À l’occasion de ses 10 ans, Enlarge your Paris publie jusqu’à la fin de l’année une série de « Portraits de Grand-Parisiens » qui sont une source d’inspiration et la raison d’être de notre média local.
Le trio de seniors s’arrête un long moment devant la devanture de l’Atelier Grenade, la boutique de Caroline Sabotinov-Tuernal dans le 10e. Que regardent-ils si intensément ? Les boucles d’oreilles « Merry Gouinemas » ? Le porte-clefs frappé de la phrase « Bravo les lesbiennes » ? À moins qu’il ne s’agisse de la broche reproduisant un clitoris ? On ne le saura pas puisque la petite troupe reprend sa marche avant qu’on ait eu le temps de les héler pour leur poser la question.
Ce qu’on sait en revanche, c’est que, après avoir débuté en concevant les chaussettes en bambou Socks Appeal puis avoir lancé une marque Sentier Côtier qui propose de mettre la Bretagne en parfum, Caroline s’installe en 2019 dans son magasin rue du Château d’Eau et débute avec Atelier Grenade la fabrique de bijoux « drôles, féministes et queer », qu’elle conçoit à l’arrière de sa boutique à grand renfort de résine et de paillettes. Pourquoi avoir choisi la grenade comme emblème ? « Parce que c’est un très beau fruit, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il suggère l’abondance, a un goût sucré et astringent à la fois. Et puis la grenade, c’est aussi ce qui met le feu ! »
« L’idée, c’est que mes bijoux se portent aussi bien en manif qu’en soirée ou au boulot »
Il est clair que ses bijoux jettent un pavé dans la mare d’un univers un brin trop policé. On sourit devant le porte-clefs en forme de mug sur lequel est inscrit « Male Tears », moquant ces hommes qui s’estiment victimes de misandrie. Comme devant les boucles d’oreilles « Drama gouine ». Quant à la broche frappée d’un énigmatique « Page 28 », c’est une référence au film de Céline Sciamma Portrait de la jeune fille en feu. « L’idée, c’est que mes bijoux se portent aussi bien en manif qu’en soirée ou au boulot », explique Caroline. Même si, raconte-t-elle, « j’ai des clientes – étrangement toutes avocates – qui me disent que la broche clito, elles ne la porteront pas à leur cabinet… »
Le fameux motif clito se décline en boucles d’oreilles, broche ou porte-clefs, mais aussi en chaussettes. « À 99,99 %, ce sont des femmes qui me les achètent. De tous les âges. Elles me disent qu’elles trouvent ça drôle et beau à la fois. Certaines le comparent à une fleur, un cœur ou même à une queue de baleine. C’est poétique ! » La trentenaire se souvient néanmoins d’un homme qui lui a demandé : « Mais, dans ce cas-là, pourquoi moi je ne porte pas des bites aux oreilles ? » Caroline soupire : « J’ai eu envie de lui répondre « ben réfléchis, en fait ! ». J’ai 37 ans et ai grandi sans aucune représentation de ce qu’est cet organe féminin. Il y a encore 5 ou 10 ans, le sujet n’était même pas évoqué ! »
Des créations qui suscitent la discussion
Et pourtant, il suscite des discussions. Caroline se remémore cette cliente qui travaille à la mairie du 10e et qui lui a expliqué que sa broche avait donné lieu à des conversations auxquelles elle ne se serait jamais attendue avec ses collègues. Il y a aussi cette jeune femme de 25 ans rentrée avec son père sexagénaire dans la boutique et qui désigne la broche à son paternel : « Tu sais ce que c’est, ça, Papa ? » Non, l’homme ne savait pas. S’en est suivie une discussion avec Caroline.
« C’est ce qui est génial par rapport à la vente en ligne, analyse Caroline. En boutique, on voit les gens et on se parle. » Elle pense ainsi à cette maman entrée en trombe dans la boutique alors que la veille, sa fille collégienne, lui avait offert une broche « Maman + Maman ». « Avec ma femme, on a failli chialer », lui confie-t-elle. Ou encore de cette lycéenne qui vient régulièrement à la boutique et lui a expliqué qu’elle n’osait pas faire son coming-out out à ses parents. « Je pense que je lui apporte une parole qu’elle n’a pas dans son quotidien, estime Caroline. Voir une lesbienne qui vit out, cela lui fait sans doute du bien. »
Dans cette boutique de quartier, les bijoux fantaisie cohabitent avec des récits intimes confiés au fil de la journée. Et Caroline ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. « Ma grosse question du moment, c’est quoi proposer aux mecs queer. Je me suis trop focalisée sur les meufs !, rigole-t-elle. Nul doute que, dans le cocon de son atelier, fleurs dans les cheveux et tasse de thé à la main, la jeune femme va laisser infuser de nouvelles trouvailles.
Infos pratiques : Atelier Grenade, 25 bis, rue du Château d’Eau, Paris (10e). Ouvert du mardi au samedi de 11 h à 19 h. Accès : métro Jacques Bonsergent (ligne 5). Plus d’infos et commandes en ligne sur ateliergrenade.com
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23 novembre 2023 - Paris