Lorsqu’ils décident d’ouvrir un nouveau chapitre de leur vie, Marion et Philippe Jacquier sont des producteurs de cinéma accomplis et respectés. Tout va bien et pourtant le couple décide de tout plaquer pour vivre une aventure photographique exclusivement consacrée aux productions anonymes et amateurs. Il y a une quinzaine d’années, ce parent pauvre de la discipline n’est pas un courant véritable. Les collectionneurs qui investissent dans des photos d’anonymes restent rares. Qu’importe, le couple ouvre sa galerie à Montreuil (Seine-Saint-Denis) avec l’envie de produire des expositions thématiques exclusivement nourries à partir de leur fonds, constitué le plus souvent photo après photo.
Dix ans d’enquête
Les images d’amateurs anonymes sont depuis toujours et presque par essence de grandes mémoires oubliées. Elles finissent par jaunir comme de trop vieilles histoires à la parole éteinte. Coincées dans un album de famille à moustaches, entassées dans un coin ou jetées au fond d’une vieille boîte, ce sont justement ces photographies que les Jacquier ont pris la peine d’estimer désirables, talentueuses, saisissantes, historiques, uniques. La particularité de ces tirages, pour la plupart anciens, c’est leur petit format qui nécessite un contact physique et une distance si courte qu’on a presque l’œil posé dessus.
Les petits formats de Lumière des Roses racontent de grandes histoires vues par de petites gens. Les expositions proposées par la galerie prennent un temps qui se mesure souvent en années avant de réussir à rassembler les documents nécessaires. Pour « La Zone », Philippe Jacquier a trouvé sa première photo voilà 10 ans. L’exposition qui vient de s’ouvrir à Montreuil en présente 150 et déroule l’histoire de ces 40.000 personnes refoulées aux portes de Paris qui construisirent les premiers bidonvilles de la région parisienne. Il nous dépeint cette aventure photographique et humaine incroyable.
Philippe Jacquier : “Nos projets d’expositions essaient toujours de partir de nos collections, essentiellement constituées de photos anonymes, tout en faisant appel à la contribution de photographes contemporains dont le travail, en écho aux thèmes que nous souhaitons aborder, nous intéresse. Si cette nouvelle exposition, dédiée à l’histoire de La Zone, peut aider à interroger l’actualité on aura gagné notre pari car il est important de partir de l’Histoire dont ces photos sont les témoins. La Zone ne propose pas de point de vue, elle présente des documents que nous avons mis plusieurs années à rassembler. Nous avons pris beaucoup de soin à les identifier et à les légender afin de pouvoir en montrer la réalité et l’exactitude. C’est le pouvoir extraordinaire de la photographie de montrer les chiffonniers, les gamins dans la rue, les gens qui vont chercher de l’eau dans des témoignages originaux et d’époque. Notre boulot consiste à collecter ces fonds et ces documents, à les rassembler dans un ensemble cohérent pour en montrer l’existence. Et, en invitant deux artistes actuels, Lucile Boiron et Stéphane Goudet, on prolonge le propos pour dire que ça existe encore de nos jours. Nous aurions certainement été incomplets si nous n’avions pas proposer ce double regard. Nous sommes d’ailleurs agréablement surpris de voir de quelle façon tout ce projet résonne chez les gens qui sont encore nombreux à ne pas savoir ce qu’était vraiment la Zone. Ce travail de collecte est long à réaliser car il faut dénicher chaque photo en l’absence d’albums de famille d’ouvriers déjà tout faits, simplement parce que ces gens ne photographiaient pas. La pratique s’est démocratisée après-guerre, dans les années 50.”
Une population estimée à 40.000 habitants en 1926
“La timeline de l’exposition débute aux alentours de 1910, au moment où le gouvernement acte la démolition de l’anneau de fortifications qui entoure Paris depuis près de 60 ans, sur 35 kilomètres de long et 250 mètres de large. Au pied de ces “fortifs”, une zone de terrains sous servitude militaire a été déclarée non constructible. C’est précisément là que les forains viennent installer des roulottes avant l‘arrivée des premiers bidonvilles. En 1926, on estime la population de la Zone à près de 40.000 personnes, soit l’équivalent d’une ville.”
“La Zone fait partie des thèmes que je crois précieux en photographie car ce sont des documents rares et difficiles à trouver. J’ai commencé il y a un peu plus de dix ans avec la toute première photo, dans une démarche plus ouverte liée au thème de la pauvreté. Je voyais des bidonvilles dont les images retenaient mon attention sans que j’arrive à savoir précisément de quoi il s’agissait. Le sujet de la Zone a été relativement peu traité et on a pu préserver l’exposition du pittoresque des photos à la Doisneau de l’après-guerre, alors que la majorité des travaux disponibles étaient généralement associée à une photographie humaniste, souvent tardive.”
Des reportages commandés par le régime de Vichy
“On distingue nettement à partir de 1939 les palissades qui marquent les limites de Paris. C’est le moment où le gouvernement prend la décision d’éradiquer définitivement la Zone. L’exposition présente plusieurs photos issues de cette période. Elles sont particulièrement intéressantes car elles montrent de larges vues panoramiques ainsi que des scènes de rues et des petits métiers. Nous avons découvert l’existence d’un album de quelques-unes de ces photos à la bibliothèque de la Ville de Paris, accompagné de commentaires du gouvernement de Vichy autour de la construction des premiers HBM (habitat à loyer modéré). On voulait reloger des gens qui vivaient souvent avec leurs animaux et dont la plupart préféraient se barrer en grande banlieue ou en province plutôt que d’aller vivre en étages. La Ville de Paris avait le projet d’une grande ceinture verte, un peu à l’image de ce qui existe à la cité universitaire. Il fut rapidement abandonné au profit d’un futur périphérique.”
“Certaines photos des années 30 montrent les premiers HBM qui s’enracinent au pied de la Zone. C’est également le moment où le régime de Vichy commande de nombreux reportages photographiques dans l’objectif est de montrer l’insalubrité des environs du Pré-Saint-Gervais, de Saint-Ouen, de Bagnolet et de Montreuil. Nous avons d’ailleurs dans l’expo une magnifique photographie de 1940 accompagnée d‘une légende au contenu saisissant : ‘Autorisé par la censure… La trop célèbre zone. Cette chaîne de baraquements et de taudis qui entourent Paris et la sépare des faubourgs. Très peuplée elle compte beaucoup d’enfants. Ceux-çi, qui ne furent pas évacués en grande partie, quoique vivants dans ce milieu dépourvu de beauté et d’hygiène, s’adonnent bruyamment à leurs jeux entre deux rangées de barques croulantes et malodorantes. Les bagnes d’enfants vont disparaître, à quand la disparition de la zone’.«
Des bidonvilles aux HLM
“Nous avons décidé d’aller jusqu’au milieu des années 60 avec un reportage réalisé sur le campement du Franc-Moisin, en Seine Saint-Denis. La Zone des fortifs est désormais éradiquée, les grands bidonvilles autour de Paris ont disparu. Pourtant, au moment de la construction du périphérique, une nouvelle main d’œuvre étrangère arrive. À son tour, elle va construire de nouveaux bidonvilles, dont celui de Nanterre qui est l’un des plus connus. Les gros campements comme celui-là disparaîtront définitivement dans les années 70 avec avec la mise en œuvre de la grande politique de logements HLM de Chaban-Delmas et il nous a semblé pertinent et logique de l’associer au propos de l’exposition.”
« La Zone a demandé un travail important afin d’identifier avec exactitude les territoires, les quartiers et les villes. Anne Granier, une jeune chercheuse spécialiste de la Zone, nous a accompagnés pour garantir la précision historique de chaque document présenté. Elle a également produit l’ensemble des textes qui accompagnent les 150 photographies de l’exposition.”
Infos pratiques : Exposition « La Zone » à la galerie Lumière des Roses, 12-14 rue Jean-Jacques Rousseau, Montreuil (93). Jusqu’au 8 décembre. Vernissage samedi 22 et dimanche 23 septembre de 14h00 à 20h00. La galerie est ouverte du mercredi au samedi de 14h00 à 20h00. Entrée libre. Accès : Métro Robespierre Ligne 9 et Métro Bérault Ligne 1. Plus d’infos sur lumieredesroses.com
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21 septembre 2018 - Montreuil