Vous avez produit des documentaires sur France Culture sur la musique du Maghreb mais aussi sur le Mouvement des travailleurs arabes. Est-ce que ces enquêtes ont constitué comme un prélude à Barbès Blues ?
Hajer Ben Boubaker : Effectivement, cet ouvrage est né de plusieurs recherches autour de la vie culturelle et des luttes des travailleurs maghrébins. En fait, dans mon approche, j’ai toujours adopté un prisme assez local. J’ai grandi dans le 18e arrondissement et j’avais envie d’avoir Paris comme personnage. C’est comme ça qu’a émergé l’idée du livre : comment une communauté s’enracine quelque part et comment elle modèle son environnement.
Ce qui est étonnant dans la forme de votre essai, c’est son lyrisme assumé. Au début de chaque chapitre, vous énumérez les membres du chœur : les personnages qu’on va suivre dans les pages suivantes, les lieux où va se dérouler l’action. Vous marquez des apartés plus personnels par l’usage de l’italique. Pourquoi ce parti pris ?
Ce n’était pas forcément présent au départ. Avec mon éditeur, on était lancés sur l’idée d’un essai classique. Mais je trouve que ce n’est pas ce qui est le plus grand public. Évidemment, je voulais présenter des faits réels, scientifiquement prouvés, mais pas juste sous le prisme de la recherche. Cette forme hybride me permet d’approcher davantage la personnalité des personnes que j’évoque, leur humour, leurs centres d’intérêt. En fait, j’avais beaucoup de mal à me dire que je ne pourrais pas injecter de l’émotionnel. Et je suis partisane d’une forme de récit mélancolique qui parle de l’évolution de la ville, comme de personnes qui ne sont plus mais à qui on peut s’attacher.
Dans votre livre, on découvre que l’un des premiers points d’attache de la communauté maghrébine à Paris est le Quartier latin…
Il faut se rappeler que, jusque dans les années 60, le Quartier latin demeure très ouvrier ! Avant les Maghrébins, c’est déjà une porte d’entrée pour de nombreuses diasporas : les Arméniens, les Russes, les Juifs qui fuient les pogroms… Ce sont des rues populaires, emblématiques du Paris d’avant Haussmann. Les Algériens arrivent après la Première Guerre mondiale et reprennent des cafés, des restaurants, fondent des cabarets. Il y a donc aussi une proposition culturelle très forte. Rue Mouffetard, ils tiennent de nombreux commerces. Si la Grande Mosquée de Paris, inaugurée en 1926, est implantée dans ce quartier, ce n’est évidemment pas dû au hasard. De même, le 15e arrondissement a été aussi pendant longtemps un quartier prisé par la communauté algérienne. Les usines Renault et Citroën ne sont pas loin. Ce qui explique que le centre culturel algérien se trouve encore aujourd’hui rue de la Croix-Nivert.
À quel moment Barbès devient-il l’épicentre de la communauté maghrébine ?
Cela démarre après la Première Guerre mondiale. Le quartier de la Goutte d’Or est, lui aussi, depuis longtemps, un quartier populaire. Il suffit de relire L’Assommoir de Zola pour le constater. La présence à proximité de trois gares favorise aussi cette implantation. Au départ, les Algériens s’installent rue de Chartres et rue de la Charbonnière. Très vite, elles deviennent des artères algériennes, avec des commerces appropriés. Dès les années 40, la police française note d’ailleurs que la population de Barbès double le week-end. En 1948, Jules Ouaki y fonde Tati. On y trouve des disquaires, on peut y boire le thé. Encore aujourd’hui, Barbès conserve cette fonction de lieu de retrouvailles. Il reste un lieu d’accueil. Les harraga – les migrants fraîchement venus du Maghreb – arrivent ici. On peut dire que Barbès a véritablement un ADN algérien. On y compte une quarantaine de nationalités mais les Algériens y sont toujours les plus nombreux. En général, dans tout le Maghreb, sa réputation n’est plus à faire. Parlez de Barbès à un Tunisien ou un Marocain demeuré au pays, il connaît forcément ce nom !
Dans votre livre, vous montrez aussi comment la guerre d’Algérie a imprimé sa marque sur le quartier…
Effectivement, à Barbès, les gens ont véritablement vécu au rythme de cette guerre. On se situait dans un bastion militant avec beaucoup de gens qui contribuaient à l’effort du Front de libération nationale (FLN). Au sein de la Goutte d’Or, il fallait d’ailleurs prendre parti entre les tenants du FLN et ceux du Mouvement national algérien (MNA). On a donc assisté à une répression policière et à une mise sous surveillance des militants. Dans les caves et au commissariat de la Goutte d’Or, il y avait des salles de torture. Le café qui est en couverture de mon livre, appelé le Café d’Oran, avait d’ailleurs été transformé par Maurice Papon – alors secrétaire général de la Préfecture de police de Paris – en salle de torture. Au traumatisme de cette violence quotidienne infligée par la police française s’ajoute donc cette guerre fratricide entre FLN et MNA. C’est dire si l’enjeu mémoriel autour de cet épisode de l’histoire est très vif.
Dans ce livre, on sent qu’il vous importe de montrer une population qui milite, qui est très active culturellement. Vous refusez le récit victimaire qu’on entend parfois de travailleurs résignés, condamnés à la discrétion…
Effectivement, je ne voulais pas de récit victimaire avec des ouvriers qui baissent la tête. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais il ne faudrait pas non plus généraliser. Ces personnes ont lutté dans les usines pour leurs droits, contre les violences policières. En fait, je ne connais personne qui n’ait jamais dit stop, quelle que soit la façon dont il l’ait dit. Cela me semblait intéressant de rendre cela dans le livre. Dire que cette passivité présumée n’est pas un fait historique.
Vous terminez ce livre dans les années 80, au moment où la consommation de drogue et le VIH font des ravages dans les quartiers populaires. Pourquoi ?
Pendant longtemps, je ne savais pas comment j’allais clore le livre. Quand je me penche sur les années 80, je m’attends évidemment à évoquer l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Et puis je parle aux gens et je découvre cet épisode de l’irruption de l’héroïne puis du VIH, dévastateur pour les quartiers populaires. Je comprends que c’est, encore aujourd’hui, un tabou et une souffrance sur lesquels il convient de s’arrêter. Et puis, à côté de ça, j’arrive aussi à une sorte de limite chronologique. La génération suivante est née en France, elle n’a pas la même vie que ses parents, pas la même culture : on est en plein dans l’émergence du rap. Ce n’est donc plus la même histoire, plus le même livre. Par ailleurs, je suis moi-même née en 1990, cela me semblait difficile d’avoir le recul nécessaire sur le sujet.
Vous avez écrit sur Barbès, mais on pourrait imaginer un récit consacré à l’histoire de cette communauté en banlieue…
Effectivement, il y avait beaucoup de militants politiques à Nanterre par exemple. Quand je suis allée à Marseille, on m’a dit : « Pourquoi tu ne t’intéresserais pas à Belzunce ? » Mais ce n’est pas la même chose d’écrire sur sa ville et sur une autre qu’on connaît beaucoup moins bien. La banlieue parisienne et Marseille sont des territoires dont j’appréhende moins bien la réalité. Quelque chose manquerait dans mon récit. Je pense que d’autres pourraient s’en acquitter bien mieux que moi.
Infos pratiques : Barbès Blues, une histoire populaire de l’immigration maghrébine. Par Hajer Ben Boubaker. Éd. du Seuil. 21 €. Plus d’infos sur seuil.com
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26 novembre 2024 - Paris