Culture
|

Écrire la nature sert-il encore à quelque chose ?

La rivière du Croult du côté de Gonesse dans le Val-d'Oise / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
La rivière du Croult du côté de Gonesse dans le Val-d’Oise / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris

Dans le cadre du Randopolitain, organisé par Enlarge your Paris avec Transilien SNCF et la Fédération française de la randonnée pédestre en Île-de-France, la botaniste et docteure en littérature Marianne Roussier du Lac s'est intéressée à l'imaginaire de la nature construit à travers les siècles par les écrivains, et aujourd'hui mis à mal par le réchauffement climatique.


Par Marianne Roussier du Lac, botaniste et docteure en littérature

Notre sentiment de la nature hérité des poètes, peintres, écrivains et penseurs qui nous l’ont forgé est-il soluble dans la crise de l’anthropocène ?  L’« archipel des certitudes », pour reprendre la belle expression de Philippe Descola, construit par la pensée des Lumières et le mouvement romantique, puis consolidé par le développement de l’anthropologie assez solidement pour nous offrir jusqu’à il y a peu tant de repères, est-il en train de s’effondrer lentement, à l’image de certains îlots des Tropiques, tandis que les eaux qui montent engloutissent poèmes appris en classe, souvenirs de l’oral du bac, tableaux iconiques et lectures initiatiques ?

À quoi ressemblerait le petit monde champêtre de Jean de La Fontaine, la verte campagne de Lamartine, l’océan de Hugo, la forêt de l’anthropologue Maurice Genevoix, le pré de Francis Ponge et le bleu de l’été des Compagnons de la chanson, si quelque sortilège envoyait dans les couloirs du temps les auteurs de tant d’hymnes à la douce et immuable nature de leur époque pour les confronter à l’ère de l’anthropocène ? L’ombre baignée de rayons des sous-bois de Corot et Daubigny garderait-elle sa profondeur, la ramure des chênes de Courbet nous comblerait-elle encore de sa paisible profusion végétale ? Flaubert, lorsqu’il promène à Fontainebleau les personnages de l’Éducation sentimentale, pourrait-il encore leur prêter les mêmes émotions devant la beauté mystérieuse de la forêt ? Et des observateurs hypersensibles de la couleur du temps pendant les premières décennies du XXe siècle, tels que Proust ou Colette, comment réagiraient-ils à l’orange et au rouge des bulletins météo de maintenant, aux alertes canicule, sécheresse, orage et autres phénomènes extrêmes devenus presque banals ?

Ainsi la relecture de la Rêverie de Nouvel An, écrite il y a 115 ans, où Colette « chronique » la neige étincelante sur les « fortifs » parisiennes qu’elle arpente avec sa chienne, autant que celle de l’adieu nostalgique à l’été lancé, quelque part entre 1840 et 1860, par un Victor Hugo mécontent de devoir fermer ses fenêtres à l’air soudain rafraîchi :

« L’aube est moins claire, l’air moins chaud, le ciel moins pur ;

Le soir brumeux ternit les astres de l’azur.

Les longs jours sont passés ; les mois charmants finissent.

Hélas … »

Hélas, oui, ces relectures, par un soir de septembre où l’on flirte encore avec les 30° à l’ombre à 19 heures, par un jour de janvier trop attiédi par une remontée d’air saharien, auraient tendance à me plonger dans un exil météorologique, avec la sensation de vivre constamment hors saison.

« Nous ne sommes pas faits pour vivre devant des écrans »

Cette littérature, qui a baigné nos années scolaires et au-delà, certains lui reprochent de nous avoir aveuglés sur notre véritable place au sein des autres espèces et d’avoir été trop longuement anthropocentrée. Enrochée sur des certitudes aujourd’hui balayées par les avancées décisives de la pensée contemporaine du vivant, elle nous aurait assis trop à l’aise à des places privilégiées de maîtres et possesseurs, nous offrant ainsi, comme au Wanderer dominant la mer de nuages du tableau de Caspar David Friedrich, une position surplombante aussi confortable qu’illusoire, sans rien produire qui soit capable de l’interroger. Rien, vraiment ?

En réalité, l’obsolescence que l’on voudrait parfois programmer comme seul destin au romantisme et à ses nombreux et si divers héritiers, est une idée reçue contre laquelle il faut lutter. L’archipel des œuvres est aussi vaste et enchevêtré que la nature qu’elles racontent. Leur ténébreuse et profonde complexité recèle bien des ressources où notre éco-sensibilité actuelle s’enracine et se nourrit. Ainsi, devant les destructions infligées à la planète par la cupidité humaine, il nous vient à la bouche la mise en garde animiste exprimée par Nerval dans ses Vers dorés :

« À la matière même un verbe est attaché,

Ne la fais pas servir à quelque usage impie. »

Notre fantasme contemporain de reconnexion au vivant comme à un grand tout qui soignerait nos manques, nous le retrouvons dans le panthéisme de Victor Hugo pour qui « tout vit, tout est plein d’âmes ». Et, avec l’aphorisme de Rousseau – « exister pour nous, c’est sentir » –, nous avons la confirmation que nous ne sommes pas faits pour vivre devant des écrans. Donc, bien loin de l’imposer sans discernement, les œuvres s’émancipent de la pensée dualiste dominante et offrent tant de fenêtres pour échapper à son contrôle qu’une vie de lecteur ne suffit pas à les ouvrir toutes. Il est donc absurde de leur faire porter la responsabilité de la crise écologique que nous affrontons aujourd’hui.

« L’attachement à la nature sauvage nous empêcherait d’accorder notre attention et notre empathie aux espaces anthropisés et à la biodiversité ordinaire où nous évoluons au quotidien »

Le nature writing [Né aux États-Unis au XIXe siècle, le nature writing est un genre littéraire qui place la nature au cœur de ses préoccupations et invite à questionner la place que l’homme y occupe, Ndlr], depuis ses précurseurs américains jusqu’à la belle production du genre littéraire aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique, met en scène une nature séparée de la sphère humaine, fascinante avec ses lieux-limites : la montagne, la forêt, le grand Nord, les « chemins noirs » suivis par Sylvain Tesson, et ce « quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage » jadis appelé de ses vœux par Diderot.

Là encore, un mauvais procès lui fait grief d’entretenir le grand partage moderne entre nature et culture qui serait à l’origine de tous nos maux, et corrélativement le fantasme d’une nature sauvage, intouchée et introuvable dans la vraie vie, de sorte qu’il vaut mieux renoncer à utiliser ce mot. L’attachement à la nature sauvage nous empêcherait d’accorder notre attention et notre empathie aux espaces anthropisés et à la biodiversité ordinaire où nous évoluons au quotidien, et dans lesquels nous ne verrions que des lieux de nature dégradée sans statut, sans existence. Si c’est le cas, cela montre bien l’emprise du dualisme séparatiste sur nos esprits incapables de raisonner inclusivement.

Comme le rappelle la philosophe de la nature Virginie Maris, il persiste à exister une part non domestiquée du monde, et ce n’est pas seulement une affaire de parcs nationaux et de grands espaces inviolés. Des processus biologiques échappent à notre contrôle et peuvent dynamiter nos structures de vie ; nous en avons eu récemment une preuve magistrale, car en réalité le sauvage pénètre tout : « C’est le petit campagnol dans les maïs, les pissenlits qui traversent le bitume et le faucon crécerelle qui niche au sommet de Notre-Dame. C’est peut-être aussi une part de nous-mêmes. »

Garder en mémoire l’idée d’une nature extérieure à notre empire permet d’en mesurer les limites, et aussi d’éviter le syndrome de la référence glissante par lequel nous risquons de nous habituer au désastre environnemental permanent en oubliant au fur et à mesure les espèces qui disparaissent. Merci aux écrivains et aux artistes qui ont raconté l’alouette et montré le chardonneret, grâce à qui nous connaissons la baleine blanche et nous souvenons des hêtres énormes et si creux qu’on a pu dissimuler des cadavres à l’intérieur…

Ces scènes naturalistes tour à tour charmantes et terrifiantes sorties des pages des livres ou surgies au détour d’un parcours muséal, cessons de les voir seulement comme les images d’un album éco-vintage entretenant notre mélancolie solastalgique [la solastalgie, proche de l’éco-anxiété, est une forme de souffrance psychique causée par les changements environnementaux passés, actuels ou attendus, en particulier concernant la destruction des écosystèmes et de la biodiversité, Ndlr]. Elles sont en effet bien davantage un précieux recours contre la docilité teintée de désespoir qui peut nous conduire à accepter l’idée d’une improbable « adaptation » à un futur inhabitable pour nous.

Grâce à elles, éclipsant l’horizon écocidaire qu’un modèle de développement qui peine à acter son échec s’obstine à vouloir nous assigner, c’est toute la puissance continue de la vie qui redessine ses contours et ses couleurs, c’est tout le peuple des présences sensibles indispensables à notre survie qui nous appelle, nous touche et s’inscrit dans notre mémoire. Fréquenter ces œuvres inspirées par le sentiment de nature, c’est, bien sûr, prendre le risque d’être confrontés au sentiment de perte, mais c’est aussi se donner une chance de rencontrer, en nous-mêmes, la clairvoyance, la colère, le courage qui nous décideront à rompre avec des logiques mortifères et à faire notre part de l’action en faveur du vivant.

Lire aussi : Le Randopolitain, 100 randos jusqu’aux JO

Lire aussi : Le peuple des marcheurs du Grand Paris, de la marche des femmes de 1789 au marathon de 2024

Lire aussi : Quand marcher devient une fête