C’est un de ces majestueux hôtels particuliers dont les abords du parc Monceau (8e) ont le secret. Et qu’on aimerait conserver secret, justement. Car au 63 rue de Monceau se trouve ce qui est, pour moi, le plus beau musée de Paris. Pardon Le Louvre, pardon Orsay, pardon tous les autres. Mais voilà : celui-ci a quelque chose en plus. Un truc qui fait que, chaque fois que je le visite, une émotion toute particulière m’envahit. Au musée Nissim-de-Camondo, on a l’impression que les propriétaires de cette splendide demeure sont partis hier. Voire qu’ils continuent d’en hanter les murs. C’est un lieu habité, dans tous les sens du terme.
Retour en arrière : issu d’une fameuse lignée de banquiers de Constantinople, Moïse de Camondo (1860-1935) fait bâtir rue de Monceau à partir de 1911 un hôtel particulier dont la façade s’inspire de celle du Petit Trianon. Un choix logique puisque l’homme est un collectionneur de pièces (mobilier, arts décoratifs…) du XVIIIe siècle. Son but : reconstituer, selon ses mots, « l’intérieur d’une demeure artistique » du siècle des Lumières. Plusieurs raisons motivent cette passion. Tout d’abord, comme le souligne Sophie Le Tarnec, attachée de conservation au musée et co-autrice du livre passionnant Les Camondo ou l’Éclipse d’une fortune (Éd. Babel / Actes Sud), « le XVIIIe, est, comme l’écrit Moïse de Camondo dans son testament, la « période que j’ai aimée entre toutes ». »
L’hommage d’un père à son fils mort au combat
Le fait de collectionner est aussi une affaire de famille. « Cela fait partie de son éducation. Venus des rives du Bosphore, l’oncle et le père de Moïse de Camondo collectionnent dès leur arrivée en France, dans le dernier quart du XIXe. Ce goût répond alors à une logique d’intégration et au besoin de meubler leurs hôtels particuliers. » Enfin, le XVIIIe est alors à la mode. « Redécouvert et exalté par les frères Goncourt, il est devenu l’apanage de l’entourage mondain de Moïse tels les Rothschild, les Ephrussi… puis familial tels les Cahen d’Anvers : c’est ce XVIIIe restauré et restitué au mieux dans son authenticité qui l’inspire et le fascine », éclaire Sophie Le Tarnec.
La construction de l’hôtel particulier s’achève en 1914. Au même moment, le fils de Moïse de Camondo, Nissim, s’engage dans les troupes françaises. Il mourra en 1917 au cours d’un vol de reconnaissance. Dès lors, Moïse de Camondo se recroqueville dans son hôtel particulier, au milieu de ses pièces d’exception. Le lieu, conçu pour recevoir des événements mondains, n’accueille finalement que quelques déjeuners dans l’année. Plutôt que dans la grande salle à manger, Moïse de Camondo prend ses repas en général seul dans la petite pièce attenante qui abrite son magnifique ensemble de vaisselle de Sèvres ornée d’oiseaux. Et décide, par testament, de léguer sa maison et l’ensemble de ses collections au musée des Arts décoratifs : « Désirant perpétuer la mémoire de mon père le comte Nissim de Camondo et celle de mon malheureux fils, le lieutenant pilote aviateur Nissim de Camondo, tombé en combat aérien le 5 septembre 1917, je lègue au musée des Arts décoratifs mon hôtel tel qu’il se comportera au moment de mon décès. Il sera donné à mon hôtel de nom de Nissim de Camondo, nom de mon fils auquel cet hôtel et ses collections étaient destinés. » À quelques conditions : les pièces ne doivent pas être prêtées et les photos de Nissim doivent demeurer là où elles ont été disposées.
« Cette maison-musée est une œuvre d’art totale due au goût d’un seul personnage »
Cette double dimension – collection d’exception et lieu de mémoire – transpire tout au long de la visite. Au rez-de-chaussée, on ne peut que s’extasier devant la splendeur des salles et le raffinement des pièces exposées. Ces dernières témoignent de la quête d’une vie menée par un collectionneur. « Cette maison-musée est une œuvre d’art totale due au goût d’un seul personnage, tant par son cadre qui recrée une époque révolue que par le choix de chaque objet, l’harmonie de l’ensemble, et la modernité de son confort », s’enthousiasme Sophie Le Tarnec. Peinte en vert tilleul, la salle à manger donne sur les jardins et, dans leur prolongement, sur le parc Monceau. On y admire de sublimes pièces d’argenterie. Dans le salon des Huet, outre des panneaux peints par Jean-Baptiste Huet, on trouve un paravent provenant du salon des jeux de Louis XVI à Versailles ou encore des consoles que Camondo a réunies à trente ans d’intervalle. Le Grand Salon abrite, lui, un bonheur-du-jour, délicat bureau recouvert de carreaux de porcelaines peints de fleurs. Le sol est recouvert d’un tapis conçu pour la Grande Galerie du Louvre par la manufacture de la Savonnerie. Et puis il y a cette fameuse petite pièce attenante à la salle-à-manger avec la collection de services Buffon, de la vaisselle de Sèvres ornée d’oiseaux magnifiques dont le nom scientifique est indiqué sur l’envers. C’est la plus modeste mais aussi la plus touchante des pièces du rez-de chaussée haut. Car on imagine Moïse de Camondo, infiniment seul, déjeunant face aux frondaisons du jardin, perdu dans le souvenir de son fils disparu.
Les pièces de l’étage poursuivent ce dévoilement d’une dimension plus personnelle de la famille Camondo. « Personnellement, j’aime beaucoup l’ambiance et les couleurs du salon Bleu, confie Sophie Le Tarnec. Il est éclairé par quatre fenêtres donnant sur le parc Monceau. Moïse l’avait fait réaménager après le départ de sa fille Béatrice en 1924. Il lui servit alors de bureau. Photos de son fils, vues de Paris, aquarelles de Jongkind léguées par son cher cousin Isaac et fauteuils confortables font de cette pièce un lieu intime et chaleureux. » Parmi les autres pièces : la bibliothèque, spécialement conçue en rotonde pour abriter les boiseries en chêne qui l’habillent, et la chambre de Nissim de Camondo, qui regroupe des photos du disparu ainsi qu’un bronze représentant sa sœur Béatrice. Comme le note Sophie Le Tarnec, « chacun peut trouver un intérêt dans cette maison-musée : l’amateur du XVIIIe sera comblé par la qualité de cette collection qui est le fruit d’une somme de connaissance, de coups de cœur, d’un sens aigu des proportions et du raffinement d’un seul homme. L’architecture de cet hôtel conçu au début du XXe siècle pour abriter ces œuvres d’art mais également pour y vivre familialement et confortablement présente aussi beaucoup d’intérêt ; il est un des rares exemples d’une demeure aristocratique de la plaine Monceau conservé dans son intégrité. Enfin, on ne peut qu’être bouleversé par le destin tragique de cette flamboyante et généreuse famille. Le musée est le dernier relais de leur mémoire. »
Un lieu où beauté et tristesse cohabitent
C’est sans doute cet aspect qui me saisit le plus à chaque visite au musée. En effet, Moïse décède en 1935. Béatrice, sa fille, ainsi que son ex-mari et ses deux enfants mourront en déportation. Les Camondo étaient juifs mais, étant donné le legs conséquent de son père à l’État français, sans compter le sacrifice à la guerre de son frère, Béatrice n’imaginait pas être inquiétée par les lois vichystes. Au-delà de la collection, c’est aussi ce que porte en lui le musée Nissim-de-Camondo : le chagrin d’un père et le souvenir de ses enfants disparus. Chaque fois, je ressors imprégnée de l’ambiance si particulière des lieux, où beauté et tristesse cohabitent. Impossible de ne pas se sentir pris au cœur. Et d’en laisser une partie dans cette maison-musée, à laquelle un attachement très fort et presque inexprimable me lie, me poussant à revenir régulièrement. Comme si, à chaque nouvelle visite, j’espérais percer enfin son mystère. Tout en souhaitant secrètement ne pas y parvenir tout à fait…
Infos pratiques : musée Nissim-de-Camondo, 63, rue de Monceau, Paris (8e). Ouvert du mercredi au dimanche de 10 h à 17 h 30. Tarifs : 12 € (plein tarif), gratuit pour les moins de 26 ans. Accès : métro Monceau (ligne 2) ou Villiers (lignes 2 et 3). Plus d’infos sur madparis.fr
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14 novembre 2023 - Paris