Guillaume Hannoun, architecte et cofondateur de Moon Architectures
Durant la période de mes études d’architecture, pendant les années 1990, j’avais été marqué par un fait majeur de la politique de la ville de cette époque : la démolition des grands ensembles. Je vivais cela comme un « accident du temps » pour reprendre l’expression de l’architecte et philosophe Paul Virilio. Il était effectivement choquant de voir que, d’un côté, on nous enseignait le modernisme flamboyant et tout ce qu’il avait pu apporter à la reconstruction des villes au sortir de chaque guerre mondiale, et, de l’autre côté, on détruisait cet héritage en estimant qu’il ne fonctionnait plus. N’y avait-il pas moyen de le transformer ? De l’adapter ? Comment cet héritage avait-il pu devenir aussi rapidement obsolète ?
« Cette vision figée s’affiche de plus en plus en décalage avec les attentes d’une société en mouvement, une société liquide qui évolue et se recompose en permanence, qui n’offre plus de repères immuables »
À cette période, les préoccupations environnementales étaient seulement le fait de quelques précurseurs inaudibles sur la scène publique. Depuis, les choses ont considérablement évolué et il est impensable aujourd’hui de projeter un quelconque aménagement sans se préoccuper d’enjeux environnementaux. De ce fait, est-il toujours envisageable de continuer à produire de la ville en se basant sur une doctrine, si brillante et contemporaine soit-elle, qui sera probablement déjà obsolète lorsque le projet sera effectivement livré ? Il en est de même à l’échelle du logement. Son plan, son organisation très normée (T3 = 2 chambres, T4 = 3 chambres, etc.) ne laisse que peu de place au mouvement, à l’évolution inhérente à toute vie.
Cette vision figée s’affiche de plus en plus en décalage avec les attentes d’une société en mouvement, une société liquide qui évolue et se recompose en permanence, qui n’offre plus de repères immuables, bref une société de la transition qui valorise non plus la solidité mais plutôt l’adaptabilité. Cette stratégie du roseau paraît de prime abord moins solide face au chêne, mais lui est en réalité bien plus durable lorsque le vent redouble ses efforts et déracine l’orgueilleux chêne. Le roseau lui, plie et s’adapte.
« Il faudrait passer au crash test les conceptions actuelles, notamment lors de la demande de permis de construire, pour justifier que le bâtiment qui sera construit aura la capacité d’évoluer et d’accueillir au moins deux autres usages au cours de sa longue vie »
Cette architecture adaptable, évolutive, transformable voire déplaçable est celle que nous proposons car nous sommes convaincus qu’elle est plus durable. Combien d’écoles démolies, de logements détruits parce qu’ils ne correspondaient plus aux attentes d’une époque ? Combien d’espaces inutilisés, d’appartements trop grands ou trop petits parce que les enfants sont partis ou parce qu’on n’a pas les moyens de déménager ?
Pour accompagner ce processus, il faudrait passer au crash test les conceptions actuelles, notamment lors de la demande de permis de construire, pour justifier que le bâtiment qui sera construit aura la capacité d’évoluer et d’accueillir au moins deux autres usages au cours de sa longue vie. Ainsi, de la même manière que l’on soumet les bâtiments à des calculs complexes pour répondre à des exigences thermiques, aux vents, aux inondations, ou pour justifier de l’utilisation de matériaux biosourcés, nous pourrions de la sorte justifier d’une exigence de résilience, gage de non-démolition future du bâtiment construit.
Ce « Diag Réversibilité », noté de A à E, nous dirait la capacité du bien à muter, à évoluer, à s’adapter aux aléas du temps. Ainsi seraient posées les bases d’une stratégie du roseau, visant, par la capacité à s’adapter, à rendre plus durables les espaces que l’on envisage de construire, qu’il s’agisse de bâtiments ou de quartiers entiers. Mais comment est-ce que cela pourrait fonctionner ? Prenons trois exemples pour illustrer.
À l’échelle d’un bâtiment d’abord : imaginons un projet conçu pour accueillir des petits logements, unicellulaires, soit une pièce par logement à quelques exceptions près. Ce bâtiment répond lors de sa construction à un besoin : loger des personnes seules dans un territoire déjà urbanisé et disposant de peu d’équipements publics. Ces logements doivent être construits rapidement car il y a des enjeux économiques importants derrière : ils serviront à domicilier des travailleurs pour une nouvelle activité qui s’installe dans le secteur.
Il est fort probable qu’une part significative de ces travailleurs finissent par rencontrer quelqu’un, puis par s’installer dans le secteur en fondant une famille. Cela prendra plus ou moins de temps selon les personnes mais il reste plausible, dans ce cadre, d’imaginer que ce bâtiment sera alors obsolète au bout d’un temps relativement court, disons moins de 20 ans (ce qui est très long pour rencontrer quelqu’un mais très court pour amortir un bâtiment). Que fera-t-on de ce bâtiment devenu vide en moins de 20 ans ?
« Un couple ayant acquis un appartement de type T3 dans un immeuble résilient et qui se sépare pourra diviser en deux son logement »
Ainsi, s’il est conçu selon les principes de réversibilité, il sera tout à fait envisageable de l’adapter, de le transformer en logements familiaux par exemple, en regroupant les petits logements, en ajoutant des balcons, un local poussettes, etc.
Autre exemple, à l’échelle d’un logement. Un couple ayant acquis un appartement de type T3 dans un immeuble résilient, c’est-à-dire conçu pour être réversible, vit en couple quelques années dans le logement, puis se sépare. Les ex-conjoints apprécient le quartier, l’immeuble, leurs voisins et aucun des deux ne souhaite partir. Ainsi, dans cet immeuble, ils pourront diviser en deux leur logement et, en fonction de l’apport de chacun, l’un pourra conserver un T1 avec cuisine quand l’autre récupérera un T2 avec salle de bains. Il leur suffira alors de passer commande respectivement d’une salle de bains et d’une cuisine et de monter une cloison séparative entre les deux logements. Ils auront ainsi pu créer, au sein du même bâtiment et sur la même emprise que leur précédent T3, deux logements indépendants car la structure de l’immeuble, la disposition de ces fluides, de ces fenêtres et de ces circulations l’auront rendue possible.
Enfin dernier exemple, celui d’une école publique. Le groupe scolaire flambant neuf, inauguré lors du lancement de la ZAC a été utilisé pendant 10 ans par les enfants des primo-accédants ayant acquis leur premier logement dans ce quartier. Les habitants se sentent bien dans ce quartier, qui offre suffisamment d’espaces verts, d’aménités et des logements évolutifs avec terrasses. Les enfants ayant grandi, ils vont désormais au collège et le groupe scolaire perd chaque année des élèves, n’amortissant plus sa cantine qui produit sur place les repas, chauffant un volume trop grand, etc.
« Un immobilier plus mobile, déplaçable, réemployable et évolutif, c’est-à-dire qui s’adapte à la vie et à ses changements, c’est cela la stratégie du roseau »
Grâce à sa conception réversible et évolutive, et après concertation avec les riverains, ce bâtiment sera donc transformé en médiathèque, accompagné d’une salle polyvalente utilisée par les associations. Au-dessus, il est prévu d’y adjoindre des logements pour financer l’opération. Cependant, le nouvel équipement est beaucoup plus petit que l’ancien groupe scolaire. Cela tombe bien car il manquait des classes dans un autre quartier de la ville ou de l’agglomération en plein développement. Ainsi, la moitié de la surface du groupe scolaire sera déplacée et implantée dans ce nouveau quartier.
Un immobilier plus mobile, déplaçable, réemployable et évolutif, c’est-à-dire qui s’adapte à la vie et à ses changements, c’est cela la stratégie du roseau, souple et adaptable et qui doit devenir un tronc commun au lieu de la stratégie du chêne.
Lire aussi : L’histoire du métro et du Grand Paris Express racontée à la Cité de l’architecture
Lire aussi : J’ai réfléchi à la façon de changer le monde le temps d’une soirée avec des inconnus
Lire aussi : Et si on changeait la société par la conversation ?
Lire aussi : Quatre lieux pour se former à tout âge à l’écologie
Lire aussi : Comment parler d’écologie à Noël sans passer pour un donneur de leçons
21 novembre 2023