On ne les compte plus. Squats, friches, artist-run-spaces et autres tiers-lieux culturels sont devenus pléthoriques ces dernières années dans le Grand Paris, contribuant ainsi à abolir la frontière symbolique du périphérique pour toute une génération d’urbains mobiles et curieux. Plus besoin d’aller à l’autre bout du monde pour satisfaire ses envies de découverte. Revers de la médaille, ces lieux qui modifient l’image de villes jusqu’alors dans l’angle mort de la hype entrent dans la ligne de mire des critiques (nombreuses) sur la gentrification – traduisez embourgeoisement – qu’ils sont accusés de renforcer. De Street Press visant le 6b à Saint-Denis à Squat.net prenant à partie le Wonder/Liebert à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), ces lieux sont rendus responsables d’un phénomène bien souvent mal compris.
Car que désigne-t-on sous le vocable « gentrification » ? Rien d’évident lorsque l’on écoute les différents acteurs impliqués. David Georges-François, co-fondateur du collectif MU et de la friche artistique et festive la Station – Gare des Mines porte d’Aubervilliers (18e) s’y essaye : “De mon point de vue, la gentrification désigne l’embourgeoisement des quartiers populaires qui peut s’expliquer par la hausse du foncier. Il est toutefois assez schématique de prétendre qu’un espace culturel qui s’installe dans un quartier populaire va nécessairement le gentrifier« . Pour Rabia Enckell, fondatrice de Promoteur de courtoisie urbaine et consultante pour le 6b, tout est question de dosage. « La question n’est pas de savoir si les friches artistiques accentuent la gentrification puisque de toutes façons le phénomène est naturel. Il faut plutôt se demander comment l’on conserve un équilibre et comment l’on fait en sorte de maintenir une mixité sociale pour ne pas chasser les classes les plus populaires.”
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Les artistes, à la fois gentrifieurs et gentrifiés
La théorie la plus répandue de la gentrification donne une place ambigüe aux artistes, tour à tour gentrifieurs et gentrifiés, acteurs mais aussi instruments et victimes finales. La revalorisation symbolique du quartier à laquelle ils contribuent devient revalorisation économique, et la hausse du foncier les chasse à leur tour. Julien Beller, co-fondateur du 6b fait lui table rase de ces questionnements et reformule les termes du débat. “Il n’y pas d’un côté les artistes et de l’autre les habitants. On habite la ville, on y travaille. Il n’y a pas une dichotomie entre nos lieux et les gens qui sont autour. Le 6b est un espace qui répond à un besoin de se rencontrer et de raconter une autre manière de faire la ville.”
Qu’en est-il toutefois des types de publics qui se retrouvent dans ces friches ? Sont-elles le carré VIP des jeunes Parisiens branchés en mal de sensations ? Olivier Le Gal, autre membre du collectif MU, est lucide quant à la fréquentation de la Station – Gare des Mines. “On n’a pas fait d’étude de public au sens strict mais on n’est pas non plus naïfs. On sait que par le biais des réseaux sociaux on s’adresse déjà à des gens qui font partie de la “classe créative”. On essaye à travers certains événements de toucher d’autres publics comme avec le festival des Solidarités où l’on donne une carte blanche au tissu associatif local. Cela attire des profils complètement différents. De toutes façons, si tu passes ton temps à t’adresser au même public, tu t’ennuies vite”. Même son de cloche chez Juliette Bompoint, directrice de Mains d’Oeuvres, lieu de création à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). “Quand nous sommes arrivés, le maire disait de nous que nous étions des bobos parisiens mais aussi par moment que nous étions les délinquants du quartier. Nous sommes les deux et j’adore cette idée. Nous ne nous positionnons pas sur des typologies sociologiques. Nous sommes juste un lieu ouvert.”
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Les friches, terres de liberté
Ancrées dans leur territoire, les friches culturelles marquent une parenthèse dans la planification urbaine et permettent l’accès à des poches de liberté où peuvent s’épanouir des usages non programmés comme le rappelle Julien Beller. “Quand on fabrique la ville aujourd’hui, il y a toujours des endroits un peu cachés et délaissés. Ce qu’on appelle friche, c’est quelque chose qui bouge. Heureusement d’ailleurs qu’on a ces bouts de ville dans lesquels d’autres choses se passent. Il n’est pas question de laisser aux aménageurs et aux promoteurs la fabrique de la ville parce qu’ils sont sur des logiques qui dysfonctionnent aujourd’hui”.
Mais alors, comment résiste-t-on à la gentrification ? Comment préserve-t-on la mixité ? A quelle échelle peut-on agir ? Si, de l’aveu unanime des porteurs de projets, cela prend du temps, la première chose est de s’ouvrir vers l’extérieur. Pour tisser une relation de confiance avec les habitants, le collectif MU expérimente de nombreux modes de dialogue au sein de la Station. “On a travaillé par exemple avec un centre social. Notre équipement profite également à des associations locales.”
Du coté des artistes du Wonder/Liebert à Bagnolet, on revendique aussi une volonté d’ouverture. “Nous n’avons pas la pression de devoir faire des choses avec le quartier, confie le sculpteur Nelson Pernisco. En revanche, on a des envies, nos voisins ont des envies, ils font partie d’une communauté qui nous intéresse et que l’on a envie de découvrir ; et c’est comme ça que des liens se forment.”
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Le rôle des politiques publiques pour réguler la gentrification
Dans ce processus, la puissance publique a un rôle à jouer, notamment par le biais de la mise en place de dispositifs de régulation. Comme le rappelle Julien Beller, si l’on ne peut stopper la gentrification, on peut du moins l’aiguiller. Les politiques publiques détiennent une certaine marge de manoeuvre dans la définition des règles du jeu sur les territoires. Etienne Delprat, co-fondateur du collectif d’architectes Ya+K le martèle : “Ceux qui sont responsables de la gentrification, ce ne sont pas ceux qui montent les lieux mais ceux qui les intègrent à une vision stratégique beaucoup plus globale.”
A Julien Beller le mot de la fin. “Je pense que c’est un préjugé que d’associer les friches au phénomène d’embourgeoisement. Plutôt que de dire qu’elles participent à la spéculation immobilière et à la valorisation du foncier, j’ai envie d’affirmer le contraire. En revendiquant notre droit à la ville, en allant vers des logiques anti-spéculatives, on fait en sorte de maintenir cette fameuse mixité et de garantir à tous l’accès à la ville de demain.” Un vaste sujet à défricher.
La version longue de cette enquête réalisée par Arnaud Idelon est à lire sur Medium
22 avril 2018