Culture
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Dominique Cabrera, cinéaste d’une banlieue ordinaire

Dans la cadre du festival Côté Court, le Ciné 104 (Pantin, 93) présente samedi 10 juin cinq courts métrages de Dominique Cabrera. Pour l'occasion, la Montreuilloise revient sur son parcours et son amour d'un cinéma qui n'oublie personne.

Dominique Cabrera / DR

 

Les Césars ont mis la banlieue à l’honneur en primant Divines et Vers la tendresse. Quels sont les films qui pour vous évoquent avec le plus de sincérité la vie en banlieue ou qui vous ont marquée ?

Dominique Cabrera  : Quand j’étais enfant et adolescente, je ne connaissais pas de romans ni de films qui auraient eu pour cadre une réalité sociale proche de la mienne, ça n’existait tout simplement pas ni dans la culture du lycée ni dans les livres et les films dont je me nourrissais au dehors. Je ne savais pas où chercher, je n’avais d’ailleurs pas l’idée de chercher. Il y a eu cependant de temps en temps des croisements fulgurants. Je me souviens par exemple d’avoir vu dans un ciné-club La coupe à dix francs de Philippe Condroyer. Je m’en souviens comme d’une révélation, le cinéma pouvait rendre compte avec justesse et une poésie aiguë d’une vie adolescente dominée et révoltée à laquelle je pouvais m’identifier. Il y a aussi le film d’Edouard Luntz, Les coeurs verts, d’un romantisme et d’une intelligence sociale hors du commun qui est passé en moi comme un météore, trop vite presque pour que je puisse le savourer. Au fond, ce qui était peut-être paradoxalement le plus familier, c’était les films de John Ford. Il y avait de l’espace, des cabanes, des feux de camps précaires dans les prairies et les bois, des sentiments simples et déchirants, je m’y sentais à l’aise, loin de la petite bourgeoisie française. 

Je me souviens d’avoir découvert ensuite Rohmer avec passion pour les présences, les visages et les coeurs magnifiques, les méandres sentimentales mais surtout peut-être la précision sociologique extraordinaire, qui me frappe à chaque nouvelle vision. On est en plein dans la vie concrète. C’est le cas par exemple dans Le Rayon vert, la chambre de bonne de Marie Rivière, employée de bureau, sa manière d’être et de parler, la vérité des parlers, des manières et des habitats de tous ceux qu’elle rencontre. Je pense aussi à La femme de l’aviateur avec le personnage si vrai et poétique du jeune postier. Le personnage de Béatrice Romand dans Le genou de Claire c’était moi, perdue, ambivalente et désirante dans un autre milieu dont elle s’efforce d’être adoptée. Dans la banlieue des grands ensembles modernes qui sert de cadre aux  Nuits de la pleine lune, Pascale Ogier c’était celle que je voulais devenir, une jeune urbaine à l’aise et libre.  Il y a eu aussi et d’une façon souveraine Maurice Pialat. D’abord L’amour existe, ode à la banlieue et à une autre banlieue, celle de la vie. Ses films ont été et sont restés ma boussole intime pour toujours. L’enfance nue, La gueule ouverte, Nous ne vieillirons pas ensemble par exemple sont tellement exacts dans les sentiments, les gestes, les paroles, tellement vivants qu’il n’y a rien à en dire pour moi aujourd’hui. Respect. 

 

 

Pourquoi filmez vous de manière si récurrente en banlieue ? Est-ce le hasard ? Quelles sont les circonstances du tournage de votre premier film, qui sera montré mardi ?

Je viens de là. Des quartiers populaires. J’ai grandi dans ce qu’on appelait les HLM, la ZUP, c’était à Vernon, Beauvais, Orléans.  Je me souviens qu’habiter là, ce n’était pas la même chose qu’habiter au centre-ville ou dans un pavillon. Les gens de la ville fronçaient le nez. Plus tard, mes parents ont accédé à la propriété et acheté une maison dans un lotissement de la banlieue d’Orléans. Une autre banlieue, celle des espaces lotis autour d’anciens villages traditionnels. On traverses des voies rapides, des rocades, des centres commerciaux, de grands panneaux publicitaires barrent la vue mais par endroits on trouve des vieilles maisons, parfois des fermes, des serres, des fossés de ronces, de lilas et d’églantiers, des morceaux de bois et de champs, comme oubliés par l’aménageur. On est là suspendus, ni dans le centre, ni dans la banlieue ouvrière, une classe moyenne dont le sol aurait été dérobé. Quant à moi, je suis devenue cinéaste et transclasse – un concept que j’ai découvert chez la philosophe Chantal Jaquet -, je suis passée dans une autre classe sociale, je vis à Montreuil, dans une maison au centre-ville mais je sais d’où je viens.

Pour Chronique d’une banlieue ordinaire, mon premier film, mon frère Thierry travaillait à la lumière avec un metteur en scène de théâtre, Ahmed Madani, installé au Val Fourré, à Mantes-la-Jolie. Je suis allée les voir et j’ai découvert le projet d’Ahmed : représenter une pièce de théâtre avec comme fond de scène une tour murée du quartier. Je devais, comme apprentie cinéaste, filmer la pièce. Je me suis baladée dans la tour vide et j’ai eu la vision d’un autre film que je pourrais y tourner. Un film où des habitants de ces tours reviendraient sur les lieux de leur vies. Je voyais aussi mieux ce que j’avais, enfant, éprouvé de la poésie dans mon HLM, sa beauté, la lumière des ciels, la vue d’en haut, ce qu’on voit à travers le verre martelé des portes de salles à manger, les escaliers, les paliers, les découpes des fenêtres, les voisins, les bruits (etc.). Faire ce film a été aussi saisir l’occasion aussi de filmer cela pour moi. 

Chronique d'une banlieue ordinaire, de Dominique Cabrera. Iskra.

Dans Chronique d’une banlieue ordinaire et Une poste à La Courneuve, vous évitez complètement les postures idéologiques ou morales qui caractérisent beaucoup de films sur la banlieue. On y voit des personnes réelles, que vous ne faites jamais symboles ou des porte-paroles malgré eux. D’ailleurs, ce sont des films sur la parole, voire, sur la voix. Quel est le fil rouge de votre cinéma de banlieue ? 

Je ne les ai pas vus comme des films sur la banlieue. Je me sentais partie prenante des films pour les raisons que je viens d’évoquer. Je ne cherchais pas à éviter une posture ou une autre. Ce sont des films que j’ai réalisés les uns après les autres, parce que les sujets, les situations, les personnes  m’entraînaient, me touchaient au coeur et captivaient mon esprit. Pour Chronique d’une banlieue ordinaire, le fil que je suivais était à la fois universel et intime. Il fallait retrouver des habitants de ces tours et avec eux retrouver des sensations, des émotions, des réflexions, et les faire exister dans la mise en scène, dans la forme cinématographique. J’étais aussi habitée par l’idée de la réhabilitation ; réhabiliter dans un modeste film l’idée que les vies vécues dans ces lieux étaient dignes d’être racontées comme des grandes vies. C’était une époque et je ne crois pas que cela ait tellement changé, sauf peut-être avec Fatima de Philippe Faucon, où on représentait la vie des habitants des quartiers populaires principalement avec des ados perdus, héros violents et dévastés. C’est une réalité bien sûr, et filmer la jeunesse c’est magique, mais c’est comme si les adultes n’existaient tout simplement pas dans la représentation du cinéma « national » alors que moi je trouve leurs parcours héroïques. Je trouve que ne représenter que les jeunes des quartiers populaires c’est une violence symbolique qui s’ajoute à celle dont sont victimes les adultes dans  l’exploitation au travail et dans la relégation vécue au travers l’habitat. Ils sont niés, effacés, seule la beauté de la jeunesse a droit de cité et encore un droit minuscule. Le système ouvre la porte à la chair fraîche et la claque sur les doigts de ceux et surtout de celles qui ont vieilli. 

 

Dans Corniche Kennedy, dont l’action se déroule à Marseille, vous avez choisi une fois encore des acteurs amateurs. Vous êtes d’ailleurs coutumière des allers-retours entre cinéma documentaire et cinéma fiction. Pourquoi aimez-vous passer d’un genre à l’autre ? 

C’est la première fois dans l’un de mes films que les amateurs ont les rôles principaux. Dans Nadia et les hippopotames et dans  L’autre côté de la mer, ils avaient été les inspirateurs et ils tenaient des rôles secondaires . Dans Corniche Kennedy, je pouvais les mettre au centre. Passer du documentaire à la fiction comme vous le dites me fait penser au genre sexuel, à la bisexualité, à la nuit et au jour, à toutes les minutes que nous traversons qui sont des gouffres et des mines. Nous sommes multiples. La nuit, on n’est pas tout à fait celui ou celle qu’on est le jour. Il y a des moments pour l’amour, des moments pour les discours, des moments pour les dîners, des moments pour le travail, des moments pour les histoires, des moments pour les conversations, les rencontres. Dans l’amour même on fait des gestes dits féminins et des gestes dits masculins, dans les discours aussi, on adopte des postures masculines et féminines. L’identité, je la vois comme une sorte de mille-feuilles, un mille-feuilles en mouvement. Alors, un gâteau en mouvement, c’est de la fiction ou du documentaire ? Je plaisante. J’aime passer d’un genre à l’autre parce que je suis vivante et que je tâche de suivre ce que l’inspiration me dicte en tentant d’éviter les jugements. Parfois, je vais voir un sujet sous l’angle de la rencontre documentaire, parfois c’est l’affabulation, la légende, la fiction qui est la note majeure. Je déteste l’idée d’être assignée à résidence quelque part. Le vrai n’est nulle part, encore moins dans les origines. Je est un autre définitivement surprenant. 

Le monde du cinéma regarde la banlieue, mais celle-ci regarde aussi le cinéma. Il y a une culture du cinéma « Made in banlieue » portée par les salles art & essai, les cinémas municipaux, ceux qui mènent une vraie politique de programmation, exigeante et accueillante en même temps. Quels sont pour vous les hauts lieux de la cinéphilie de banlieue ? 

Dans le 93 où j’habite il y a une tradition d’éducation populaire organisée et soutenue par le département, la région et les villes, une tradition d’accueil des auteurs mais aussi du public dans les salles de cinéma. C’est un travail souterrain d’éducation à l’image et d’ouverture qui donne des résultats extraordinaires. On y a construit un public. Dans la salle, les spectateurs sont reliés entre eux par ce qu’ils ont vécu comme échanges mais aussi par les films, les émotions, les pensées qu’ils y ont traversées. C’est patent pour moi lors des traditionnels débats quand je me déplace avec mes films. Je vois comment le public populaire se sent légitime de parler d’égal à égal avec la cinéaste, de raisonner sur un film dans certaines villes et pas dans d’autres. Je vis maintenant à deux pas de la nouvelle salle du Méliès à Montreuil. J’ai participé aux soubresauts de sa naissance. Sa réussite actuelle est un bonheur. Les bons jours il y flotte comme un air d’utopie, une ambiance bon enfant, une bienveillance dont je me dis toujours que c’est un petit miracle qui doit être préservé et qui pourrait s’éteindre. Cette utopie est le résultat de beaucoup de travail et parfois de tensions. Elle n’est pas donnée. C’est un point de départ conquis de haute lutte et dont l’équilibre est toujours instable, comme la vie, en particulier celle où l’on invente. Rares sont les lieux où l’on peut voir dans le même espace des vieilles dames tricoter, des lycéens des quartiers populaires faire leurs devoirs et bavarder, des jeunes adultes attendre pour aller voir un film et des enfants courir partout. J’espère que les pouvoirs politiques sauront veiller à la poursuite de ce bonheur. 

Le nouveau Méliès à Montreuil / DR

 

« Hommage à l’oeuvre courte de Dominique Cabrera », dans la cadre du Festival Côté Court, séance hors les murs au Magic Cinema. Centre commercial Bobigny 2 (93), Samedi 10 juin de 20h à 23h. La cinéaste sera présente pour parler de son Oeuvre après la projection. Plus d’infos sur www.magic-cinema.fr et réservation au 01 83 74 56 73.

 

Coffret DVD « Il était une fois la banlieue« , 6 films de Dominique Cabrera :

 

Chronique d’une banlieue ordinaire1992, France, 56 minutes. Quelques mois avant la démolition de quatre tours au Val Fourré à Mantes-la-Jolie, Dominique Cabrera propose à d’anciens habitants de revenir sur leurs pas : ils racontent. 
 
Une poste à La Courneuve1994, France, 54 minutes. Quotidien d’un bureau de poste de La Courneuve. Dans ce quartier défavorisé, La Poste est le lieu où les habitants viennent d’abord toucher leurs allocations. 
 
J’ai droit à la parole1981, France, 30 minutes. À Colombes, dans une cité de transit pratiquant la gestion personnalisée, l’amicale des locataires participe à l’élaboration et au suivi du chantier de rénovation des espaces.
 
Un balcon au Val Fourré1990, France, 44 minutes. Dans la pénombre d’une salle de spectacle, des visages écoutent… Qu’est-ce qu’on entend ? Des voix, des cris, une femme pleure, un homme se souvient. Quelques lumières s’allument…
 
Réjane dans la tour1993, France, 15 minutes. Employée du Val Services, un organisme tourné vers la réinsertion professionnelle des habitants du quartier, Réjane fait le ménage dans l’une des tours de la cité du Val Fourré, à Mantes.
 
Rêves de ville1993, France, 26 minutes. Le jour de la destruction des tours au Val Fourré. La réalisatrice mêle les discours officiels, le spectacle de la démolition, l’émotion des habitants et les commentaires d’un jeune.
 
 
Il était une fois la banlieue, 25€ chez Documentaire sur grand écran