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Voyage dans un Shanghai miniature à Aubervilliers

Le quartier chinois à Aubervilliers / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Le quartier chinois à Aubervilliers / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

Avec sa pièce "Les Chinois à Aubervilliers" au théâtre de la Commune, le metteur en scène Franck Dimech nous plonge dans un monde insoupçonné. Nous nous sommes promenés avec lui.

 

Rarement un théâtre n’a été aussi ancré dans son territoire que La Commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Avec la « Pièce d’actualité », format initié par Marie-José Malis, la directrice des lieux que nous avions rencontrée en mars dernier, des artistes de tous horizons sont invités à monter une pièce en trois semaines sur une facette de cette ville aux 108 nationalités. Pour ce dixième opus, c’est le metteur en scène Franck Dimech qui a joué le jeu en s’intéressant à ce qui constitue l’un des plus grands pôles économiques chinois d’Europe.

Jeudi 11 janvier, nous voici partis avec lui de bon matin pour une immersion au coeur de ce Chinatown accompagnés de Carlos Semedo, chargé de la vie associative et des relations internationales à la mairie. Si l’artiste marseillais avoue ne rien connaître de la banlieue parisienne, Carlos Semedo est quant à lui une encyclopédie vivante sur l’identité multiculturelle de sa ville, “perçue comme un problème alors que c’est une immense richesse mal exploitée” regrette-t-il. Ici, l’intégration des différentes communautés revêt un enjeu décisif. On se souvient de la mobilisation nationale des Chinois de France suite aux agressions de l’été 2016, parmi lesquelles figurait l’assassinat d’un couturier chinois d’Aubervilliers. “Enseigner le français et le rendre accessible au plus grand nombre d’habitants étrangers est un  défi majeur et c’est ce pourquoi nous inaugurons cette année une Maison des langues et des cultures”, s’enthousiasme Carlos Semedo.

Qu’est-ce qu’être Chinois en France ?

L’agent municipal a épaulé Franck Dimech dans son approche de la communauté chinoise albertivillarienne afin de répondre à une question plus large : qu’est-ce qu’être chinois en France aujourd’hui ? Grâce à ce guide passionné, le metteur en scène a pu rencontrer de nombreux habitants et s’imprégner de leurs histoires respectives. Si nous ne pouvons malheureusement pas réitérer l’expérience de la méditation chez une famille, Carlos Semedo nous entraîne dans les ruelles débordantes de commerces aux devantures kitch. Il faut savoir qu’Aubervilliers compte plus de 1.600 grossistes chinois. 

Alors que les odeurs de soupe phô nous font saliver et que nous restons vigilants face au bal effréné des livreurs en scooter, Franck Dimech nous raconte sa pièce Les chinois à Aubervilliers. “C’est une manifestation de grande altérité, comme un frottement entre la Chine et la France. Il était important pour moi de me plonger dans ce format de travail intense en assumant toute mon ignorance du territoire. Je ne cherche pas à faire dire quelque chose aux acteurs, ils avancent d’eux-mêmes vers ce qui leur semble évident”. Sur le plateau, on trouve huit personnes, dont seulement deux acteurs professionnels. Parmi les amateurs, Ting Chen est un psycho-sociologue qui accompagne les nouveaux immigrés chinois dans leurs démarches et qui a joué un rôle important dans l’écriture de la pièce. Au quotidien, le jeune trentenaire assiste les prostituées chinoises de Belleville et d’Aubervilliers, notamment pour la traduction. Franck nous explique qu’être une mère divorcée en Chine est une grande honte. Les femmes paient donc une fortune pour s’échapper clandestinement, abandonnant leurs enfants à qui elles doivent envoyer de l’argent. Une fois en France, elles peinent à se faire employer, y compris au sein de la communauté chinoise, et se retrouvent ainsi obligées de faire le trottoir.

Sur scène, Ting Chen témoigne de l’histoire de sa famille, des communistes hauts placés humiliés, et de son homosexualité en Chine. “Il m’a décrit comment sa grand-mère a été publiquement rasée car elle arborait d’imposantes coiffures considérées comme capitalistes. Mais nous avons veillé à ne pas tomber dans l’écueil du théâtre à message. Pour cela, je me suis inspiré de la méthode de Michelangelo Antonioni dans son documentaire “La Chine” (1972). Il avait observé combien les gens étaient naturellement déformés par l’omniprésence du gouvernement mais sans pousser les préjugés”. Le documentaire a été interdit pendant trente ans en Chine, jugé comme “antichinois”.

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Le metteur en scène Franck Dimech / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Le metteur en scène Franck Dimech / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

 

Aubervilliers, le Sentier chinois

Alors que nous croisons un couple d’Europe de l’Est traînant de grosses valises et reluquant les vitrines des showrooms, Carlos Semedo nous abreuve d’anecdotes sur la réalité des Chinois d’Aubervilliers. Plus grande zone industrielle d’Europe jusqu’à la Première Guerre Mondiale, la Plaine Saint-Denis a par la suite décliné. La reprise va se faire petit à petit, principalement au début des années 2000, lorsque les commerçants juifs du quartier du Sentier (2e arrondissement) ont commencé à louer leurs entrepôts d’Aubervilliers à leurs alter egos chinois. Ces derniers quittent alors le centre de Paris pour profiter des faibles loyers et des grands espaces qu’offre la banlieue nord. “C’était aussi un soulagement pour eux car ils subissaient un certain racisme à Paris. Les propriétaires des beaux immeubles s’énervaient de voir ces vitrines trop peu sophistiquées pour leur quartier”, évoque avec un sourire Carlos Semedo.

Fin connaisseur de ce monde parallèle, il en maîtrise toutes les ficelles. “L’export représente une part importante de l’activité. Des acheteurs viennent de Shanghai pour revendre à bon prix du Made in France fabriqué par les Chinois d’Aubervilliers”, détaille-t-il. Lorsqu’ils arrivent en France, les Chinois changent rapidement leurs prénoms. “Je connais un Monsieur Lee qui s’est fait appelé Bruce !”, s’amuse notre guide. Quant à Jean-Jacques Xia, il a inauguré le tout premier entrepôt d’Aubervilliers dans les années 80 et incarne un modèle de réussite. “Monsieur Xia a bâti une belle entreprise dans l’export de montures de lunettes avec son associé libanais. Il s’est aujourd’hui reconverti dans l’apiculture”, précise-t-il. Autant d’histoires à écouter sur scène jusqu’au 31 janvier au théâtre de la Commune.

 

Infos pratiques : « Les Chinois à Aubervilliers », Pièce d’actualité N°10 de Franck Dimech, du 18 janvier au 31 janvier au théâtre de la Commune, 2 rue Édouard Poisson, Aubervilliers (93). Mardi, mercredi, jeudi à 19h30, vendredi à 20h30, samedi à 18h et dimanche à 16h. Tarifs : 6€ à 24€. Plus d’infos sur lacommune-aubervilliers.fr ou au 01 48 33 16 16

Le quartier chinois à Aubervilliers / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Le quartier chinois à Aubervilliers / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

 

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