Dunkerque ou Paris relancent bruyamment la question de la gratuité des transports publics. La ville championne mondiale du gratuit, Tallinn (440.000 habitants, Estonie), revendique depuis 2012 l’efficacité d’une mesure généralisée aux résidents. Pourtant les réticences s’arc-boutent, ranimant une controverse qui s’embrase à chaque annonce. Sans doute faut-il changer de focale et de vocabulaire. Parle-t-on vraiment de gratuit ou de commun ? Ne retourne-t-on pas à l’essence des transports comme bien commun ?
Les transports publics gratuits recruteraient surtout des marcheurs et des cyclistes. C’est un des arguments des détracteurs de la gratuité. Pas faux, mais elle recrute aussi des laissés pour compte de la mobilité, et par ailleurs on ne cesse de croiser d’autres déserteurs de la marche sur des vélos et des trottinettes électriques. Autre réplique, la gratuité serait inflationniste. En effet, et c’est même l’objectif de permettre à plus d’usagers d’accéder à une mobilité choisie et raisonnée. Objection plus forte : la vérité des prix ? Mais elle n’a jamais existé pour l’usage de la voiture particulière.
In fine, c’est toujours le citoyen qui paie
Le gouffre pour les finances publiques est l’argument massue. Oui, le transport est cher, même si le gratuit l’est un peu moins. Rappelons qu’in fine c’est toujours le citoyen qui paie. Maintenant comment répartir la charge entre l’usager voyageur, le contribuable ou le salarié ? Mais ne faut-il pas aussi élargir l’assiette à d’autres acteurs ? La clé de répartition des financements relance la question politique du service public. Celle-ci dépasse le seul enjeu du transport pour embrasser des problématiques urbaines, sociales et celles de la planète. Car le transport, terriblement structurant, est à ce titre un commun. N’oublions pas en effet dans ce raisonnement les effets de bord positifs d’un meilleur équilibre des transports et d’un moindre usage de la voiture personnelle : pollution, santé, congestion, maîtrise de l’urbain, réduction des infrastructures, économie d’exploitation, etc.
L’efficience de la gratuité est incontestable à beaucoup d’égards : pour les budgets de l’usager et de l’exploitant, pour l’inclusion de voyageurs qui sinon n’y auraient pas accès, sans oublier les impacts environnementaux ou le dynamisme urbain. Que ceux qui voudraient s’en convaincre lisent ce remarquable article de la revue Lava qui en explore les multiples incidences, de Los Angeles (Etats-Unis) à Tallinn (Estonie), en passant par Aubagne (France), Lubin (Pologne) ou Avesta (Suède) et d’autres. La liste des villes et de pays, et celle des bonnes raisons d’abonder la gratuité, ne cesse de croître. Si cet élargissement sonne comme une évidence pour certains, la formule peine à convaincre tant elle déroge à des principes économiques et politiques tabous, tant elle est mal défendue, trop timide, vulnérable lorsqu’on l’enferme dans le corset des transports. Il faut extraire la gratuité de ce cadre délétère, en faire une affaire sociétale et politique et assumer la rupture.
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Une urgence à réduire les impacts des transports
Jusqu’où porter l’ambition des communs des transports, au nom de quoi et pour quelles raisons ? Autant d’arbitrages politiques. Les bénéfices sont multiples, se cumulent mais ils mériteraient d’être étayés. Des choix politiques ? Entre la sélection – qui est éligible à cette gratuité, quand, sur quel territoire, sur quelle gamme de modes ? – et l’universalité de la gratuité. Mais le thème qui taraude est le transfert de budget. Qui supporte la gratuité ? Répondre à ces questions suppose de s’évader des contingences du gratuit et d’aborder une réflexion globale des mobilités dans une vision de la ville que nous voulons, dans un intérêt général où s’invitent la maîtrise de l’urbain, la justice sociale et les injonctions environnementales.
En tout état de cause, l’urgence de réduire les impacts des transports se confirme. À revers de nos engagements écologiques, les effets négatifs des transports motorisés s’accélèrent de manière insupportable. Qu’il s’agisse de réduire les excès de l’automobile dans les métropoles ou de s’attaquer à la domination viscérale de la voiture dans le reste du territoire, il faut forcer l’effet bénéfique d’un transfert modal de la voiture vers des modes alternatifs, dont le transport public ; quitte à mobiliser une fiscalité pondérée par les usages. Améliorer, enrichir et élargir l’accès aux mobilités en diminuant drastiquement l’usage de la voiture soliste devrait être la finalité première, et cela passe par la dissuasion de l’usage prédateur de la voiture et par la réduction de la propriété automobile au bénéfice de toutes les formes de mise en commun. La ville est un commun, et finalement la gratuité n’est qu’un des carburant de cette philosophie.
Une question de légitimité
Alors, dépassons le triptyque usager-salarié-contribuable. Le citoyen et le citadin sont concernés car il s’agit d’une politique de la ville et de la qualité de vie. L’automobiliste l’est aussi. Pourquoi ne pas envisager une forte pression sur les usages de la voiture particulière, en veillant à chaque fois à proposer des issues alternatives ? Pourquoi laisser seul l’employeur acquitter le versement transport ? D’autres générateurs, comme les grandes surfaces de périphérie ou les centres commerciaux, seraient mis à contribution dès lors qu’ils produisent des flux solistes. Les opérateurs de mobilité dont la production implique ce mode – les VTC ou les taxis par exemple – seraient impliqués dans cette fiscalité.
La mobilité s’entend comme un tout et un commun dont la responsabilité, les bénéfices et les charges se partagent entre l’ensemble des protagonistes des mobilités au nom de l’intérêt général. La gratuité a sans doute sa place dans cette politique à condition d’en asseoir largement la légitimité. L’ambition suppose d’une part de garantir dans le long terme le système de financement des transports, et d’autre part d’agir simultanément sur l’ensemble du système des mobilités (vélo, marche, mobilité en partage, démobilité, proximité). Ouvrons le débat au lieu de fustiger sans l’instruire cette utopie réaliste.
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20 septembre 2018