Société
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1968, l’aube d’une révolution urbaine en Île-de-France

Les Courtillières à Pantin en 1964 - architecte M. Aillaud / © Jean Bruchet
La Grande Borne à Grigny dans les années 60 – architecte Emile Aillaud / © Jean Bruchet

A l'heure où les chantiers liés au Grand Paris poussent de toutes parts, Pierre-Marie Tricaud, urbaniste et paysagiste au sein de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme (IAU), revient sur la révolution urbaine qui a profondément modifié le visage de l'Île-de-France à partir de 1968. Et pour aller plus loin, l'IAU organise ce 24 mai une journée spéciale «L’urbanisme en effervescence : Mai 1968 avant / après».

Pierre-Marie Tricaud, urbaniste et paysagiste au sein de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme

En 2017, on célébrait le bicentenaire de l’ingénieur des ponts et chaussées Adolphe Alphand et le cent-cinquantenaire des plus grandes transformations de l’histoire de Paris intra-muros, qu’il conduisit sous l’égide d’Haussmann. En 2018, le cinquantenaire des événements de mai 68 ramène à une autre époque de bouleversements sociaux et sociétaux.

Comme pour chaque commémoration, la date retenue n’est que l’incarnation emblématique d’une période plus longue. Pour les bouleversements sociétaux, certains historiens placent Mai 68 au cœur d’une période de contestation qui va de la guerre d’Algérie à l’élection de François Mitterrand (Philippe Artières & Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), La Découverte, 2015). Pour les bouleversements sociaux, l’année 1968 est au cœur d’une période qui a changé la région parisienne et tout le territoire français comme jamais auparavant ; cette période qui va de l’après-guerre au premier choc pétrolier est désormais connue comme les « Trente Glorieuses », selon l’expression de Jean Fourastié – d’ailleurs en référence à une autre révolution.

Des chantiers majeurs de part et d’autre du périphérique en construction

1968, au cœur des Trente Glorieuses ? Pour l’économie, elle est plus proche du crépuscule de ces trois décennies de croissance. Pour le paysage, elle est au contraire à l’aube des transformations les plus visibles. Certes, en cette fin des années 60, la reconstruction a effacé les traces de la guerre, les grands ensembles ont absorbé la majeure partie des bidonvilles, mais rien n’est encore achevé. Le réseau autoroutier n’atteint pas encore Lyon et Lille, le boulevard périphérique ne fait pas encore le tour complet de Paris, que le RER ne traverse pas encore. Ce n’est qu’à partir de ce moment et dans la décennie qui suit que la France se hérisse de grues. Paris intra-muros n’échappe pas au mouvement (même si ce n’est pas dans les mêmes proportions que cent ans plus tôt sous Haussmann) avec les voies sur berges, la démolition des Halles, la construction de la tour Montparnasse, du campus de Jussieu et de quelques quartiers de tours (Olympiades, Place des Fêtes, Front de Seine…). Et dès qu’on franchit le périphérique, achevé ou en chantier, la taille des opérations passe de l’échelle du quartier à celle de la ville. En petite couronne, de nouveaux centres émergent à Bobigny, plus encore à Créteil, et surtout à La Défense, qui va détrôner le Triangle d’Or parisien. Plus loin, les cinq villes nouvelles commencent à sortir de terre avec l’ambition de devenir de vraies grandes villes. Les Halles s’installent à Rungis, Roissy accueille le grand aéroport parisien, le Parc de La Courneuve s’apprête à devenir le troisième grand parc péri-urbain après Boulogne et Vincennes. Il faut souligner ce paradoxe que ce n’est pas durant les Trente Glorieuses mais après, en pleine période d’envolée du coût de l’énergie et de montée du chômage, que tous ces chantiers ont été menés à bien.

Car si 1968 est une année charnière (ou au moins une période charnière), c’est entre la conception et la réalisation du projet régional. Ces transformations visibles sont en effet les fruits d’une maturation qui les a précédées d’une bonne dizaine d’années. Paul Delouvrier, « l’Haussmann des faubourgs », a été chargé par De Gaulle de « mettre de l’ordre dans ce merdier » et s’entoure en 1960 d’une équipe pour la première fois pluridisciplinaire d’architectes, urbanistes, ingénieurs, sociologues, qui va concevoir et mettre en forme tous ces grands projets : villes nouvelles, RER, autoroutes, aéroport, bases de loisirs, zones naturelles d’équilibre…

Cette équipe, l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région parisienne (devenue Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France) va mettre en œuvre le premier grand schéma d’aménagement de la région parisienne, le SDAURP en 1965. Elle va aussi s’étoffer, justement autour de 1968, d’une bande de jeunes contestataires fraîchement sortis des universités et écoles des Beaux-Arts en pleine effervescence, et de quelques fortes personnalités (Gerald Hanning, Jean-Pierre Lecoin, Raymond Delavigne) qui sauront enrichir le schéma de 1965, en matière d’environnement et de composition urbaine, pour conduire à celui de 1976. La même équipe va essaimer dans les villes nouvelles et les services départementaux de l’État pour mettre en œuvre localement les projets régionaux, et même exporter son savoir-faire sur la planification des métropoles. Elle va continuer d’être, jusqu’à aujourd’hui  le laboratoire d’idées de la région, imaginant notamment la ceinture verte de l’agglomération parisienne (1976) puis le Plan vert régional (1994), les premiers projets de métro en banlieue (Orbitale, 1989) conduisant au Grand Paris Express, les premières esquisses sur le plateau de Saclay (1990-93).

A voir : L’exposition de photographies de Jean-Claude Gautrand « Paris années 60 » jusqu’au 1er septembre à l’Institut d’aménagement et d’urbanisme à Paris (15e)

La destruction des Halles Baltard à Paris / © Jean-Claude Gautrand
La destruction des Halles Baltard à Paris / © Jean-Claude Gautrand

Une effervescence d’idées, une foi en l’avenir 

Comme la contestation de Mai 68 et des années 60-70 dans le domaine politique, la pensée urbanistique de la même époque a produit le meilleur et le pire : une ville plus fonctionnelle que plaisante, une ville des séparations plus que de la mixité, une ville de l’automobile plus que du piéton ; certes, mais aussi une métropole ayant gardé son rang international, logeant convenablement près de 10 millions d’habitants, leur permettant de s’y déplacer rapidement, leur offrant des espaces verts, boisés et même agricoles comme peu d’agglomérations de cette taille.

Chaque génération tend à être sévère avec la précédente et à croire qu’elle aurait fait mieux. Mais l’histoire de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de l’Île-de-France depuis 50 ans invite à s’appuyer sur ce qu’ont fait nos prédécesseurs pour l’amender plutôt qu’à en faire table rase. En plus d’avoir eu à relever les défis d’une reconstruction, d’un rattrapage et d’une croissance démographique auxquels nous ne faisons plus face aujourd’hui, les années 60 ont aussi eu le mérite de favoriser le bouillonnement d’idées, souvent contradictoires, et témoignent d’une foi commune en l’avenir, que résume le fameux slogan des murs de la Sorbonne : « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! »

Infos pratiques : L’Institut d’aménagement et d’urbanisme organise ce 24 mai une journée spéciale « L’urbanisme en effervescence : Mai 1968 avant / après » de 10h à 17h30, 15 rue Falguière, Paris (15e). Détails et inscription gratuite sur iau-idf.fr

 

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