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Gilles Rochier passe la banlieue au révélateur de la BD

Extrait de “La Petite Couronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre
Extrait de “La Petite Couronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre

Gilles Rochier est auteur et scénariste de bande dessinée. Son dernier album, “La Petite Couronne”, paru chez 6 Pieds Sous Terre, boucle une trilogie autour de la banlieue et raconte avec une tendresse désespérée le quotidien des quartiers. Du 25 au 28 janvier, le Festival d'Angoulême lui consacre une exposition retrospective et “La Petite Couronne” figure dans la sélection officielle. Photo-journaliste pour Enlarge your Paris, Jean-Fabien Leclanche s'est entretenu longuement avec lui lors d'un "shoot and talk" dont il a le secret.

 

 Gilles Rochier est auteur et scénariste de bande dessinée. Son dernier album, “La Petite Couronne”, paru chez 6 Pieds Sous Terre, boucle une trilogie autour de la banlieue et raconte avec une tendresse désespérée le quotidien des quartiers. Du 25 au 28 janvier, le Festival d’Angoulême lui consacre une exposition retrospective et “La Petite Couronne” figure dans la sélection officielle. Photo-journaliste pour Enlarge your Paris, Jean-Fabien Leclanche s’est entretenu longuement avec lui lors d’un « shoot and talk » dont il a le secret. 

 

Me voilà au volant de la petite familiale bleu pastel depuis 10 minutes à peine et je roule déjà les mâchoires serrées à m’en fissurer l’émail des dents. C’est parti pour 30 kilomètres de course contre la montre jusqu’à l’arrivée à Colombes, dans les Hauts-de-Seine, où Gilles Rochier m’a rencardé à 14h00 pétantes sur la place de l’hôtel de ville. Qu’est-ce qui m’a poussé à vouloir emprunter les grands axes routiers qui purgent continuellement Paris d’une partie de sa circulation ? Surtout avec cet horrible poids-lourd qui joue à collé-serré avec mon pare-choc et me force à faire vraiment n’importe quoi pour échapper à sa silhouette menaçante. Sur cette portion de l’A86, les gens roulent comme des dingues, sans freins ni lois. Ça déboule à l’aveugle, de tous les côtés, à tout berzingue, à chaque instant. Grosses berlines SUV, petits capots et vieux gazoles, cylindrées kamikazes et monstertrucks se tirent la bourre comme dans un mauvais game. À qui dévissera le premier. 

J’imagine bien Gilles Rochier dessiner ce genre de scène d’une banalité crasse, lui qui évoque “ la médiocrité ambiante ” parmi ses sources d’inspirations. Concentré mais hors de moi, j’autorise néanmoins mon regard à décrocher un instant du tableau de bord pour imprimer le flux des paysages sur le déclin. Des dizaines de graffitis mal exécutés surgissent comme des spectres mous dans l’enfilade des kilomètres. De grandes cités émergent parfois. Ce sont des Potemkine qui flottent au large d’une mer noir goudron. Leur géométrie définitive cisaille l’horizon avant de couler à pic, sous la ligne de flottaison du rétroviseur.

D’une certaine façon, c’est de cette banlieue en lignes de fuite dont je suis venu parler avec Gilles Rochier. Celle qu’on ne veut plus voir. Encore moins depuis l’annonce du Grand Paris avec ses territoires réinventés, ses cités radieuses, ses villes connectées, comestibles, durables, écolos, solidaires et vegan. Mais les grandes cités, celles des bords de voies express que je distingue là-bas, resteront sourdes à ce récit heureux, offert en package avec les JO de 2024 comme point d’orgue à la transformation du paysage urbain.

Rochier est comme vous et moi, à l’instar de la plupart des habitants du ring, il arrive en bout de chaîne. C’est un maillon, parmi des centaines de milliers d’autres, pour qui les histoires d’agriculture urbaine, de mobilité douce et de nouveaux usages de la ville n’ont qu’une portée relative au moment de payer la cantine des gosses. La banlieue qu’il raconte dans ses albums, le quotidien des quartiers, sont ponctués par le temps long d’un ennui infini et l’absence de perspectives notables. Gilles Rochier dans la vie est “Gillou” dans ses BD. Et cette œuvre d’autofiction, fidèle, tendre et tapageuse, rappelle que derrière le mot banlieue se joue aussi le destin de gens simples qui essaient de faire bien avec peu.

Bobigny, Le Raincy, Drancy puis Saint-Denis s’écrasent tour à tour sur le pare-brise, jusqu’à la sortie 4, en direction d’Argenteuil-Centre. À l’approche de Colombes, je relâche enfin la pression et le pied de l’accélérateur de ma choupette à bout de souffle. Identique à ses cousines de la petite couronne, avec sa circulation en perpétuel chantier et sa zone pavillonnaire rouge briques, Colombes est une “grande petite ville” de l’ère industrielle qui se contente désormais de sa proximité avec la Défense. Maigre butin.

La Belle Époque” n’est plus qu’un néon sale, accroché à la devanture moche d’un restau échoué sur le bas côté de la route. Le centre de Colombes est un copié-collé de ces villes palichonnes qui se voudraient pourtant coquettes et attractives, avec leur petit cinéma multiplex et un Mc Do à proximité immédiate des principaux arrêts de bus.

Colombes / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Colombes / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

 

Construit en pierres de taille, l’hôtel de ville essaie d’inspirer le respect et une forme de tranquillité bourgeoise qui se voit pourtant contrariée par l’écrasante pyramide d’un HLM de cœur de ville, rebaptisé “La Pagode” par les gens du coin. Planté au milieu du parvis semi-désert, j’observe les alentours, notamment ces bancs publics qui tiennent une place de choix dans l’œuvre de Rochier. Au premier plan, quelques petits vieux aux visages racornis creusent l’écart avec deux ou trois clodos usés par la biture d’une vie écrasée sur le bitume, comme un vulgaire mégot.

Ce n’est pas tout à fait le Colombes de Temps Mort et de La Petite Couronne. Gilles m’a semble-t-il donné rendez-vous en terrain neutre, assez loin des quartiers. L’idée n’était pas non plus de venir faire un “safari banlieue” avec Bernard de la Villardière ni d’aller s’en taper 5 avec le Jamel Comedy Club local. Je me contenterai donc d’écouter à défaut de pouvoir également observer.

Colombes / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Colombes / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

 

Le bonhomme apparaît soudainement dans mon dos, les mains dans les poches, en jean baskets et blouson en daim. Pas de sac, rien pour écrire ni pour dessiner. Avec sa barbe poivre et sel et sa tignasse d’ado, il se fond aisément dans le décor. Le Gillou de la BD se tient donc face à moi et m’invite sans tarder à nous poser à la terrasse d’une petite brasserie toute proche. Un bistrot à la française tenu par des kabyles au sourire large et à l’accent radieux. Un café, un Perrier et nous voilà parti dans l’histoire d’un petit banlieusard anonyme.

Gilles Rochier / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Gilles Rochier / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

 

“ Ce que tu peux lire dans mes albums, ce n’est que du quotidien, de la vie courante. Le truc pour que je me souvienne des choses dépend de savoir si j’ai entendu un bon mot. Un bon mot, une connerie ou une vanne et bime ça démarre. Ça produit une saynète. D’ailleurs, tu regarderas dans “La Petite Couronne”, au début est indiqué “ Gilles Rochier : scénario, dessin, tempo et Jean-Philippe Garçon : coloration, tempo.” C’est quelque chose qui ne s’est jamais fait auparavant je pense. Je ne sais pas si ça existe d’ailleurs en bande dessinée. C’est parce que j’ai fourni les saynètes dans le désordre. À un moment, je me suis retrouvé devant toutes les pages, comme un enfant autiste. J’étais incapable de leur attribuer un ordre. J’ai demandé à ma femme de faire une première passe et de me proposer un sens de lecture. J’étais dans l’impossibilité d’établir une numérotation logique. Je me suis quand même décidé à envoyer une sorte de squelette tenu par la temporalité dans la mesure où ça se joue pendant les événements de “ Charlie ”. Après quoi, Jean-Philippe Garçon qui m’accompagne chez 6 Pieds sous Terre et qui sait tout de mon travail, a dirigé “La Petite Couronne” vers une trilogie (avec Temps Mort et TMLP, ndr). Ça ne vient pas de moi. Et ça ne me blesse pas. Après tout, si c’est comme cela que j’apparais dans le monde de la bande dessinée, ça me va très bien.”

Extrait de “La Petite Coronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre
Extrait de “La Petite Couronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre

 

Pour un timide, Rochier est plutôt décontracté et volubile, bien qu’il manifeste un reflexe d’autodéfense à vouloir s’abriter systématiquement derrière “ les bons mots, les conneries et les vannes ” pour justifier la production d’un album. La réalité s’annonce plus fine et complexe, même si La Petite Couronne fait la part belle aux clichés et aux symboles de la banlieue éternelle, à l’image des épiciers de proximité. À ce propos, le fameux “ Ali ” de la BD tient boutique à 20 mètres de là, juste derrière nous.

Lui et sa famille, ce sont les seuls qui me connaissent. On se vouvoie. Quand je bosse sur un bouquin, ce sont aussi les seuls à me croiser. Ils savent d’ailleurs très bien ce que je fais : ils m’appellent “ Charlie ”, t’imagines ? On a fini par en faire un jeu mais au moment des événements, c’est eux qui étaient les plus proches de moi. C’est avec eux que j’en parlais parce que je savais que c’était possible. On était du même avis sur les choses et c’était horrible”; Plus tard, on rendra une petite visite amicale à “ Ali ”, pour tenter quelques photos au rayon frais. Pendant les prises de vue, Gilles continue à me raconter les petites histoires du quartier et à me chuchoter à l’oreille que, souvent, les parents qui n’ont pas le temps ou la possibilité de passer chercher leurs gamins à l’école d’à côté lui laissent leurs clés pour que personne ne reste dans la rue après la classe.

Mais qu’est-ce que tu fais… ?

Avant les attentats, je n’avais plus rien à dire sur la banlieue. Or les événements m’ont rappelé qu’il fallait peut être que je raconte à nouveau ce qu’il s’y passe, à ma façon. Je pense d’ailleurs que mes deux prochains livres parleront aussi de ça. Le premier se situe au lendemain du Bataclan. Il raconte la manière dont je suis tombé dans une forme de mutisme car j’avais besoin qu’il se passe un truc dans ma vie pour pouvoir m’en sortir. Je n’ai pas été personnellement blessé, aucun entourage proche n’a été directement concerné. Le lendemain je suis allé acheter une trompette. Donc, je décris ma vie et celle de mon entourage avec cette trompette. Pendant 2 ou 3 mois, j’ai passé mon temps à souffler dans le bordel. Attention, je ne sais pas en jouer, donc je me contente de souffler dedans et ça va nulle part. En plus je me fous totalement de la trompette, comme je me fous du jazz. Je ne regarde pas de YouTube sur le sujet, je me contente de souffler. Dans ce bouquin, je raconte donc mon entourage et cette trompette. Et mes potes qui me regardent et me disent “mais qu’est-ce que tu fais… ?” Car à ce moment là, c’est vrai, je ne parle pas, je ne parle plus. Alors bien sûr, dans le bouquin je pointe l’absurde. Je suis totalement silencieux et ce sont tous les gens autour de moi qui parlent et qui évoquent le 13 novembre. Moi je ne fais que souffler et à la trentième page tu n’en peux déjà plus. Tout le monde se dit que j’ai vraiment pété un boulard, mes potes se demandent si en fait je ne suis pas un génie. De fait, je dessine ce que devient Vigipirate avec les contrôles. Au final, j’ai soufflé là-dedans pendant des mois. J’avais besoin d’un truc physique, quelque chose pour m’occuper les mains, un objet que je ne maîtrisais pas. En plus c’est un bel instrument, un superbe objet. Donc je raconte ça. Maintenant je ne suis pas certain que ce soit super éditable, c’est un peu compliqué mais ça me fait marrer à mourir. Les événements ont fait qu’il y a aussi eu beaucoup d’opérations de police dans la région. J’emmenais ma gamine à l’école du coin et soudain il y avait des militaires avec des Famas à l’entrée. Tu fais rentrer ta fille dans l’école et tu te dis “putain…”  Tout ça a déclenché chez moi une volonté d’écriture. »

A l’ouest sur les mômes 

« J’ai d’abord fui les histoires de banlieue pendant 5 ou 6 ans car, à force d’avoir le nez dedans, j’ai senti que j’allais finir par porter le survêt tout le temps alors que j’avais vraiment envie d’autre chose. J’avais besoin d’écrire “La Cicatrice” qui n’intéressait personne. Enfin, pas plus que ça. “La Petite Couronne” n’arrivera finalement que 5 ans après, tout simplement parce que je n’avais plus rien à dire sur le quartier. Je me sentais creux et sec sur le sujet et je n’allais tout de même pas me mettre à mater BFM TV pour avoir de nouveaux trucs à raconter sur la banlieue. J’avais également besoin d’arriver à une forme de maturité pour parvenir à une écriture un peu plus aboutie. Parler de la banlieue quand tu arrives à 50 ans, ça redevient intéressant. Tu te retrouves totalement à l’ouest sur les mômes, à la ramasse sur les nouvelles lois. Les codes de la rue ont changé et toi tu rames derrière. Alors que tu venais à peine de comprendre comment marchait le bitume. J’ai des adolescents à la maison et je t’assure que lorsque tu es dans la même pièce qu’eux, t’en es malade, tu ne comprends plus rien. J’aime bien ça finalement, me sentir à la ramasse, avoir suffisamment de recul pour le comprendre. Voir les potes qui vieillissent et qui sont toujours aussi cons qu’à 18 ans, moi ça me fait marrer.

Gilles Rochier est né en 1968, presque au même moment que la cité à Montmorency (Val-d’Oise) dans laquelle il a grandi, avec ses parents pieds-noirs rappatriés d’Algérie. Si les grands ensembles offrent toujours le confort d’une vie moderne, les cités ont déjà perdu de leur lustre. Surtout lorsqu’elles sont isolées et particulièrement mal desservies. Dans Ta Mère La Pute, l’album qui l’a fait connaître au-delà du cercle des initiés, Gilles Rochier raconte son adolescence avec une pudeur nerveuse. Les clopes qu’on pique aux grands frères, le bruit des mobs mais aussi les lourds interdits qui pèsent déjà sur la vie de la cité. Cette pauvreté qui pousse parfois à des actes désespérés et honteux. Et des gamins qui finissent par perdre leur insouciance avant leur pucelage.

Le jour où on a proposé cet appartement en cité à mes parents, c’est devenu Versailles à la maison. Ils nous disaient d’ailleurs : “attention, tu as vu c’est propre là. C’est chez nous alors pas de conneries !” À l’époque on était tous pareils, que tu sois Beur, Juif, Portugais, Italien, Espagnol ou Noir. On était tous pauvres et fils d’ouvriers. Et fiers de l’être. C’est quand on sortait de la banlieue et de nos cités que l’on était stigmatisés. J’habitais tout en haut de Montmorency, dans les cités. C’est une ville du Val-d’Oise plutôt riche mais en 1968 ils ont construit un plateau , coincé entre deux villes. Là, il y a 5 cités de plusieurs milliers de logements qui baignent dans leur jus, à la lisière d’une forêt domaniale. Et il n’existe qu’une seule route qui te monte à Montmorency, une seule. Tu n’as qu’un seul bus et pas de gare. Ce qui veut dire que si tu n’as pas tes propres moyens de locomotion tu es mort.

On avait tous un job

« À l’époque, le bus passait une fois toutes les 45 minutes, sinon il fallait remonter à pieds sur plus de 6 kilomètres. C’est quand on descendait en centre-ville que l’on s’apercevait que l’on était pauvres et sales. Sinon on ne s’en rendait pas compte. Quand on descendait, les gens étaient persuadés qu’on venait voler des vélos parce qu’on était en bande alors qu’on venait juste voir les lumières, c’est tout. C’est bien après qu’on est devenus des voleurs. Quand on s’est rendu compte qu’on était pas tous logés à la même enseigne. Mais on a jamais été des crapules, juste des branleurs. Puis à l’époque on avait des parents qui nous expliquaient aussi que l’important dans la vie était de se déployer par le travail. Mon père me disait : “tu deviendras quelqu’un par le travail. Si tu es bon dans ton entreprise, si tu deviens le meilleur tourneur-fraiseur alors tu seras un bonhomme.” Donc arriver à faire quelque chose dans l’entreprise c’était devenir un homme bien, quelqu’un de responsable et de respecté. Évidemment on se complaisait en se disant qu’on ne bosserait jamais ou qu’on aurait tous un boulot cool. Mais on savait aussi qu’en bossant deux ou trois fois dans la semaine on toucherait 500 balles. On avait donc tous un job ! Personne ne voulait travailler mais tout le monde allait bosser. Parce qu’il y avait du boulot. Quelqu’un voulait de l’argent, il suffisait de travailler un mois pour s’acheter une voiture. Tandis que maintenant quand tu veux qu’un môme se trouve un boulot, tu as l’impression que c’est la fin du monde. Aujourd’hui on nous a volé l’idée même du travail. Si tu veux te réaliser dans ton job quel qu’il soit, que tu sois fonctionnaire ou à l’usine, que tu veux donner le meilleur et qu’en face le patron ou l’actionnaire décide du contraire, eh bien il va fermer ton atelier. Tu peux vouloir être le meilleur ça n’y changera rien. Tu peux être le meilleur ouvrier de France, si à l’autre bout du monde on t’ordonne de fermer la boutique, alors tu fermes la boutique.

Extrait de “La Petite Couronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre
Extrait de “La Petite Couronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre

 

Il y a de la colère chez le bonhomme. Un truc rentré et sourd, une boule au fond de la gorge et du ventre, une sensation qui ne passe pas. Montmorency est loin derrière mais Colombes n’offre pas forcément un meilleur horizon. Gillou passe son temps dehors avec ses potes. La vie est longue quand tu te contentes de tenir les murs. Alors il dessine, et surtout, il observe. Ses copains, le voisinage qui évolue, la facilité avec laquelle on abandonne son prochain. La banlieue n’est d’ailleurs pas le véritable sujet du travail de Gilles Rochier mais l’humain. L’humain et l’œuvre du temps. “C’est tellement difficile de vivre en quartier populaire, d’éviter les problèmes. Moi qui n’en ai jamais eu, en l’espace de trois ans je n’ai jamais eu autant de problèmes de voisinages. C’est dû aux frustrations de chacun et aux jalousies de tous. Tout part en couille et pour raconter des histoires tu ne peux pas être en permanence dans l’urgence. En faisant ce pseudo métier d’auteur, je me suis mis à l’abri, je me repose un peu. C’est un peu plus simple pour moi. »

Des trous dans les ventre

« Là où on est, c’est un quartier populaire, pas un quartier bourgeois. Avec du logement social, les traditionnels problèmes de société et ses histoires terribles. Les quartiers, j’entends par là ceux qui se mettent à brûler, ils sont bien là. Mais l’enfermement de ces quartiers existe aussi. Et pour les gens qui y vivent c’est vraiment très compliqué. Alors j’ai tenté de partir vivre “en terrain neutre”, parce que j’ai 3 filles et qu’il faut que je mette tout le monde à l’abri. Après, ce que je raconte, ce ne sont pas forcément des trucs de cité mais d’humains qui vivent dans les quartiers. J’étais récemment en dédicace et un mec s’est étonné de ne pas me voir en casquette et pantalon baggy et moi d’être aussi étonné de sa réaction. Parce qu’il a cru que j’étais une caricature de la banlieue. Mais ça fait bien longtemps que je fuis ça, je ne veux pas être cette caricature. Les quartiers ont changé. On s’est fait niquer par le business et la drogue. À Colombes, ils se tirent dessus à la Kalachnikov pour des bouts de shit. En plus ce sont des mômes qui n’ont aucune gamberge. Ils ont copié-collé ce qu’ils ont vu de Marseille et l’ont appliqué pour prendre la place. C’est d’ailleurs pour ces raisons que je fais des livres, parce qu’il y a trop de choses que je ne comprends pas au sujet de cette banlieue. Quand je retourne dans mon quartier d’enfance et que je vois dans quel état sont mes potes, sincèrement ça me fait des trous dans le ventre. Au début je me disais que ce n’était pas grave mais à présent ça me fait mal au cœur. Le plus dur dans tout ça, c’est d’être ensemble alors qu’on ne se supporte plus. C’est ça que je raconte dans mes livres. On n’en peut plus et on est en train de devenir des abrutis. Depuis qu’il n’y a plus de guerre tous les ans, on arrive à s’entretuer juste sur un palier. Cette médiocrité me tue. Les gens s’écroulent moralement, deviennent des cons. Moi même, j’ai peur d’être médiocre avec mes mômes. De ne pas être à la hauteur. D’ailleurs je ne le serai jamais puisqu’ils sont déjà d’une autre génération par rapport à moi. J’ai peur de ne pas être bon avec mes parents. C’est juste la relation humaine qui me tue en vérité. Et c’est tout ça que j’essaie de raconter. Foncièrement je suis triste, j’ai un fond triste et j’essaie de faire rire. »

Extrait de “La Petite Coronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre
Extrait de “La Petite Couronne” / © Gilles Rochier 2017 • Courtesy 6 Pieds sous Terre

 

Bien qu’il en doute parfois, Rochier est un véritable auteur et un raconteur d’histoires hors pair. D’ailleurs il écrit avant de dessiner. Ses récits s’inspirent du quotidien et de faits réels mais, avec le dessinateur Daniel Casanave, il a poussé la logique de la circulation de la parole encore plus loin. Ensemble ils ont signé Tu sais ce qu’on raconte…, un album d’une noirceur singulière, remarquable et d’ailleurs remarqué.

“C’était un sacré pari, j’ai trouvé drôle de faire ça. J’avais en tête depuis longtemps de raconter une histoire qui passe par la parole des autres car ici il n’y a pas de héros. L’histoire est racontée par 30 personnes différentes. J’avais envie que l’on voit la médiocrité des gens. Les personnages sont des passe-plats, l’histoire passe d’une main à une autre. Et j’étais très détendu à l’idée que Daniel Cazenave soit au dessin. Je savais que je pouvais lui demander ce que je voulais et qu’il le ferait. Quand je lui ai envoyé mes textes, je n’ai rien spécifié. Je lui ai juste précisé la mise en scène : “là c’est un boucher qui parle, là un fleuriste, ici un cabinet d’architectes, là ce sont des mecs sur un toit…” J’ai fabriqué les profils et il leur a mis des têtes. Par exemple il est allé se renseigner sur le personnage du maire parce qu’il a aussi choisi de dessiner une ville qui existe vraiment : Semur-En-Auxois (Côte-d’Or). Depuis ils nous ont invités, ils veulent même nous offrir les clés de la ville alors que je me fous quand même un peu de la gueule de tout le monde dans ce livre. Mais non, les mecs veulent absolument que l’on vienne. »

L’enfer sur terre

« Sans être prétentieux, ce livre me fait penser à “ Radio Corbeau ” et au cinéma de Chabrol. C’est une sorte de huis clos dans un village ou tu creuses la pensée moyenne de chacun. J’avais adoré le film « Coup de Torchon » car il allait vraiment au plus profond de l’humain. Le cinéma m’a beaucoup nourri. Je me souviens d’un jour où j’avais visionné un reportage mais en accéléré. Une série de portraits m’étaient apparus, c’est ce qui m’a donné l’idée initiale de faire une grande page pour chaque personnage. Mais Daniel a rajouté de la bande dessinée là-dedans, avec de la petite case et de la grande case. Et là, le truc est devenu hyper présentable. Je lui ai envoyé le projet le 15 mai, il m’a dit oui le 15 juin et il m’a rendu les planches le 15 juillet. C’est une brute. Il n’y a eu aucune retouche, aucun coup de tipex, l’éditeur a pris les planches telles quelles. J’aimerais d’ailleurs le sortir un peu plus de ses histoires, car Daniel ne parle que de gens qui sont morts. De Nerval, Alfred Jarry, que des vieux trucs. Donc j’ai envie de sortir son dessin de la naphtaline, lui faire un truc hyper contemporain. J’ai un tout petit peu réussi avec cet album mais pas tant que ça. Quand je lui demande de me dessiner un chef d’entreprise, il me fait Clémenceau alors que les entrepreneurs d’aujourd’hui ce sont des mecs de 35 ans. Donc je lui dit : “non Daniel, il faut que ça sente aussi un peu la pisse…” Alors quand il a fallu dessiner le maire il lui a fait une vraie tête d’édile de droite à papa. Mais ça colle avec l’esprit. Ces villes-là c’est quand même l’enfer sur terre. Quand le bouquin est sorti, ça a été pour moi une vraie surprise de constater l’intérêt des gens alors que je pensais que ça allait passer entre les mailles du filet. Le livre est sélectionné pour le prix des lycéens du festival d’Angoulême ainsi que pour le prix Polar SNCF. De toute façon, le succès ou non d’un livre reste quelque chose de mystérieux. “La Petite Couronne” va marcher mais disons plutôt que ça va “marchouiller”. Parce que c’est un livre qui devient intéressant quand on me connait déjà un peu. Et ça ne me rend pas malheureux.”

Gilles Rochier / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Gilles Rochier / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

 

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