Pour commencer, un mea culpa. Éditorialiste au New York Times de 2013 à 2017, je confesse avoir repris dans mes tribunes l’étiquette « Brooklyn de Paris » pour décrire l’évolution de Pantin. J’ai ainsi contribué à coller à la ville dans laquelle je vis une marque devenue vide de sens et qui incarne un style de consommation mondialement banalisé. Car aujourd’hui on trouve des « Brooklyns » partout, que ce soit en Suède, en Angleterre ou en Allemagne. Rien de mieux, paraît-il, que l’étiquette « Brooklyn », symbole de lifestyle branché et de coolitude, pour faire vendre tout ce que l’on veut.
Pantin, avec son histoire bien particulière, mérite pourtant mieux. En s’accrochant à la marque « Brooklyn », on gomme le passé d’une ville à la population ouvrière et immigrée à coups de faux murs en briques et de troquets où l’on consomme bagels, muffins et burgers bio. Ayant vécu à Brooklyn, le vrai, j’atteste que, même là, on en a marre.
À Pantin, l’obsession « Brooklyn » atteint l’absurdité. Il y a deux ans, je fus étonnée de découvrir qu’un promoteur proposait une option de décoration intérieure baptisée « New York » . « Vivez votre style à la new-yorkaise ! Un style tendance et urbain, un esprit résolument “arty”, des matériaux “bruts” post-industriels … », clamait la brochure. Sur le coup, j’ai pouffé de rire, trouvant ridicule l’idée de recréer dans des immeubles en béton l’atmosphère des murs en briques du XIXe siècle des quartiers autrefois artisanaux ou industriels de Soho à Manhattan ou de Dumbo à Brooklyn. Quand on sait qu’un loft arty dans ces quartiers peut se vendre aussi cher qu’un hôtel particulier à Saint-Germain, l’ironie prend toute son ampleur.
Un symbole de gentrification
Mais là où j’ai subi un choc, c’est lorsque j’ai appris que l’un des derniers restaurants ayant ouvert ses portes à Pantin s’appelait « Greenpoint », du nom d’un quartier de Brooklyn gentrifié plus tardivement que Williamsburg, Carroll Gardens ou Park Slope car plus difficile d’accès en transports en commun. Sans surprise, on trouve au menu des muffins, des bagels, des cookies, des soupes et des salades mixtes, soit tout ce qu’un Français associe à la gourmandise branchée américaine.
Je n’ai rien contre ce petit établissement qui vante ses produits « homemade ». Il a certainement de quoi plaire aux jeunes Parisiens qui peuplent de plus en plus le quartier. Mais ce réflexe « Brooklyn » devient un peu trop caricatural. Greenpoint, c’est une histoire, celle des paysans pauvres venus d’Irlande et de Pologne qui y firent construire leurs maisons . Même s’il est vrai que pour établir des ressemblances entre Pantin et Brooklyn, il s’agit bien de chercher du côté de la population immigrée, des cités et de l’histoire ouvrière et manufacturière de la ville. Néanmoins, pour penser Brooklyn, il faut se placer à l’échelle de la Seine-Saint-Denis. Car si l’on compte aujourd’hui quelque 60.000 Pantinois, il y a en face 2,6 millions de Brooklynois. Si Brooklyn était une ville indépendante et non pas un arrondissement de New York, elle serait la quatrième ville des Etats-Unis. Brooklyn s’étend sur une superficie de 242 kilomètres carrés contre un peu plus de 5 kilomètres carrés pour Pantin.
En 2018, New York comptabilisait 3,1 millions d’immigrés, soit 37,8% de la population dont presque un tiers habite Brooklyn. Parcourir Brooklyn, c’est faire le tour du monde. Il y a des quartiers entiers d’Haïtiens, de Juifs ultra-orthodoxes, de Chinois, d’Italiens. Il y a des immigrés d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale, d’Afrique, d’Asie, ainsi qu’un bon nombre des 75.000 Français qui vivent à New York.
Brooklyn, c’est aussi une agglomération divisée entre des habitants très aisés et d’autres parmi les plus pauvres des Etats-Unis. C’est d’ailleurs l’arrondissement de New York avec le plus fort taux de pauvreté. En cela, Brooklyn ressemble bien à Pantin, dont le taux de pauvreté dépasse les 30% selon l’INSEE et ce dans l’un des départements – la Seine-Saint-Denis – les plus pauvres de France.
Un fantasme désuet
Il y a un risque réel que la gentrification de Pantin ne crée une situation qui ressemble au vrai Brooklyn, c’est-à-dire des bobos relativement aisés en quête d’un confort de vie qu’ils ne peuvent pas se payer à Paris intra muros et qui se constituent un cocon branché à l’écart du reste de la population. C’est l’une des raisons pour laquelle il est temps d’inventer un nouveau label pour Pantin qui s’inspire de son histoire et pas de celle de l’Amérique. « Brooklyn » – à la différence de Brooklyn – est devenu has-been comme on dit ici en France. Ancienne Brooklynoise, je n’ai aucune envie de vivre ce fantasme désuet, surtout pas à Pantin.
Il se passe plein de choses ici et je crois vraiment, comme je l’ai écrit dans le New York Times en 2013, que le futur de Paris s’invente aujourd’hui en banlieue. Chaque jour je suis impressionnée par le dynamisme de Pantin et la multiplicité d’initiatives citoyennes, souvent soutenues par la Ville de Pantin ou par la communauté d’agglomérations Est Ensemble. Je pense notamment au café associatif Pas Si Loin aux Quatre-Chemins, à l’association Marché sur l’Eau qui permet aux Pantinois d’acheter des fruits et légumes de producteurs franciliens , à La Réserve des Arts qui s’est spécialisée dans le réemploi des matériaux au profit du monde la culture, ou encore au collectif Soukmachines qui fait revivre les anciens sites industriels à l’image de la Halle Papin.
Au lieu des bagels, des cookies et des burgers, l’Américaine que je suis et qui vit à Pantin rêve d’un espace où les Pantinois pourraient partager leurs traditions culinaires. Cela pourrait se faire sur le modèle des chefs invités à tour de rôle à cuisiner dans la cantine innovante (mais privée) de l’agence de publicité BETC à Pantin ou sur celui du marché Markthalle Neun, que j’ai visité récemment dans le quartier de Kreuzberg à Berlin et qui offre une variété de cuisines d’inspirations aussi diverses que la population de ce quartier d’immigrés.
La créativité que l’on trouve actuellement à Pantin fait que le potentiel d’y créer quelque chose d’original est immense. Alors qui sait, peut-être qu’un jour, dans le monde entier, le terme « nouveau Pantin » servira d’étendard aux quartiers socialement et écologiquement durables qui assurent l’épanouissement de tous leurs habitants.
Mira Kamdar, auteure de quatre livres, travaille actuellement sur un nouveau livre sur sa vie dans le Grand Paris. Mardi 10 septembre à 19h30, elle animera un débat intitulé «Paris au-delà du périphérique» à l’American Library, 10 rue du Général Camou à Paris (7e). Plus d’infos sur americanlibraryinparis.org
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18 février 2019