Bruno Marzloff, sociologue et auteur en 2014 de Sans bureau fixe (éditions Fyp)
L’immobilité du confinement n’est pas forcément un rêve, mais la mobilité peut se révéler un cauchemar. La viralité du Covid s’est glissée dans la formidable vascularisation de la planète, à toutes les échelles, sur tous les modes et dans tous les lieux de transport – avions, aéroports, gares, trains, bus, marche, etc. – irriguant toutes les concentrations humaines, disséminant une infinité de fronts d’infection. L’intensité des réseaux de transport s’est retournée contre la société. L’immobilité s’est imposée comme son verrou.
Aujourd’hui, le déconfinement cherche dans les transports de manière incertaine sa voie entre immobilité, mobilité et démobilité. Moins de voyageurs, moins de voyages, des voyages moins collectifs, moins motorisés. Équations stupéfiantes à résoudre en écartant dans le même temps le risque automobile. Les spéculations déconfinatoires sont brouillonnes et se concluent sur des contradictions lourdes de conséquences. Ainsi, quand Édouard Philippe le 28 avril explique vouloir « remonter au maximum l’offre de transport urbain », et dans le même temps « faire baisser la demande », nous rompons avec les fondamentaux du productivisme et nous nous interdisons, un temps au moins, ses bénéfices. Pourquoi pas ? Au-delà de ce terme, nous sommes confrontés à une nécessaire rupture de trajectoire : de l’inflation structurelle des trafics carbonés à leur décroissance.
L’exploration de l’équilibre entre mondes d’avant et d’après taraude et traverse tribunes et réflexions. La suite s’écrira dans la démobilité si nous réussissons intelligemment le passage du provisoire au transitoire pérenne. L’alerte pour une décroissance est forte. La mobilité conjuguée à l’urbanisme est une excellente vitrine pour en débattre car des projets s’y mettent en place à une allure jamais vue. Le gouvernement lâchant la bride sur certaines réglementations. Alors ! Croissance ou décroissance ? Provisoire ou transitoire ?
« Pour assurer la déflation de la mobilité, nous sommes condamnés à dépasser la question des transports »
À Bogota, Lima ou Paris des combos inédits de modes de déplacements et des mesures d’étalement des flux transports dans le temps s’épanouissent. Ces mesures sont pourtant insuffisantes pour absorber la demande. Pour assurer la déflation de la mobilité, nous sommes condamnés à dépasser la question des transports – même au-delà des temps de confinement –, puisque ceux-ci n’achemineront qu’une part des flux d’hier et qu’il faut néanmoins assurer production, consommation et pratiques sociales. L’essentiel de la réduction des déplacements procédera donc des pratiques et au premier chef de celles qui découlent du couple entreprise-travailleurs.
Rompant avec un siècle de fordisme et d’automobile triomphante, la démobilité s’est invitée dans la sémantique mais reste en quête de réponses robustes. La réduction des temps de transport domicile/travail est une priorité. Le télétravail n’y suffira pas d’autant qu’il implique le plus souvent un éloignement supplémentaire du domicile. Le succès des téléconférences a prouvé une maturité des rencontres à distance, et pas seulement professionnelles. D’autres formes de relocalisation des entreprises suivront forcément.
La culture a fait sa mue durant le Covid, prouvant que la musique, le cinéma, les animations de rue s’accommodent du « à distance ». La consultation à distance pour la santé ayant percé à l’occasion s’élargira à d’autres usagers et à d’autres activités. Le retour des aménités et des services publics vers les proximités est un front déjà ouvert par les Gilets jaunes qui se conclura par moins de transport. Les gains de mobilité seront là où on ne les a jamais investigués tant la demande d’une décroissance est forte. Une majorité d’entre eux (53%) se déclare favorable à un « rationnement des déplacements », dit l’étude L’Obsoco/Forum Vies Mobiles réalisée début avril sur les effets du Covid. Une histoire inédite des mobilités s’invente jouant d’une gamme ouverte.
« Des trottoirs élargis à la chaussée s’ouvrent sur une autre chorégraphie de la rue »
La mobilisation accélérée des dispositifs cyclables temporaires s’accélère depuis mi-avril, dans et hors des villes, avec la bénédiction du ministère et les soutiens d’instances publique (Ademe et Cerema entre autres). Elle s’étend chaque jour à de nouvelles cités et au-delà, en périphérie. Ce mouvement se prolonge dans la marche. Oakland libère 120 km de rues des voitures. Paris envisage de faire de même sur la rue de Rivoli, déjà doté d’un boulevard cycliste chargé. Une ville apaisée se dessine. Des trottoirs élargis à la chaussée s’ouvrent sur une autre chorégraphie de la rue, se libèrent jusqu’à permettre aux restaurants de déployer leurs tables dans la rue comme à New York. On est curieux des prochaines initiatives et de leur contagion.
Les drôles de termes « urbanisme tactique » ou « transitoire » tentent depuis quelques années d’embrasser cette inventivité dans diverses facettes. On pressent dans ce terme un désir de souplesse et une volonté de ne pas effrayer. Il s’agit moins d’installer un modèle pérenne que d’écarter les dogmes et de chercher une adaptabilité constante. La bonne nouvelle, c’est une stupéfiante coagulation de mobilisations éparses, signant une liberté dans l’aménagement de l’espace public et dans ses pratiques vagabondes. Peut-on s’attendre à ce que ceci perdure dans « le réel d’après » pour apaiser durablement les mobilités ? Là encore, les usagers sont en embuscade. Pour 7% d’entre eux le vélo est un mode principal mais il est l’idéal pour 30% dit l’Observatoire Chronos/L’Obsoco (idem pour la marche, qui constitue le mode principal de 26% des sondés et qui est vue comme le mode de déplacement idéal pour 56% d’entre eux). D’où l’hypothèse à terme d’un quadruplement du trafic, de la flotte et des infrastructures vélo si les conditions sont pleinement remplies.
Mais comment s’extraire du retour en chandelle de l’automobile et d’une vision d’un territoire et d’un quotidien dominée par une voiture qui s’avèrera incapable d’assumer le surcroît de mobilité soliste ? C’est précisément ce qui se passe dans Pékin ou Shangaï déconfinés, avec un retour au « normal d’avant » pour la voiture et une baisse de 50% de la fréquentation des transports publics. Fatalité ? Pour les deux tiers des usagers l’automobile est le mode principal de mouvement. Mais deux tiers de ces derniers, soit 41%, admettent que ce n’est pas le moyen idéal. Cherchez l’erreur ? Le gisement solvable d’usagers est là et on peine à croire que les institutions ne franchissent pas le pas vers le monde d’après. Le gouvernement, du bout des lèvres, accorde 20 millions d’euros au renfort de la politique vélo (dont 50€ pour retaper son vieux clou au rancard).
« La frugalité ne restera certes pas à son niveau Covid mais on parie sans risque sur une baisse des voyages aériens et une progression des modes actifs »
À l’autre bout du spectre, Air France-KLM se voit injecter quelque 7 milliards d’euros du même gouvernement. On peine à comprendre l’ampleur des écarts dans ces arbitrages, au-delà même du bien fondé de l’analyse. La compagnie se voit in fine enjoindre de renoncer à ses lignes intérieures sur les trajets servis par un TGV à 2h30. Le gouvernement concède après s’être fait tordre le bras. L’opinion est passée par là. Elle attend plus. Sans compter que la filière mondiale aérienne entrevoit des centaines de milliards de perte et des années pour retrouver une ligne de flottaison, sans garantie aucune.
Faut-il s’entêter dans ce retour au « réel d’avant » ? Les usagers bougent dans leur tête. Prêts, pour une part significative, à réduire leur consommation, ils en font la preuve. Bruno Le Maire courtisait ces jours-ci les Français dont le bas de laine s’est accru en mars d’un facteur 3 (de 7 milliards d’euros dans une année moyenne à 20 milliards d’euros). Autant qui n’a pas été consommé. Le confinement fait la preuve qu’une démobilité est souhaitable et qu’une déconsommation est possible. La frugalité ne restera certes pas à son niveau Covid mais on parie sans risque sur une baisse des voyages aériens et une progression des modes actifs (marche et vélo).
Une décroissance tranquille des mobilités carbonées est à notre portée, embarquant une majorité d’usagers, mobilisant les acteurs, soulevant d’autres initiatives et prenant appui sur un terreau réactif. Si le milliardaire américain Warren Buffet désinvestit de dizaines de milliards de dollars la filière aérienne, convaincu de son désastre, il rejoint à sa manière la musique du shameflying (la honte de voler) qui bruissait sur les réseaux sociaux. L’éclatante santé de la filière vélo confirme sa pertinence déjà éprouvée lors des grèves. L’attention aux piétons et à la marche souligne l’incontournable accompagnement à l’appétence des nouveaux usages. En effet, rien n’est plus difficile pour un usager que de modifier ses comportements dans un cadre inadéquat. Le destin de la filière automobile est plus incertain. N’oublions pas la prégnance de ses infrastructures sur les pratiques quotidiennes. Les nécessaires subventions publiques à cette industrie se feront-elles sous conditions ? On aimerait le croire… sans trop d’espoir. Pourtant, si la demande est là, faisons en sorte que les arbitrages budgétaires épousent l’exigence d’une mobilité apaisée et d’un territoire résilient.
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4 mai 2020