Tribune publiée le 27 mars 2017 par Richard Delaye-Habermacher, à l’époque directeur général du réseau de laboratoires de recherche Propedia
Il y a plus de dix ans, suite aux « émeutes de 2005 », était créé l’Observatoire économique des banlieues, association ayant pour objet de « faire de la recherche une action citoyenne ». Il se trouve qu’à l’époque, cette démarche était en phase avec une prise de fonction de direction d’un établissement d’enseignement supérieur privé à Saint-Denis, dans le « neuf cube », ce qui nous a permis de mettre en œuvre le projet pédagogique d’une « Business School dans le 93 ».
Pour une fois, une entité « hors de la Cité », au-delà de ce mur d’enceinte représenté par le périphérique, naissait et allait travailler sur ces questions de zones périurbaines sans toutefois occulter la dimension développement de l’employabilité de jeunes ne disposant pas toujours des codes nécessaires pour intégrer le monde du travail dans des conditions équitables. Ceci a été possible grâce à des équipes passionnées et engagées, vivant cette aventure comme un quasi-sacerdoce, des partenariats avec des universités permettant une double diplomation, et donc une reconnaissance académique considérable venant renforcer le dispositif.
S’il peut être considéré comme un véritable marqueur territorial, ce périphérique est également un marqueur social. C’est, du reste ce que nous montre Matthieu Giroud dans ses travaux d’observation d’un quartier populaire de Grenoble, Berriat Saint Bruno. Ce même périphérique qui personnifie la « fracture sociale », concept sur lequel a largement reposé la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Cette délimitation est bien toujours présente et ne cesse de creuser un fossé entre la cité et sa banlieue et d’en diviser les habitants respectifs, et c’est ce qui le rend particulièrement diabolique (du latin diabolus et du grec diabállô, signifiant « celui qui divise » ou « qui désunit » ou encore « qui détruit »). Comme si deux territoires s’opposaient, quand ils ne s’ignorent pas.
Le premier, avec ses prix au mètre carré complexifiant l’accession à la propriété rend, par conséquent, sélective la composition de ses habitants. C’est le lieu des « beaux quartiers », des bâtiments nationaux qui incarnent dans l’esprit de chacun la mémoire du pays, la stabilité des institutions. En quelques mots, la Cité romaine ou encore la Polis des Grecs. Ce parallèle est intéressant lorsque l’on sait que, justement, cette même Polis compte parmi ses caractéristiques une donnée sociale et spatiale et qu’elle est une communauté de citoyens libres et autonomes, civilisés, entendons par là « sociables, courtois et disposant des bonnes manières à l’égard d’autrui » (« cité » vient trouver sa source du latin impérial civilitas).
Le second territoire, communément nommé la banlieue, est quant à lui composé de barres et de tours, construites avec du papier à cigarette en guise de séparation alors que les beaux quartiers bénéficient de la pierre de taille, ce matériau des bâtisseurs de cathédrales et que le baron Haussmann n’hésita pas à dresser en véritable symbole de luxe. Et même si à 5 km de Paris, la banlieue peut s’enorgueillir d’héberger un monument intimement lié au monde des Francs, à l’histoire de France, comme la basilique de Saint-Denis, ce dernier s’efface devant les évènements de violence, quasi quotidiens, relatés dans la presse depuis une dizaine d’années.
« Nous nous trouvons bien en présence d’un espace, l’intra-muros, que l’on peut considérer comme sacré dans lequel évolue une forme d’aristocratie moderne avec ses rites et ses symboles qu’elle garde jalousement, faisant ainsi du banlieusard un profane »
Ce lieu est à rapprocher de celui dans lequel on pouvait être envoyé et désocialisé, mis au ban, à savoir être déclaré indigne de toute considération, privé de ses droits, privilèges et dignité, si l’on refusait de servir le suzerain. En rajoutant au « ban » le « lieu » on retrouve l’anagramme de « lieu banni » ; inutile d’en dire davantage pour admettre que la notion est empreinte d’une connotation plus que négative.
Mais « habiter » un lieu signifie s’approprier ce lieu. « L’appropriation permet la maîtrise de l’espace, autant privé que public, et pose le statut social de l’occupant » dixit l’architecte Nadège Leroux dans Qu’est-ce qu’habiter ?. On imagine bien la difficulté des habitants de ces quartiers à exister et prendre place dans la société au travers de leurs banlieues.
Nous nous trouvons bien en présence d’un espace, l’intra-muros, que l’on peut considérer comme sacré dans lequel évolue une forme d’aristocratie moderne avec ses rites et ses symboles qu’elle garde jalousement, faisant ainsi du « banlieusard » un profane, celui qui reste devant un lieu sacré où il ne peut entrer faute de maîtrise des codes et des normes qui y régissent la vie sociale (éducation, réseaux…).
Du reste, lorsque l’on voit ces mêmes « banlieusards » déambuler en groupe dans les gares parisiennes ou sur les Champs-Élysées, ils donnent l’impression de ne pas être à leur place. Sans doute que l’habillement, le champ lexical, les comportements et attitudes en société participent activement à cette perception qui se rapproche, dans l’esprit de certains, d’une forme de « profanation » (souiller un espace sacré) des « beaux quartiers », comme s’ils étaient « interdits de cité ».
« Initialement lieux de socialisation pour les populations immigrées venues travailler en France, on observe depuis une vingtaine d’années dans les banlieues un mécanisme de fermeture sur elles-mêmes, tout comme le développement des phénomènes d’isolement »
Ceci ne peut nous empêcher de nous référer à l’époque de la dynastie chinoise des Ming et de sa « Cité interdite », alors fermée au peuple, un concept en tout point contraire à l’esprit de notre conception de la République mais qui est malheureusement une réalité chez nous. Ceci illustre parfaitement la théorie de séparation entre l’élite et la masse décrite par Pareto dans son Traité de sociologie générale.
Initialement lieux de socialisation pour les populations immigrées venues travailler en France, on observe depuis une vingtaine d’années dans les banlieues un mécanisme de fermeture sur elles-mêmes, tout comme le développement des phénomènes d’isolement, d’exclusion et de discrimination vécue par les populations pauvres qui y vivent. La disparition des besoins de main-d’œuvre, jusque-là assurée par les populations immigrées, les actes discriminatoires, les taux de chômage qui peuvent être trois fois plus importants que ceux des villes-centres, ont amené les zones périurbaines à une paupérisation qui modifie significativement les habitus tels que l’on peut les entendre traditionnellement.
Pour Manuel Valls, alors premier ministre, on a dépassé la « fracture » de Jacques Chirac. Il va, en s’appuyant sur un rapport alarmant de l’Observatoire national de la politique de la ville, jusqu’à qualifier d’« apartheid social et territorial » le climat qui règne dans les 1500 quartiers identifiés comme prioritaires.
Mais ce qui est encore plus inquiétant, c’est l’apparition de barrières symboliques qui se dressent entre les habitants de ces mêmes territoires, craignant d’être assimilés à une population d’ores et déjà stigmatisée. Une population qui est née française mais qui est toujours considérée comme noire ou arabe, l’ethnicisation opère et force ces derniers à se rassembler autour d’évènements douloureux, de rites et mythes communs qu’ils n’ont pas toujours (voire rarement) connus ou vécus. On peut alors parler d’une forme de scarification transgénérationnelle qui, dans le cas présent, renforce le communautarisme.
Le géographe Robert Escallier évoque ainsi la notion de divorce sociétal et spatial et rappelle que ces « discontinuités territoriales » forment petit à petit des frontières intérieures qui séparent et éloignent les citoyens au sein même des quartiers. Ce sont là de véritables ghettos urbains qui cohabitent, telles des baronnies, chacun possédant ses modalités de fonctionnement, ses codes vestimentaires, son langage.
« Dans l’étude du sociologue Fabien Truong portant sur un lycée du « 9-3 » qui s’étend sur dix années et qui a donné lieu à un ouvrage, on constate que 2 parents sur 10 sont bacheliers »
En 1970, près de 200 000 jeunes sortaient du système éducatif français sans diplôme. Néanmoins, le marché du travail parvenait encore à absorber cette main-d’œuvre non qualifiée, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Obtenir un diplôme est donc devenu un sauf-conduit pour quitter ces zones périurbaines. Malheureusement, les processus de déscolarisation interviennent majoritairement dans les contextes d’inégalités sociales et ces mêmes inégalités touchent davantage les banlieues que les grandes villes auxquelles elles sont rattachées territorialement. Pour l’observatoire des inégalités, les zones urbaines sensibles demeurent, de très loin, les territoires les plus défavorisés de France, où l’on peut atteindre un niveau de pauvreté trois fois supérieur au reste de celui constaté dans le reste de la France.
Or, les spécialistes de l’éducation s’accordent sur l’idée que les parents et leur niveau d’éducation jouent un rôle primordial dans la scolarité des enfants. La dernière enquête de l’OCDE va entièrement dans ce sens en affirmant que « la France est l’un des pays où le milieu social influe le plus sur le niveau scolaire ».
À partir de l’apprentissage de la lecture, ils peuvent relayer les activités de l’école au travers de voyages, de visites de musées ou d’opéras. On comprend donc que des parents diplômés rempliront cette tâche beaucoup plus naturellement et avec une plus grande facilité que les autres.
L’Insee vient renforcer cette hypothèse : « les parents les plus éduqués accordent plus de temps au suivi des études de leurs enfants. Ils sont plus à même de les aider pour leurs devoirs, s’impliquent dans le choix de leur lieu de scolarisation, sont davantage présents au moment du choix de leur orientation et rencontrent plus facilement les enseignants. »
Or, dans l’étude du sociologue Fabien Truong portant sur un lycée du « 9-3 » qui s’étend sur dix années et qui a donné lieu à un ouvrage, on constate que 2 parents sur 10 sont bacheliers et on approcherait sans doute le zéro sans comptabiliser les « bacs professionnels et technologiques ».
C’est sans doute ce qui explique le décalage dans certains environnements périurbains ou cités, où rares sont les solutions alternatives à la démotivation scolaire alors que dans les classes moyennes et supérieures, que l’on retrouvera dans la Cité, une orientation qui peut s’avérer coûteuse vers l’enseignement privé et les cours particuliers peut-être envisagée. Dans un article révélateur de ce propos, Louis Heidsieck se penche sur la localisation des 58 lycées qui affichent 100 % de réussite au Baccalauréat. Les résultats sont étonnants : seulement 6 sont publics (dont 5 à Paris). A Lyon, Marseille ou Toulouse, tous ceux affichant un sans faute sont privés.
« Un ennemi de taille se dresse face aux processus d’éducation des plus jeunes et peut expliquer partiellement l’abandon scolaire dans les quartiers : celui de l’économie souterraine »
Notons, également, que les familles résidant dans les banlieues sont souvent issues du Maghreb et de l’Afrique noire et comptent de nombreux enfants. Voilà encore un facteur impactant significativement la réussite. En effet, plus la fratrie est de grande taille, moins le niveau de diplôme des enfants sera élevé.
Enfin, un ennemi de taille se dresse face aux processus d’éducation des plus jeunes et peut expliquer partiellement l’abandon scolaire dans les quartiers : celui de l’économie souterraine qui représente près de 9,9 % du PIB (204 milliards d’euros) en France. Comment convaincre un jeune « chouffeur » (terme issu de l’arabe repris par les guetteurs au service des dealers) qui peut récolter 100 euros par jour de retourner sur les bancs de l’école alors que certains membres de sa famille ayant suivi des études sont eux au chômage et en situation de précarité ?
En échangeant, lors de nos travaux avec le maire de Sevran (Seine-Saint-Denis), ce dernier nous montrait son inquiétude face à ce business sous-terrain bénéficiant d’un fonctionnement quasi militaire – qu’il s’agisse des modes opératoires comme de l’armement dont les chefs disposeraient.
Bien heureusement, nos quartiers ont du talent, à l’image de Saïd Hammouche, qui a placé plus de 3500 diplômés issus de la diversité dans de grandes entreprises (dont de nombreuses du CAC 40) grâce à son cabinet Mozaïk RH.
Malheureusement, on ne peut constater qu’avec amertume l’absence de débat autour de la question des banlieues dans la campagne présidentielle alors que le problème est bien réel et constitue un enjeu majeur pour les sociétés de demain. Seule la tenaille identitaire dans laquelle ces territoires se sont enfermés, les phénomènes de radicalisation et les violences urbaines qui rythment le quotidien des habitants sont mis en avant.
Comme si, en réalité, chacun trouvait un intérêt à disposer et donc à entretenir des territoires oubliés qui peuvent, à loisir, servir d’intégrateurs négatifs et provoquer un sursaut républicain rassembleur lorsque les faits qui s’y déroulent heurtent l’opinion publique. Un alibi bien utile pour les dirigeants d’une société malade et en perte de sens.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original
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19 avril 2022