Culture
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« Les friches culturelles sont des utopies concrètes »

Mains d'Oeuvres à Saint-Ouen / © Mains d'Oeuvres
Mains d’Oeuvres à Saint-Ouen / © Mains d’Oeuvres

Elle était menacée de fermeture par la mairie de Saint-Ouen depuis de nombreux mois. La friche Mains d'Oeuvres, qui fut l'une des premières friches culturelles d'Île-de-France, fait l'objet d'une procédure d'expulsion ce 8 octobre. En mars 2018, nous avions rencontré sa fondatrice, Fazette Bordage. Un entretien à lire ou à relire alors qu'un appel à la mobilisation a été lancé.

Entretien réalisé et publié en mars 2018

Qu’est-ce qui fait l’originalité des friches culturelles comme Mains d’Oeuvres par rapport aux centres d’art traditionnels ?

Fazette Bordage : La culture ne doit pas se résumer à un secteur d’activité, c’est une énergie qui inspire l’organisation de nos vies. Selon moi, les “friches culturelles”, terme qui n’existait pas au début des années 2000, sont des utopies concrètes. L’une de mes sources d’inspiration en la matière est l’UfaFabrik de Berlin, d’anciens studios de cinéma qui, depuis 1979, abritent une ferme, une école, une salle de spectacle et une boulangerie. C’est un exemple concret d’une autre façon de penser la ville et de décloisonner les pratiques. Cela fait maintenant plus de 30 ans que je reste persuadée que l’énergie artistique peut revitaliser des espaces industriels abandonnés. Depuis les années 80, j’en ai fait maintes fois l’expérience à l’étranger alors qu’en France, je me suis longtemps sentie seule. J’ai toujours gardé en tête cette phrase de Jean Monet, père spirituel de l’Europe : “Si c’était à refaire, je commencerais par la culture”. S’il ne s’agit pas d’opposer créativité et rentabilité, il faut décider où l’on met le curseur. J’ai constamment recherché une autonomie financière maximale pour tous les lieux que j’ai accompagnés. Ce qui est longtemps apparu comme grossier. Pour autant, l’aspect financier ne doit pas prendre le pas sur tout.  

Existe-t-il une constante entre ces friches ? 

Avec le Confort Moderne, ouvert au début des années 80 à Poitiers, j’ai participé au lancement de l’une des premières friches culturelles de France. Notre souhait était de valoriser autant les coulisses de la création que la scène. D’où le choix d’ouvrir 7 jours sur 7. Nous avons bouleversé les codes et la politique culturelle de l’époque en imaginant un lieu de vie plutôt qu’un centre d’art classique. Par la suite, j’ai vu l’éclosion d’endroits inouïs, comme la Friche la Belle de Mai à Marseille, le Kaapelitehdas à Helsinki, l’Ateneu à Barcelone, Le Metelkova à Ljubljana… Aujourd’hui, ces structures continuent d’évoluer car elles intègrent les habitants et les acteurs locaux. Les choses ne se décrètent pas à l’avance. Il est nécessaire de prendre le temps de les co-construire, et cela ne rentre pas dans la logique institutionnelle traditionnelle. En 1983, nous avons créé le réseau TransEuropeHalles qui a permis de rassembler les friches culturelles indépendantes d’Europe et de montrer que des alternatives étaient possibles. C’est aussi dans cet élan qu’est née la plateforme de ressources en ligne Art Factories

Comment s’est passée la création de Mains d’Oeuvres en 2002 ? 

Passer le périph’ était un sacré défi, rien à voir avec aujourd’hui ! Nous avions en tête cette question du metteur en scène Antoine Vitez : “Les lieux de culture sont-ils des abris ou des édifices ?” Nous avons choisi de concevoir un abri capable de s’adapter à son environnement et aux différents besoins. La modestie du bâtiment industriel dans lequel nous nous sommes installés, ancien centre social et sportif des usines Valeo, correspondait parfaitement à l’identité dont nous rêvions. Nous n’avons jamais prétendu remettre en cause la culture institutionnelle. Il semblait simplement normal d’apporter une alternative. Encore aujourd’hui, nous défendons auprès de la mairie cette conception qui est de faire d’un lieu de culture un lieu de vie, malléable et ouvert à tous. Avec Mains d’Oeuvres, on évite de cantonner la création à quelque chose de purement artistique. La convivialité est au coeur de notre démarche, et ce depuis quinze ans maintenant.

En quoi les friches portent en elles une autre façon de penser l’animation culturelle des villes ?

L’animation d’un territoire doit s’appuyer sur les personnes qui y vivent. Le choix du nom « Mains d’Oeuvres » évoque bien l’idée que chaque habitant est en capacité d’inventer sa vie. Il faut s’emparer de nos existences comme un artiste produit une oeuvre. Le bonheur est politique, on ne doit pas attendre qu’il provienne d’éléments extérieurs. Chacun le porte en soi. La raison d’être de Mains d’Oeuvres est de rassembler habitants et artistes afin de débattre d’enjeux importants de façon créative. Car la plupart des tensions sociales ont un fondement culturel. Nous avons tous un rapport symbolique au monde. Aujourd’hui, on a l’impression que les institutions ont leur vie propre et qu’elles nous imposent leurs lois. Mais nous en sommes à l’origine et avons le pouvoir de changer les règles du jeu. Il suffit d’y croire. La pauvreté est une erreur culturelle, elle n’a rien d’irrémédiable ! J’ai accompagné de nombreux lieux dans l’esprit de Mains d’Oeuvres avec toujours cette croyance forte que la culture peut et doit réparer les bugs de notre société. A l’heure actuelle, je travaille au service culturel de la ville du Havre et c’est intéressant d’insuffler cette vision à l’échelle d’une municipalité, de rassurer les collectivités sur cette nouvelle façon de faire. 

Le bail de Mains d’Oeuvres, que la mairie refuse de renouveler, s’achève en décembre. La pétition de sauvegarde du lieu regroupe déjà 14.000 signataires. Êtes-vous optimiste pour la suite ?

Lorsque le maire a été élu en 2014, l’équipe était consciente de la nécessité de faire évoluer l’offre du lieu pour répondre à la nouvelle politique municipale. Sauf que là il y a un vrai problème de méthode et de respect. L’équipe du maire justifie notre expulsion en nous répétant qu’il n’y a pas de foncier disponible pour agrandir le conservatoire de musique. Juliette lui a présenté le projet d’école de musiques actuelles, inauguré en juin dernier et qui s’inscrit en complément. Mais depuis plusieurs mois le maire a coupé tout contact. Nous entrons dans une bataille juridique car nous estimons légitime de continuer notre action. Nous sommes arrivés légalement dans le bâtiment, il ne peut pas nous virer comme des squatteurs. D’autant que nous proposons  de le racheter. Nous avons entretenu la structure et effectué 4 millions d’euros de travaux. De plus, nous sommes en droit d’être inquiets car le maire ne dit rien de sa politique culturelle pour la ville.

Infos pratiques : Mains d’Oeuvres, 1 rue Charles Garnier, Saint-Ouen (93). L’appel à mobilisation pour le maintien de Mains d’Oeuvres est à retrouver sur Facebook. Une pétition a été mise en ligne sur change.org

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