Culture
|

Pour un Grand Paris qui fasse rayonner la culture de proximité

Pour le premier anniversaire de la métropole du Grand Paris, nous avons demandé à des Grand-Parisiens de partager, tout au long du mois de janvier, leur vision de ce Paris élargi. Place cette semaine à l'équipe du Studio Théâtre de Stains, qui a fait de la démocratisation de la culture son cheval de bataille.

Théâtre / © Exile on Ontario St - Flickr

 

L’équipe du Studio Théâtre de Stains, en Seine-Saint-Denis

Notre lettre ouverte aux intellectuels de la politique, de la presse et du monde culturel, publiée en novembre dernier, dressait un panorama des lieux de création situés au ban de l’institution, à des lieues. Elle se terminait par l’évocation du vœu de Montesquieu, pour 2017 : dans le cercle culturel élargi, tous les rayons seraient enfin égaux en droits. Ce n’est pas seulement un défi mais un enjeu majeur qui souligne une nécessaire mutation.

Studio Théâtre de Stains / © Benoite FANTON

 

Durant des décennies, le ministère de la Culture a favorisé l’implantation de Centres dramatiques et autres scènes institutionnalisées en les dotant d’un budget de fonctionnement, au préjudice des autres acteurs culturels, pourtant plus nombreux. Nous dûmes résister âprement ayant, pour ce qui nous concerne, frôlé la disparition en 2012, sans autre forme de procès – tout en investissant et aménageant des sites tombés en désuétude : ferme, fabrique, lavoir, bagne… Mémoire, urbaine et rurale d’un département, d’une région, effigies pétrifiées de notre passé dont nous percevions les appels, les souvenances et les nécessaires intégrations.

A Stains, une ancienne baraque foraine, convertie en cinéma, est devenue un Studio Théâtre, et, juste en face, les ruines du Château de la Motte ornent la façade de la nouvelle médiathèque. L’urbanisme devenant, au fil des ans, un musée vivant à ciel ouvert. Les murs parlent.

 

La proximité pour raison d’être

Néanmoins, implantation ne signifie pas repli, bien au contraire. Agis dans ton lieu et pense avec le monde (Edouard Glissant), telle est notre devise, inscrite sur les murs de notre théâtre. Un théâtre de proximité résolument contemporain, politique et optimiste qui accueille le public dans sa plus grande diversité, en élargissant notre action au-delà de la ville, de la région et même du pays. Et ça marche ! C’est pour cette raison que depuis 1984 nous luttons pour être rattachés au mouvement national. C’est notre principale et légitime revendication. Exister, c’est résister.

Le Théâtre du Soleil peut, bien entendu, aller en Inde et réfléchir avec toute une équipe pour essayer de raconter aujourd’hui le chaos d’un monde devenu incompréhensible. Mais ne croyez-vous pas que c’est dans le chaudron, en banlieue, qu’il conviendrait, également, d’entrer en scène ? Et tout deviendrait compréhensible. Penser global, on peut le faire de n’importe quel coin du globe ; mais agir local ? Vers où se diriger ?

La culture, et notamment la création – pierre angulaire de notre action – est un des facteurs de la cohésion sociale. Nous touchons et sensibilisons le public à partir de nos créations ; elles sont empreintes de la parole vivante et de la mémoire des gens qui se croisent ou se mêlent aux textes classiques (Racine, Goldoni, Molière, Marivaux …) et contemporains (Sartre, Azama, Kacimi). Ce compagnonnage entre passé et présent, artistes et public, favorise une harmonisation, une éthique laïque, malgré nos différences et nos origines.

Au début des années 1990, en même temps que nous nous installions dans l’ancien cinéma, après six années de résidence au théâtre municipal, paraissait le livre de Pierre Bourdieu et de son équipe La misère du monde. Le sociologue nous accorda les droits et France parle fut créé sur la nouvelle scène du Studio Théâtre. Bourdieu vit le spectacle ainsi que plusieurs membres de son équipe et ils furent surpris par la théâtralisation de la parole vivante, sa poétique, trouvant les personnages interprétés par les comédiens «plus vrais que les vrais».

A lire : Les métropoles cultivent la culture

Spectacle «France parle» au Studio Théâtre de Stains / © Studio Théâtre de Stains

 

Autre effet de surprise : dans le livre, les gens sont séparés ; sur scène, les personnages étaient tous présent, ensemble. Du coup les voix se mélangeaient, se répondaient au lieu d’être parallèles.

L’ association Femmes dans la cité, qui regroupe plus de huit cents adhérentes de 48 ethnies différentes, vint voir le spectacle et nous offrit un livre, recueil de leurs témoignages relatant leur arrivée en France, les difficultés d’adaptation, le choc des us et des cultures. Edité à compte d’auteur, elles espéraient une diffusion en librairie, mais le livre est resté enfermé dans un placard. On l’a ouvert sur un plateau. L’engouement reçu à Stains permit ensuite à Féminin Plurielle(s) de rayonner dans le département et le territoire national. Un projet en amène un autre. Il n’est jamais isolé.

A lire : Le Grand Paris est un fête

Spectacle «Féminin Plurielle(s)» au Studio Théâtre de Stains / © Studio Théâtre de Stains

 

Un public en perpétuel renouvellement

Notre public n’est pas à l’identique et se renouvelle sans cesse et sans exclusive. Nous avons choisi Les Vilains de Ruzzante, un auteur padouan du XVe siècle. Devant notre théâtre marginait, tous les soirs, un groupe de jeunes. C’était surréaliste ! Nous mettions en scène une pièce du XVe siècle pour parler de la condition de la jeunesse de cette époque et, tels des personnages en quête d‘auteur, ils débarquèrent devant notre théâtre.

Nous avons mis en place un atelier d’écriture et, ensemble, nous avons réécrit et adapté une partie de la pièce. Elle se situait désormais sur deux niveaux : le premier, à l’avant-scène, ancré sur la réalité, les jeunes de Stains ; et, le second, vers le lointain, théâtralisé, Les Vilains de Ruzzante, immuables. Le théâtre dans le théâtre. Ces jeunes sont devenus durablement nos partenaires et les trois espaces – la ville, la salle, la scène – n’en firent plus qu’un.

Avec Andromaque de Racine, nous portons les créations hors les murs en mettant en scène la parole du poète dans l’église de la ville. L’entreprise nous semblait doublement difficile et passionnante : confronter le cultuel au culturel, d’une part, et, d’autre part, représenter une pièce en alexandrins. Les débats portèrent sur tous les thèmes actuels : violence faite aux femmes, intégration… Andromaque nous interpelle depuis des siècles, nous tient le même discours – son protocole obsessionnel – non pour se plaindre, attiser des haines, fomenter une vengeance, mais pour témoigner des horreurs de la guerre et nous montrer la seule voie qui peut nous sortir de la Tragédie : une attitude basée sur l’acceptation de l’autre et de ses différences.

Hors les murs aussi, nos actions culturelles et de formation se développent et favorisent l’échange participatif. Ainsi, à la Faculté de Paris 8, nous avons travaillé sur un texte qu’un étudiant nous a apporté J’espérons que je m’en sortira, best seller de Marcello d’Orta. Il s’agissait de témoignages terribles d’enfants de la banlieue de Naples, vingt ans avant l’Amie prodigieuse.

 

Un théâtre en action

Au fil des années, développant notre implantation, nous créons le Festival annuel du Jeune théâtre ainsi que notre Festival des Chantiers créatifs, incubateurs de talents. Le théâtre s’ouvre sur la ville et au-delà. Les projets, les partenariats, les résidences se multiplient. Jeunes, enseignants, associations de chômeurs, assistantes sociales, plus de 20 ateliers hebdomadaires.

Poursuivant notre démarche ethnoscénographique qui consiste depuis des décennies à impliquer le public dans la genèse de la future création théâtrale, depuis un an nous sillonnons la ville avec notre Caravane des rêves à la rencontre des habitants pour créer « Rêver peut-être » en mars 2017.

Deux axes, deux questions ont dirigé nos entretiens : « A quoi vous avez rêvé ? » ; « A quoi vous rêvez ? » Là où on croyait recueillir des vœux personnels, voire égoïstes, le principal souhait fut celui d’appartenir à une même communauté et d’y vivre en paix. Les paroles les plus simples, émanant souvent d’un milieu modeste et dévalorisé où se concentrent les plus grandes difficultés sociales, engendrent de vrais joyaux, sertis de propositions lucides et assorties d’une analyse, une relation au monde, pragmatique et généreuse qui colore et positive notre avenir plus efficacement que tous les discours de propagande populiste et les théories des experts en sociopolitique, pourtant brillantes mais qui nous paraissent abstraites car elles nous parlent à longueur d’antenne, sans concertation et partage d’idées, du pourquoi « ça va pas », sans formuler et surtout mettre en oeuvre ensemble le comment faire pour que « ça aille mieux ».

A lire : L’art comme fil rouge du Grand Paris

Spectacle «Les émigrés» au Studio Théâtre de Stains / © Studio Théâtre de Stains

 

Notre rêve de la démocratisation culturelle, à Stains, n’est pas une utopie. C’est une réalité partagée par de nombreux lieux en France. La décentralisation, après 70 ans d’existence, au lieu d’user de son influence pour inclure tous ces lieux intermédiaires, émergents, de proximité, a entretenu une ségrégation culturelle, un apartheid, c’est à dire l’expression institutionnelle d’une idéologie dominante, qui atteint son apogée à Avignon où cette séparation est clairement affichée et admise par la doxa intellectuelle (politique et médiatique) en IN et OFF et, ainsi, souligne et accentue les inégalités entre deux théâtres, deux économies, deux cultures, deux sociétés.

A lire : «Le Grand Paris Express va dessiner un chemin de l’art»

Le plus grand théâtre du monde, qui dénonce de telles disparités sur ses scènes, les accepte à l’extérieur, dans les rues de la cité et au-delà. Il s’émeut sur les idées et rejette les faits. Comme si les héritiers les Droits de l’Homme, si rigoureux envers tous les pays de la planète pour leur application, étaient dispensés de le faire continûment sur leur sol. Touchent à cette forme de pensée toutes les exclusions : Ceci est bon, ceci ne l’est pas, ôtez-vous de là ! (Montaigne) toutes les misères, la plus grande étant la misère spirituelle, cette absence d’amour intellectuel, de curiosité, qui arase tout.

Une organisation culturelle « juste » repose nécessairement sur un pacte garantissant l’égalité de droits dans tous les secteurs de la vie artistique, notamment celui de la création. Ce principe fondamental ne saurait favoriser un groupe particulier, comme la création de Compagnies nationales, sans nuire à l’intérêt général, seul objectif du contrat culturel et social. Cet acte d’autorité dans notre microcosme est la fidèle représentation de la fracture du macrocosme dont souffre notre société, et qui génère tant de drames et de tragédies.

A lire : Quel Grand Paris de la culture ?

Le travail théâtral, qui se développe autour de la création dans les lieux de proximité, ces îlots de résistance, mérite la même considération et les mêmes droits qu’un CDN. C’est une œuvre de salut public que nous souhaitons voir se réaliser car ces deux formes ne sont nullement antagonistes, et, loin de s’opposer, elles ne peuvent que s’enrichir mutuellement et refléter un panorama culturel diversifié qui correspond à la réalité sociale de notre pays, pour le profit du plus grand nombre de spectateurs-citoyens.

D’où la nécessité d’un contre-pouvoir médiatique. Il pourrait amener une reconsidération de la loi d’orientation et de programmation, abandonnée durant ces cinq dernières années, où la création dans sa diversité et parité, indispensable à toute action culturelle, quelles que soient les villes et les lieux, serait reconnue comme un droit pérenne et non conjoncturel. Ce qui amènerait la conversion du regard sur la réalité culturelle de lieux non institutionnalisés, la qualité et la diversité de leurs spectacles, afin de porter sur Yvetot un regard que l’on accorde plus volontiers à Constantinople.

Y-a-t-il une tâche plus urgente ?

 

A lire également les autres tribunes publiées à l’occasion du premier anniversaire de la métropole du Grand Paris :

Pour un Grand Paris ploufable

Pour un Grand Paris qui joue collectif 

Le Grand Paris, une cocotte-minute à imaginaires