nous réaliserons une performance avec toutes les personnes qui ont participé au projet et qui souhaitent monter sur scène », précise Esther Wahl, à l’initiative du projet avec Luis Torreao. Une performance d’une quinzaine de minutes qui aura lieu fin septembre, si le théâtre a l’autorisation de rouvrir d’ici là.
Une occasion de se réinventer
De nouvel espace de création, le confinement s’est mué en opportunité de réinvention pour l’ensemble du milieu de la culture. Les librairies indépendantes s’adaptent elles aussi en misant sur un service de commande et de règlement en ligne, avec retrait des ouvrages achetés directement à la librairie. Un système d’achat choisi par la librairie Folie d’encre à Saint-Denis (93) et par Xavier Capodano, propriétaire du Genre urbain, dans le quartier de Belleville (19e). « Une façon de répondre aux besoins des clients, et de maintenir le lien avec tout un quartier« , assure-t-il. Le modèle de la librairie indépendante pourrait d’ailleurs bien être amené à évoluer dans les prochains mois. « Il y a 12 ou 13 ans, j’ai fait un pari en co-créant le réseau de librairies mutualisées Librest. Est-ce l’avenir ? J’aimerais répondre que oui ! La mutualisation est très critiquée par les professionnels, mais appréciée des clients. Je crois à l’intelligence collective », analyse Xavier Capodano. Le service de click and collect pourrait aussi permettre de contrer la puissance de certains distributeurs tels qu’Amazon.
La réinvention, c’est aussi le leitmotiv des salles de cinéma, à l’image de l’Utopia de Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise) et du Studio 66 de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). L’Utopia a décidé d’organiser des séances payantes en e-cinéma au tarif forfaitaire de 5€ visibles depuis votre ordinateur ou téléviseur et, à l’issue de la séance, possibilité d’échanger en chat avec des invités. Bien que chamboulée, la programmation n’en reste pas moins alléchante avec le 14 mai le film Douce France suivi d’un débat avec le réalisateur Geoffrey Couanon et la secrétaire nationale adjointe d’Europe écologie – Les verts Sandral Regol. Le Studio 66 mise sur son challenge « Fais ton remake » en invitant tous ceux qui sont inspirés à rejouer une scène du septième art avec les moyens du bord et à la partager sur Facebook. Les vidéos les plus commentées et aimées sur le réseau social seront diffusées à l’occasion d’une séance spéciale, à la réouverture du cinéma. Autre exemple témoignant de ce bouillonnement, le cinéma associatif La Clef a décidé de faire (littéralement) sortir les films de leurs quatre murs. Chaque vendredi, l’équipe diffuse en effet une oeuvre sur un mur extérieur de l’établissement. « On a organisé une première séance, les voisins ont adoré. Ça nous a rassuré. Les gens ont pu communiquer de balcon à balcon« , se remémore Derek Woolfenden, réalisateur et président de l’association Home Cinema.
Cette programmation d’un nouveau genre fait éclore de nouvelles idées pour imaginer le cinéma et la culture de l’après-crise. « Pour le milieu artistique, précaire, cela va être terrible. Avec la force de notre imagination, on doit se réinventer. Nos séances en plein air fonctionnent très bien alors même que nous sommes en plein confinement, qu’on est situés au milieu d’un carrefour… Sans oublier qu’il y a trois mois, ces projections auraient été caractérisées de trouble à l’ordre public. Là, on reçoit des félicitations de la mairie du 5e et de la Ville de Paris !, explique Derek Woolfenden. On a donc envie de préserver ce cinéma de plein air qui fonctionne bien même après le confinement. Ce mur pignon, moche en soi, une fois détourné, devient poétique. On en fait un trompe-l’oeil éphémère, différent chaque vendredi. »
Susciter du positif
Les théâtres pensent aussi l’après-crise. Pour preuve, Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville à Paris (4e) et du Festival d’automne, expliquait au Monde le 21 avril « nous sommes en train de réinventer la rentrée. Sachant qu’il est très peu probable que des compagnies étrangères puissent venir, nous imaginons de nouveaux modèles. » Le théâtre national de La Colline (20e) a, de son côté, déjà accouché d’un premier projet durant cette crise qui se concrétisera à la rentrée. « Au Creux de l’oreille se termine le 7 mai. Mais nous allons lancer un projet similaire, un peu plus structuré, à la rentrée pour aller à la rencontre des spectateurs éloignés du théâtre que ce soit en prison, dans des maisons de retraite ou à l’hôpital. On va chercher des financements, explique Arnaud Antolinos. Cette catastrophe nous enseigne aussi que, parfois, le théâtre n’est pas possible. Cela reste très rare mais cette fragilité nous amène à revoir notre façon de communiquer avec le public et le rythme de nos programmations. Il faut absolument que du positif sorte de cette crise.«
Pour le romancier Rachid Santaki, la façon de consommer la culture changera également après la crise. « Le Covid-19 a fait du confinement, du télétravail, de la dématérialisation, des éléments complètement intégrés à nos vies. A l’avenir, on aura un mode de consommation de la culture hybride, oscillant entre physique et digital. » Il en veut pour preuve la communauté grandissante qui s’est constituée autour de sa dictée désormais numérique. Et de conclure : « Le numérique a démocratisé la culture, elle est beaucoup plus accessible à ceux qui en veulent. Et même les personnes ne consommant pas de culture pourraient finalement s’y intéresser. » Quand du chaos, renaît l’espoir.
Infos pratiques : Le 5 mai, 300 structures indépendantes de la culture et des médias ont lancé un appel un appel à des États généraux pour élaborer « une politique culturelle pour demain ». Plus d’infos sur appeldesindependants.fr
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6 mai 2020